Entretien avec l’économiste chinois Justin Yifu Lin

La science économique derrière l’Initiative Ceinture et Route

samedi 30 avril 2022, par Tribune Libre

Le professeur Justin Yifu Lin.

Hussein Askary est depuis longtemps un collaborateur de l’Institut Schiller de Mme Helga Zepp-LaRouche.

Aujourd’hui, en tant que vice-président de l’institut de la ceinture et la route en Suède (BRIX), Askary s’est entretenu fin mars avec Justin Yifu Lin, un économiste chinois de premier plan, dont les études et les méthodes de recherche sont uniques.

Il est doyen de l’Institut de la nouvelle économie structurelle, doyen de l’Institut de la coopération et du développement Sud-Sud et doyen honoraire de l’École du développement national de l’Université de Pékin. Le professeur Lin a été économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale de 2008 à 2012.

Son concept de « nouvelle économie structurelle » est une source très importante pour l’élaboration des politiques des pays en développement, ainsi qu’un outil précieux pour comprendre la logique qui sous-tend l’Initiative chinoise Ceinture et Route (ICR ou en anglais Belt & Road), mieux connue comme les Nouvelles Routes de la soie.

Hussein Askary : dans les grandes lignes, comment définiriez-vous l’ICR ?

Justin Lin : La Chine, puissance mondiale montante, a proposé l’ICR en 2013 comme cadre de coopération au développement, afin d’assumer sa responsabilité d’aider les autres pays en développement. Fondée sur l’expérience et la force de la Chine, cette initiative se concentre sur les infrastructures. Elle est accueillie avec enthousiasme autant par les pays en développement que par les institutions multilatérales de développement, car les infrastructures constituent le goulet d’étranglement de la croissance dans la plupart des pays en développement.

A travers une nouvelle « vision d’économie structurelle », apparaissent les raisons pour lesquelles la Chine a proposé l’ICR, ainsi que les opportunités sans précédent qu’elle offre aux pays partenaires pour réaliser leur industrialisation et leur modernisation.

Qu’est-ce qui a permis à la Chine de lancer l’ICR ?

Avant sa transition d’une économie socialiste planifiée à une économie de marché, la Chine était un pays pauvre et replié sur lui-même, avec un PIB annuel par habitant de 156 dollars US en 1978, soit même pas un tiers des 495 dollars en moyenne pour les pays d’Afrique subsaharienne. À l’époque, 84 % de la population chinoise vivait sous le seuil de pauvreté international de 1,25 dollar par jour.

Au cours des 43 dernières années qui se sont écoulées depuis, la Chine a enregistré un taux de croissance annuel moyen de 9,2 % pour le PIB et de 14,1 % pour l’import-export. Avec ces taux de croissance remarquables, le PIB de la Chine, mesuré au taux de change du marché, a dépassé celui du Japon en 2010, faisant d’elle la deuxième plus grande économie du monde. La valeur de ses exportations ayant aussi dépassé l’Allemagne cette même année, elle est devenue premier exportateur mondial. La Chine a dépassé les États-Unis en valeur totale d’import-export en 2013, ainsi qu’en taille économique totale, mesurée en parité de pouvoir d’achat, en 2014, faisant d’elle la plus grande nation commerciale et la plus grande économie du monde.

La Chine a sorti toute sa population de l’extrême pauvreté en 2020, soit 10 ans avant les autres nations, pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU visant à éliminer l’extrême pauvreté. En 2021, son PIB par habitant a atteint 12 551 dollars US, prêt à franchir le seuil des pays à haut revenu, soit 12 695 dollars. Dès lors, la part de la population mondiale vivant dans un pays à revenu élevé passera de 16 % à 34 %, un événement historique dans l’histoire de l’humanité.

Actuellement, la Chine est le premier partenaire commercial pour plus de 120 pays et le deuxième pour plus de 70 autres pays. Les réalisations de la Chine depuis la réforme et l’ouverture en 1978 sont sans précédent dans l’histoire économique mondiale.

C’est dans ce contexte que je voudrais présenter, du point de vue de la nouvelle économie structurelle, le raisonnement sous-jacent à la proposition chinoise d’Initiative Ceinture et Route, sa popularité et son impact probable sur le développement mondial.

Quel raisonnement la Chine a-t-elle suivi en proposant l’ICR ?

Après la Seconde Guerre mondiale, diverses institutions multilatérales de développement, dont la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et plusieurs banques régionales de développement, ont été créées dans le but de contribuer à la reconstruction économique d’après-guerre, d’éliminer la pauvreté et de réduire l’écart de revenus entre les pays en développement et les pays développés, autant d’objectifs considérés comme essentiels pour la stabilité sociale et politique ainsi que pour la paix dans le monde. Les pays développés ont également créé leurs propres institutions bilatérales de développement, telles que l’Agence américaine pour le développement international, le ministère britannique du Développement international et l’Agence française de développement, afin de mettre en œuvre leur propre programme de développement à l’étranger et de coordonner leurs projets avec ceux des institutions multilatérales de développement.

La Chine, en tant que puissance mondiale émergente, doit assumer la même responsabilité que les autres pays développés pour favoriser la croissance des autres pays en développement. Deux raisons principales poussent la Chine à proposer l’ICR en tant que nouvelle initiative de coopération au développement mondial :

  • Premièrement, la communauté internationale attend de la Chine qu’elle prenne sa part de responsabilités dans le développement mondial, proportionnelle à son poids dans l’économie mondiale. En 2009, le président chinois Hu Jintao a conclu un accord avec le président Obama, lors du sommet du G20, afin d’augmenter la contribution financière de la Chine et ses droits de vote au sein de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Cependant, le Congrès des États-Unis s’y est opposé, frustrant la Chine de son intention d’accroître son rôle dans les institutions multilatérales de développement existantes.
  • Deuxièmement, et sans doute plus important encore, depuis les années 1960, plus de 4600 milliards de dollars (en dollars constants de 2007) ont été offerts aux pays en développement au titre de l’Aide publique au développement brute, aides bilatérale et multilatérale comprises. Malgré ces généreux soutiens financiers, les résultats se sont avérés décevants. Jusqu’à présent, depuis la Seconde Guerre mondiale, seules deux économies à faible revenu, la Corée du Sud et Taïwan (en Chine), ont réussi à devenir des économies à revenu élevé. La Chine continentale sera probablement la troisième vers 2025. Parmi les 101 économies à revenu intermédiaire en 1960, seules 13 ont pu surmonter le piège du revenu intermédiaire pour devenir des économies à revenu élevé en 2008. La plupart des pays en développement ont été piégés dans la pauvreté ou le statut de pays à revenu intermédiaire, et l’aide au développement, combinant argent, conseils et conditions de la part des nations riches, ne parvient pas à atteindre l’objectif visé consistant à soutenir un développement durable dans les pays en développement. Si l’aide de la Chine suivait la même approche que celle adoptée par les institutions mondiales de développement existantes, les résultats ne devraient pas être différents.

Quelle approche la Chine a-t-elle donc adoptée, différente de celle de ces institutions internationales ?

Le développement économique moderne est un processus de transformation structurelle continue, comprenant la mise à niveau des industries de l’agriculture traditionnelle vers l’industrie manufacturière, puis vers les services, afin d’augmenter la productivité et les revenus. Dans ce processus, infrastructures et institutions doivent être améliorées en fonction des besoins des industries, afin de rendre possible l’application de technologies spécifiques et de réduire les coûts de transaction liés à l’organisation de la production et aux échanges commerciaux.

Un pays en développement a le potentiel de croître plus rapidement que les pays développés, en raison des avantages liés à son retard. En utilisant l’aide au développement pour éliminer les goulets d’étranglement de la transformation structurelle du pays, celui-ci devrait être en mesure d’exploiter le potentiel des avantages de son retard, d’éliminer la pauvreté et de rattraper les pays développés. Mais si l’aide au développement n’est pas utilisée de cette manière, même l’aide la mieux intentionnée restera inefficace.

Dans son discours d’ouverture du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) en 2015, le président Xi Jinping a évoqué « les goulets d’étranglement » du développement qui doivent être dépassés pour que l’Afrique puisse s’industrialiser et éliminer la pauvreté. Il en a mentionné trois : 1) la pénurie de capitaux ;2) le manque d’infrastructures, et 3) le manque de main-d’œuvre qualifiée. Quel est le principal goulet d’étranglement pour la transformation structurelle des pays en développement ?

Selon le concept de nouvelle économie structurelle, tout pays en développement peut connaître une croissance dynamique, à deux conditions :

  1. que les entreprises du pays développent leurs industries en fonction des avantages comparatifs de ce pays, déterminés par la structure de dotations du pays, afin que leur facteur de coûts de production soit compétitif sur les marchés nationaux et internationaux ;
  2. que l’État joue un rôle de facilitateur pour aider ses entreprises à surmonter les goulets d’étranglement dans les infrastructures matérielles et immatérielles, réduisant ainsi les coûts de transaction de leurs activités de telle sorte que leurs coûts totaux, comprenant les facteurs coûts et les facteurs de transaction, soient faibles et compétitifs sur les marchés nationaux et internationaux.

De ce point de vue, quel que soit son stade de développement, un pays possède des avantages comparatifs dans certaines industries.

L’échec du développement d’un pays est bien souvent dû aux goulets d’étranglement des infrastructures matérielles et immatérielles, car les avantages comparatifs du pays restent à l’état latent et ses entreprises ne parviennent pas à être compétitives sur les marchés nationaux et internationaux. Les goulets d’étranglement des infrastructures sont observables lors du moindre déplacement dans les pays en développement, et les avantages des investissements dans les infrastructures sont particulièrement évidents lorsqu’on examine l’expérience de développement de la Chine.

Au cours de sa transition vers une économie de marché entre 1978 et 2020, la Chine a étendu son réseau ferroviaire de 48 600 km à 146 300 km, son réseau routier de 890 200 km à 5 198 100 km et son réseau de voies rapides de 100 km en 1988 à 161 000 km en 2020. Le revenu réel global de la Chine en 2007 aurait été inférieur d’environ 6 % si le réseau de voies rapides n’avait pas été construit, passant de 4800 km en 1998 à 41 000 km en 2005.

La plupart des aides fournies par les institutions multilatérales et bilatérales de développement ont été utilisées, dans les pays bénéficiaires, à des fins humanitaires, telles que la santé et l’éducation, et pour améliorer la gouvernance, comme la transparence, le droit, la démocratie et l’environnement de travail. Ces projets tombent, en règle générale, dans la catégorie des infrastructures immatérielles. Le goulet d’étranglement des infrastructures matérielles reste cependant le principal obstacle au développement.

Quels sont les besoins estimés des pays en développement d’Asie et d’Afrique en termes d’infrastructures ?

Les besoins en investissements dans les infrastructures sont énormes. Selon les estimations de la Banque asiatique de développement, entre 2016 et 2030, les pays en développement d’Asie ont besoin d’investir 26 000 milliards de dollars dans les infrastructures, car le déficit d’infrastructures représente en moyenne 2,4 % du PIB sur la période 2016-2020. Selon les estimations de la Banque africaine de développement (BAfD), les besoins en infrastructures du continent s’élèvent entre 130 et 170 milliards de dollars par an, avec un déficit annuel de financement compris entre 67,6 et 107,5 milliards de dollars. La Banque interaméricaine de développement calcule un déficit d’infrastructures de 150 milliards de dollars par an en Amérique latine et dans les Caraïbes.

Si l’aide au développement est utilisée pour éliminer les goulets d’étranglement en matière d’infrastructures, les pays bénéficiaires devraient pouvoir connaître une croissance dynamique, comme le suggère la devise chinoise : « Pour qu’un pays s’enrichisse, il faut d’abord construire des routes. »

Le plus grand projet d’infrastructure de l’histoire.

Comment la Chine contribue-t-elle à combler ce manque d’infrastructures ?

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Fort de l’expérience de la Chine et de son engagement en faveur du développement mondial, le président Xi Jinping a proposé l’initiative « Ceinture économique de la Route de la soie » lors d’une visite au Kazakhstan en septembre 2013.

En octobre de la même année, il a proposé l’initiative « Route maritime de la soie du XXIe siècle », lors d’une réunion de l’ASEAN en Indonésie.

Ces deux initiatives constituent la colonne vertébrale de l’ICR. L’ICR entend établir un nouveau cadre de coopération pour le développement mondial, en utilisant l’investissement dans les infrastructures comme vecteur pour « la communication politique, la connectivité routière, le commerce sans entrave, la circulation monétaire et la construction de l’amitié », afin de réaliser « une communauté d’intérêt, de destin et de responsabilité communs. »

Parallèlement à l’ICR, la Chine a proposé en 2013 de créer la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), en tant que nouvelle institution multilatérale de développement ayant pour mandat de financer des projets d’infrastructures en Asie et au-delà.

Avec l’apparition de nouveaux défis et de nouvelles opportunités depuis sa conception en 2013, un certain nombre de nouvelles initiatives ont été proposées, engageant de nouveaux efforts dans les secteurs de la santé, de l’écologie, du numérique et de l’hygiène, en plus du but initial d’interconnexions des infrastructures.

Malgré la couverture médiatique négative de l’ICR et les critiques des institutions et groupes de réflexion occidentaux, le nombre de nations et d’organisations qui y adhèrent ne cesse d’augmenter. Quel est le secret de cet attrait pour l’ICR ?

L’ICR a été chaleureusement accueillie dans le monde entier depuis sa création en 2013. En janvier 2022, 147 pays et 32 organisations internationales ont signé des accords de coopération avec la Chine. À sa création en 2013, la BAII comptait 57 pays fondateurs issus des cinq continents, dont les principaux pays développés (à l’exception des États-Unis, du Japon et du Canada) et la plupart des pays d’Asie et d’Europe. Actuellement, le nombre de pays membres de la BAII est passé à 104 pays, ce qui en fait la deuxième plus grande institution multilatérale de développement, après la Banque mondiale. La popularité de l’ICR s’explique par trois raisons :

  • Premièrement, la Chine dispose d’avantages comparatifs dans l’exécution de projets d’infrastructures, obtenus grâce à ses nombreux investissements dans ce domaine au cours des dernières décennies. Elle produit chaque année, plus de la moitié du ciment, de l’acier et des autres matériaux de construction au niveau mondial. Les entreprises chinoises de génie civil sont parmi les plus compétitives au monde. La Chine s’avère crédible dans la promotion et l’aide aux projets d’infrastructures dans d’autres pays.
  • Deuxièmement, la Chine dispose d’une épargne importante, environ 45 % de son PIB annuel, et de réserves de change supérieures à 3000 milliards de dollars. Elle dispose donc de fonds suffisants pour contribuer aux projets d’infrastructures dans les pays partenaires de l’ICR. Ces projets sont bien accueillis par les pays en développement qui connaissent des goulets d’étranglement en matière d’infrastructures.
  • Troisièmement, la Chine a l’avantage d’aider à la transformation structurelle des pays participant à l’ICR. Le développement dynamique des industries à forte intensité de main-d’œuvre, après la réforme et l’ouverture de 1978, a fait de la Chine l’usine du monde et le plus grand exportateur. Avec la hausse constante des salaires et l’accumulation rapide du capital, qui entraînent un changement des avantages comparatifs en Chine, ces industries doivent être délocalisées vers d’autres pays en développement où le niveau des salaires est inférieur à celui de la Chine. La plupart des pays situés le long des itinéraires de l’ICR sont des pays à revenu moyen ou faible, donc des destinations idéales pour la délocalisation des industries chinoises à forte intensité de main-d’œuvre. Les projets d’infrastructures de l’ICR offrent à ces pays l’opportunité d’accueillir ces industries chinoises.

L’expérience acquise depuis la Seconde Guerre mondiale montre qu’un pays en développement qui saisit l’occasion offerte par la délocalisation internationale des industries à forte intensité de main-d’œuvre, connaît une croissance dynamique pendant vingt ans ou plus, ce qui lui permet de se débarrasser de la pauvreté et de devenir un pays à revenu intermédiaire, voire à revenu élevé. Dans les années 1960, lorsque le Japon a commencé à transférer ses industries à forte intensité de main-d’œuvre à l’étranger, son industrie manufacturière employait 9,7 millions de personnes.

Dans les années 1980, lorsque les quatre tigres asiatiques sont passés par la même étape, l’industrie manufacturière employait 2,3 millions de personnes en Corée du Sud, 1,5 million à Taïwan, moins de 1 million à Hong Kong et 0,5 million à Singapour.

À une autre échelle, en 2010, la Chine employait 125 millions de personnes dans l’industrie manufacturière, dont 85 millions dans l’industrie à forte intensité de main-d’œuvre, ce qui signifie que tous les pays partenaires de l’ICR ont de nombreuses possibilités de réaliser simultanément leur industrialisation et leur modernisation.

En 2018, le nombre d’employés dans l’industrie manufacturière a cependant chuté à 121 millions et celui dans les industries à forte intensité de main-d’œuvre autour de 80 millions, d’après les données économiques de la Chine au dernier trimestre 2018.

Quel est l’impact probable de l’ICR sur le développement mondial ?

Le fonctionnement des entreprises modernes repose essentiellement sur les infrastructures. Le manque d’infrastructures rend non seulement les entreprises moins compétitives, mais les empêche également de lancer nombre d’affaires prometteuses.

Ce phénomène touche particulièrement l’Afrique subsaharienne, à l’exception de l’Afrique du Sud, où la consommation moyenne d’électricité par habitant n’est que de 124 kilowattheures par an, ce qui suffit à peine pour alimenter une ampoule six heures par jour. L’électricité étant rare, elle est également coûteuse. Selon les enquêtes réalisées pour la Banque mondiale en 2000-2004, intitulées « Evaluations du climat de l’investissement », les entreprises du Bénin, du Burkina Faso, de Gambie, de Madagascar, du Mozambique, du Niger et du Sénégal dépensent plus de 10 % de leurs coûts totaux en énergie, alors que pour les entreprises chinoises, le coût de l’énergie ne représente que 3 % des coûts totaux.

Pour les entreprises tanzaniennes de taille moyenne, les pertes dues aux pannes de courant représentent à elles seules l’équivalent de 10 % de leurs ventes, alors que pour les chinoises, ce n’est que 1 %. En outre, en raison du mauvais état des routes et installations portuaires, beaucoup d’Africains subsahariens n’ont pas accès aux marchés nationaux et mondiaux.

De nombreux pays d’Afrique subsaharienne sont enclavés, avec environ deux tiers de leur population vivant dans des zones rurales où la densité routière est la plus faible au monde. Il n’est donc pas surprenant que les coûts de transport en Afrique subsaharienne soient élevés, représentant environ 16 % des coûts indirects pour leurs entreprises. Les investissements dans les infrastructures devraient être l’une des premières priorités pour les pays en développement.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises le concept de « nouvelle économie structurelle ». De quoi s’agit-il ?

La nouvelle économie structurelle propose d’utiliser l’approche néoclassique pour étudier les déterminants et les impacts de la structure économique, ainsi que son évolution dans le processus de développement économique d’un pays. Elle soutient que la structure de production (industrielle et technologique), l’infrastructure et la superstructure d’une économie sont toutes définies par la structure de dotation de l’économie, qui est spécifique à chaque instant et donc modifiable dans le temps. Elle soutient aussi que la meilleure façon de développer une économie est de faire évoluer sa structure de production en fonction de ses avantages comparatifs, déterminés par sa structure de dotation, et d’améliorer l’infrastructure et la superstructure en fonction des besoins de sa structure de production. Enfin, elle soutient qu’un marché efficace et un État facilitateur sont deux institutions fondamentales pour que la transformation structurelle se fasse en douceur.

Pour la nouvelle économie structurelle, le développement économique moderne est un processus de transformation structurelle, caractérisé par une innovation technologique continue, une mise à niveau industrielle et une amélioration des infrastructures matérielles et immatérielles.

La créativité humaine est la clé du progrès. Car l’humanité ne progresse pas par petits pas mais par sauts de grenouilles (leapfrogging), c’est-à-dire par des sauts qualitatifs permettant de surmonter l’épuisement des ressources d’une technologie donnée (graphique Karel Vereycken, S&P).

Au stade de développement pré-moderne, un pays compte souvent plus de 85 % de sa population vivant en zone rurale et pratiquant l’agriculture. À ce stade agraire, la production, s’appuyant essentiellement sur la pluviométrie, est destinée à l’autoconsommation. Lorsque la structure évolue vers l’industrie manufacturière moderne, l’électricité devient essentielle à la production et les producteurs produisent alors en masse pour de larges marchés, plutôt que pour leur propre consommation. À mesure que le marché s’élargit, les producteurs ont besoin de routes et de ports pour vendre leurs produits sur les marchés nationaux et internationaux.

En particulier, l’internet et la technologie numérique permettent à de petites entreprises, situées dans des villages reculés, de produire pour le marché mondial, et à des travailleurs d’un pays en développement d’effectuer des tâches d’arrière-guichet pour des entreprises de pays développés, à condition qu’une infrastructure de télécommunications appropriée soit disponible. En outre, avec le changement climatique et les catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes, des infrastructures adéquates sont plus que jamais nécessaires pour soutenir le développement durable, en renforçant la capacité d’adaptation et d’atténuation des pays face aux chocs naturels.

La construction d’infrastructures est donc une pierre angulaire de l’ICR ?

Les investissements dans les infrastructures ont un impact important et positif sur le soutien de la croissance dans les pays en développement. Les estimations montrent que la croissance annuelle des pays en développement entre 2001 et 2005 a augmenté, grâce à l’amélioration des infrastructures, en moyenne de 1,6 % par rapport à la période 1991-1995. C’est en Asie du Sud que cet effet a été le plus important, estimé à 2,7 % par an.

Infographie: La Chine à la conquête de l'Afrique | Statista Vous trouverez plus d’infographie sur Statista

Si les pays à faible revenu d’Afrique subsaharienne disposaient du même niveau d’infrastructures que l’Indonésie, leur taux de croissance augmenterait de 1,7 % par an.

Si les pays africains investissaient pour réduire l’écart d’infrastructures entre leur niveau et le niveau moyen au Pakistan ou en Inde, les pays à faible revenu d’Afrique centrale gagneraient 2,2 % de croissance annuelle, et 1,6 % pour les pays d’Afrique de l’Est et de l’Ouest. De même, si les pays d’Amérique latine atteignaient le niveau d’infrastructures moyen des pays à revenu intermédiaire (exception faite des Caraïbes) comme la Turquie, ils bénéficieraient d’une augmentation d’environ 2 % de croissance par an.

Les déficits d’infrastructures dans les pays en développement freinent non seulement le développement, mais affectent également les moyens de subsistance de millions de personnes. En Afrique subsaharienne, 46 % des habitants n’avaient pas accès à l’électricité en 2019, et seul un tiers des ménages ruraux africains avaient accès à une route praticable par tous les temps en 2006. Les lacunes en matière d’infrastructures influencent également les résultats en termes de santé et d’éducation.

Au Maroc, la construction de routes praticables par tous les temps a fait passer le taux de fréquentation scolaire des filles de 28 à 68 % entre 1985 et 1995. L’amélioration des routes a également permis de faciliter, dans les zones rurales, l’accès au gaz butane pour la cuisine et le chauffage, source d’importants gains de bien-être pour les femmes. Et l’infrastructure routière a aussi influencé les indicateurs de santé, par exemple en doublant le nombre de visites dans les hôpitaux et les centres de santé. D’autres études ont démontré que l’amélioration de l’assainissement et de l’approvisionnement en eau peut réduire considérablement la morbidité diarrhéique qui, chaque année, selon l’Organisation mondiale de la santé, cause la mort de 1,8 million de personnes. Les investissements dans les infrastructures sont donc la clé pour la réalisation de nombreux objectifs de développement durable (ODD).

Quels avantages les pays développés tireront-ils de la construction d’infrastructures modernes dans les pays en développement ?

Les économies avancées bénéficient effectivement des investissements dans les infrastructures des pays en développement. La construction de projets d’infrastructures, tels que des centrales électriques ou des ports dans les pays en développement, nécessite des biens d’équipement qui proviennent à 70 % des pays à revenu élevé. Des études ont également démontré que les investissements en infrastructures augmentent le commerce aussi bien dans les pays en développement que dans les pays avancés. J’ai démontré, en utilisant les données WITS/Comtrade (World Integrated Trade Solution) de la Banque mondiale et les statistiques du commerce international des Nations unies, que chaque dollar investi dans les pays en développement s’accompagne d’une augmentation de 0,5 dollar des importations dans ces pays et d’une augmentation de 0,35 dollar des exportations des pays à haut revenu.

L’ensemble du déficit d’infrastructures (l’écart entre les ressources allouées et les besoins de financement estimés) pour les pays en développement dépasse 500 milliards de dollars US par an. Sur la base de ces estimations, j’ai calculé que le comblement de ce déficit correspondrait à une augmentation de la demande d’importations de biens d’équipement de l’ordre de 250 milliards de dollars US par an, dont environ 175 milliards proviendraient des pays à revenu élevé, soit environ 7 % du total de leurs exportations de biens d’équipement en 2010. En résumé : l’augmentation des investissements dans les infrastructures des pays en développement proposée par l’ICR pourrait soutenir un cycle vertueux et auto-renforcé, et augmenter la croissance et le bien-être autant dans les pays en développement que dans les pays développés.

Existe-t-il des estimations concrètes de l’impact de l’amélioration de la connectivité, dans les pays de l’ICR, sur le commerce et la croissance économique ?

Selon l’évaluation réalisée en 2019 par la Banque mondiale, les projets de transport de l’ICR pourraient réduire de 12 % les temps de trajet le long des corridors économiques, augmenter les échanges commerciaux entre 2,7 % et 9,7 %, accroître les revenus jusqu’à 3,4 % et sortir 7,6 millions de personnes de l’extrême pauvreté dans les pays participants, si les projets sont menés à bien et si les pays participants adoptent les réformes nécessaires pour accroître la transparence, développer le commerce, améliorer la viabilité de la dette et atténuer les risques environnementaux, sociaux et de corruption.

La Route de la soie numérique, lancée par la Chine en 2017 avec l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Laos, la Serbie, la Thaïlande, la Turquie et les Émirats arabes unis pour exploiter les possibilités offertes par l’ère numérique, devrait avoir des impacts sur la réduction des coûts de transaction et l’élargissement du marché, avec des opportunités d’emploi similaires à la connectivité routière. Pour mettre en œuvre cette initiative, la Chine et 22 pays partenaires ont construit conjointement la plateforme « Commerce électronique de la Route de la soie ». En 2019, le montant total des importations et exportations transfrontalières de commerce électronique entre la Chine et les pays participants a augmenté de 87,9 %, selon un rapport du Conseil consultatif du Forum ceinture et route, paru en 2021. Des contributions similaires, en vue d’autres réalisations liées aux ODD, peuvent être attendues de la Route de la soie de la santé, de la Route de la soie verte et de la Route de la soie propre.

Que voudriez-vous dire de l’ICR, en conclusion ?

Le dossier de l’Institut Schiller (disponible en français, anglais, arabe, chinois, etc.)

La plupart des pays du monde ont réagi avec enthousiasme à l’ICR de la Chine. Cette initiative va dans le sens de sa responsabilité en tant que puissance mondiale émergente, et elle est susceptible d’apporter aux pays partenaires des opportunités sans précédent pour atteindre leur objectif d’industrialisation et de modernisation.

L’ICR est une initiative chinoise qui repose essentiellement sur des relations bilatérales, car ses projets doivent être acceptés par les pays partenaires. Certains doivent être convenus avec de nombreux pays. Par exemple, le chemin de fer Chine-Europe, de Chongqing en Chine à Duisburg en Allemagne, traverse de nombreux pays. Il est certain que tous les pays situés le long de cette route doivent parvenir à un accord. Si les projets de l’ICR sont bien conçus et mis en œuvre, ils auront un bon rendement économique. Sans cette initiative, de nombreux projets d’infrastructures risquent de ne jamais être construits ou de mettre un siècle à se réaliser. Grâce à cette nouvelle initiative, on peut s’attendre à un développement plus rapide des infrastructures dans de nombreux pays partenaires, à l’exemple de la voie ferrée reliant Chongqing à Duisbourg, inaugurée en 2011.

L’ICR n’a pas encore dix ans, ce n’est qu’un début. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour comprendre comment elle va évoluer, comment financer et mettre en œuvre ses projets ambitieux de manière écologique et propre dans des pays aux environnements juridiques différents, et quelles opportunités elle va générer pour les entreprises locales et internationales. Dans l’ensemble, par sa coopération bilatérale et multilatérale au développement, l’ICR devrait contribuer à une croissance plus rapide dans les pays en développement, à l’élargissement des opportunités commerciales pour les entreprises et à la création d’emplois et de revenus pour les populations des pays partenaires et du monde entier.

Hussein Askary : permettez-moi de vous remercier, professeur, au nom de BRIX et de nos lecteurs, pour nous avoir fourni ces précieuses connaissances et analyses de l’ICR.

De plus amples informations sur les travaux économiques du professeur Justin Yifu Lin sont disponibles sur JSTOR