Une transsaharienne et une communauté énergétique euro-méditerranéenne pour concurrencer la Chine ?

lundi 9 mai 2022

Chronique stratégique du 9 mai 2022 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Dans une tribune publiée le 14 avril dans Le Monde Afrique, Jean-Louis Guigou, président fondateur de l’Institut français de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed), appelle à une « communauté énergétique euro-méditerranéenne » incluant un corridor de développement transsaharien reliant l’Algérie au Nigeria.

Penser en termes de communauté d’intérêts euro-méditerranéens

Une de 2014 de notre mensuel Nouvelle Solidarité (s’abonner)

Certains Français espèrent parfois qu’en se présentant comme les bons élèves d’un maître d’école pervers, on leur donnera la chance d’accomplir quelque chose d’utile pour le monde. C’est dans ce cadre qu’il faut examiner la proposition de Jean-Louis Guigou qui enjoint les Européens à saisir l’occasion qu’offre la guerre en Ukraine pour guérir l’Europe de son aveuglement. En effet, « la guerre en Ukraine demande une nouvelle stratégie politique, mais aussi économique et géographique », écrit-il dans sa tribune ; et si l’Europe veut réellement s’affranchir du gaz et du pétrole russes, elle ferait bien de commencer par construire des infrastructures en Afrique.

La clé pour cela, dit-il, sera de rétablir la confiance entre la France et l’Algérie en établissant une coopération sur le modèle de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) de 1952, qui a permis la France et l’Allemagne de se retrouver dans une politique de développement commune et a conduit à la naissance de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957. « Ils ont invité les autres pays européens à les rejoindre. Ce fut un succès », précise Guigou.

« Pourquoi ne pas imaginer mettre en place cette communauté euro-méditerranéenne de l’énergie qui associerait, sur le long terme, des pays producteurs et des pays consommateurs ? », demande-t-il. L’idée a déjà été évoquée en 2011, mais « dix ans plus tard, nous n’avons pas avancé. (…) Nous n’avons pas su nouer un partenariat stratégique entre les deux rives de la Méditerranée, fondé sur des coproductions et le partage de la valeur ajoutée. La guerre en Ukraine éclaire aujourd’hui les inconvénients lourds de l’absence d’une stratégie énergétique euro-méditerranéenne ».

Cette politique gagnant-gagnant serait basée sur l’énergie (hydrocarbures, solaire) en échange de denrées alimentaires (céréales, oléagineux), à livrer préférentiellement à l’Afrique du Nord, de l’Égypte au Maroc.

Dans cette perspective, l’Algérie, avec son riche potentiel d’énergies fossiles et solaire, sa position géographique de nœud pour un réseau de gazoducs entre l’Egypte, le Nigeria, le Sénégal et la Mauritanie et l’Europe à travers l’Italie et l’Espagne, peut devenir la ’pile électrique’ de l’Europe. Elle peut aussi ouvrir en profondeur le continent africain aux productions européennes grâce au projet de la route transsaharienne qui reliera les ports méditerranéens au Sahel et à l’Afrique profonde pour déboucher dans le golfe de Guinée.

La transaharienne

Comme l’explique l’auteur, l’Algérie travaille avec cinq autres pays africains sur la « transsaharienne », l’un des plus grands projets d’aménagement du territoire au monde (çonçu à la fin des années soixante !) : un corridor de 6 000 km reliant l’Algérie et le Nigeria, véritable épine dorsale combinant autoroutes, gazoducs, Internet et chemins de fer, reliant les ports méditerranéens (Tunisie et Algérie, dont un port en eaux profondes à Cherchell) au port de Lagos. « Traverser l’Afrique en six jours, alors qu’il faut trois semaines pour rejoindre Alger à Lagos par bateau, constituerait une économie considérable, un élan majeur pour relier ces pays, et l’Afrique à l’Europe ».

On comprendra, conclut Guigou, que les Européens doivent faire aux Africains une offre de partenariat aussi stratégique que celle des Chinois avec les ‘Nouvelles routes de la soie’. La Chine pourrait être le grand gagnant de la guerre en Ukraine, qui va diviser l’Europe pour longtemps et lui offrir l’économie russe. Faisons en sorte qu’elle ne gagne pas aussi en Afrique.

Le projet de la transsaharienne tourne actuellement au ralenti, principalement à cause du retrait des Chinois. Comme l’explique Guigou dans une interview sur la radio RFI, l’Europe, face aux conséquences de la guerre en Ukraine, avec la hausse du coût de l’énergie chez nous et la pénurie de céréales en Afrique, pourrait jouer un rôle pour faire accélérer les travaux. « Imaginez le troc possible ! Un contrat sur 20 ans entre l’Algérie qui importe toutes ces céréales et une Europe en demande de gaz et de pétrole ! L’Algérie regorge de matières premières utiles aux industries européennes. C’est vrai dans les secteurs de l’énergie et de l’automobile ».

Cet axe, Europe-Méditerranée-Afrique, est un axe clé pour le monde entier, ajoute-t-il. Mais nous, Européens, nous sommes voisins. Nous devons coopérer avec les Africains sur cette grande route Algérie-Nigeria. Vous savez, l’histoire nous a rapprochés, nous a éloignés… On s’aime, on se déteste mais, au final, on se comprend ! Ce genre de grands travaux peut en apporter la preuve.

A condition que ce projet marque une rupture avec la pensée géopolitique, on ne peut qu’approuver ! Car la crise actuelle de l’inflation énergétique et alimentaire ne pourra jamais être résolue dans les termes géopolitiques tels qu’ils sont posés, et qui sentent fort la vieille mentalité « ami-ennemi » de la guerre froide, mais dans les termes de ce que cette géopolitique a justement empêché depuis de nombreuses décennies : le développement économique mutuel entre nations souveraines, dans lequel « les transports sont comme la colonne vertébrale dans le corps humain », comme l’affirme Guigou tout en évitant de parler du nucléaire et de la remise en eau du Lac Tchad.

Enfin, cela implique également, comme l’exige S&P, — et malheureusement le sujet n’est pas évoqué — de rompre avec cette « occupation financière » qui nous plombe et nous empêche de nous projeter dans l’avenir.

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