« Dette odieuse » : l’Argentine retourne au combat !

mardi 25 février 2020

Chronique stratégique du 25 février 2020 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

20 ans après le combat du péroniste Nestor Kirchner, l’Argentine engage de nouveau le bras de fer contre le FMI et les « fonds vautours », pour se libérer de la dette « odieuse ». Un effet miroir pour nous en Europe, où nos gouvernements pratiquent, via l’Union européenne, la même politique d’austérité budgétaire destructrice préconisée par le FMI.

Depuis le 10 décembre 2019, les « péronistes », qui ont mené historiquement la résistance contre le néocolonialisme financier, sont revenus au pouvoir en Argentine, avec le nouveau président Alberto Fernández. Il s’agit de l’ancien chef de cabinet du Président Nestor Kirchner et ensuite de sa femme, Cristina Fernández de Kirchner, qui revient aujourd’hui comme vice-présidente.

Très vite, la bataille s’est ouverte sur le remboursement de la dette publique argentine, aujourd’hui estimée à plus de 311 milliards de dollars (dont 44 milliards de dollars au FMI), soit plus de 90 % du PIB. Cette situation calamiteuse résulte de la politique du président précédent, le néolibéral Mauricio Macri, qui a plongé de nouveau la seconde économie du continent sud-américain dans une grave crise économique et sociale.

La dette odieuse et les fonds vautours

Vingt ans après la pire crise économique de son histoire, on croyait l’Argentine débarrassée de sa dette et des « fonds vautours » qui l’encerclent de nouveau ; son retour en 2017 sur les marchés, censé être un gage de bonne santé économique, avait même été plébiscité par l’ensemble du monde libéral. Pourtant, le même engrenage s’est enclenché sous la présidence Macri.

Dès son arrivée au pouvoir en 2015, le chouchou des marchés a livré l’Argentine aux « fonds vautours ». [1] Ces fonds spéculatifs, dont les plus importants sont BlackRock Inc. et Fidelity Investments, détiennent 7 % de la dette argentine ; en 2003, ils avaient refusé le plan de restructuration négocié par le gouvernement Kirchner, qui a résisté pendant douze ans à leurs tentatives d’obtenir leur livre de chair. Macri, lui, a accepté toutes les demandes d’une justice américaine donnant raison aux fonds vautours, leur permettant d’empocher 4,6 milliards de dollars, soit un bénéfice de 300 % ! Puis il a emprunté massivement sur les marchés financiers (dont un emprunt sur 100 ans avec des taux d’intérêts de 7,25 % par an) en promettant que les recettes néolibérales – privatisations, austérité budgétaire, dérégulations, etc – allaient rapidement rendre le pays attractif (le ruissellement si cher à notre président...).

En 2018, la récession s’est de nouveau abattue sur l’Argentine. En catastrophe, Macri a fait appel au FMI, qui lui a consenti un prêt de 57 milliards de dollars, le plus important de l’histoire du Fonds, après celui de 30 milliards à la Grèce en 2010 ; Ce prêt a été contracté en violation totale des statuts du FMI, comme l’a dénoncé Kristina Fernandez de Kirchner, puisqu’il n’a servi qu’à encourager la fuite des capitaux (27 milliards de dollars en 2019 et 88 milliards sur l’ensemble du mandat de Macri) et les opérations spéculatives. [2]

Il s’agit donc bien d’une « dette odieuse », c’est-à-dire une dette contractée par des dirigeants contre l’intérêt du peuple. En deux ans, tandis que la dette a augmenté de 52 % à 88 % du PIB, la production, l’emploi et les exportations se sont effondrés dramatiquement, l’inflation s’est envolé à 53 % et la pauvreté est passée de 27 % à 40 % de la population. La famine frappe les populations indigènes du Chaco, dans le Nord du pays, où huit enfants Wichi sont morts de dénutrition fin janvier. « Nous ne pouvons pas payer », a martelé le ministre du Développement social Daniel Arroyo alors qu’il évoquait cette tragédie devant les délégués du FMI se trouvant à Buenos Aires le 12 février, faisant écho aux paroles prononcées en 2003 par Nestor Kirchner lorsqu’il avait dit non aux créanciers : « Les morts ne paient pas les dettes ! »

Le gouvernement Fernández-Kirchner à l’offensive

Le 12 février, une délégation du FMI à débarqué à Buenos Aires pour une semaine de négociations. Dans le même temps, BlackRock et Fidelity ont formé un cartel des créanciers de l’Argentine afin de forcer le pays à rembourser sa dette au prix fort.

Face à cela, le nouveau gouvernement argentin est déterminé à se battre. Du fait des expériences passées, la population est consciente du rôle néfaste du FMI et des fonds vautours, et le sujet de la dette a occupé le centre des débats électoraux (on ne peut pas en dire autant en France). « Nous ne laisserons pas des fonds d’investissements étrangers définir les lignes directrices de notre politique macroéconomique », a déclaré le 12 février le ministre argentin des Finances Martín Guzmán. Sans donner les détails du plan envisagé par le gouvernement, le ministre a réaffirmé son refus catégorique des compressions budgétaires demandées par le FMI. « Il n’y a pas de pire option que l’austérité en période de récession » , a-t-il lancé.

Cependant, Fernández et Kirchner savent qu’ils ne peuvent pas se lancer dans une attaque frontale contre les créanciers. Début février, le nouveau président s’est rendu en Europe afin d’obtenir le soutien des gouvernements dans ses négociations avec le FMI, auprès duquel il compte obtenir un prolongement de deux ans des délais de remboursement, afin de relancer l’économie réelle argentine. Il a obtenu le soutien de la chancelière allemande et du président français. Emmanuel Macron, qui impose justement aux Français le type de politique d’austérité suicidaire préconisée par le FMI, a apporté son soutien à demi-mot, sans pavaner, et sans que les médias n’en fassent grand cas. Sa proximité avec le dirigeant de BlackRock, Larry Fink, y serait-elle également pour quelque chose ? Macron aime l’Argentine, mais « en même temps » BlackRock, le « fond vautour » qu’il a recruté à son plan de verdissement de la finance mondiale !

La doctrine Drago pour en finir avec le néocolonialisme

La situation de l’Argentine, loin d’être une anomalie, est une illustration du problème global, qui provient de la mise en place dans les années 1970 d’un système de pillage financier, une nouvelle forme de colonialisme se cachant derrière le masque du « libéralisme ». Par-delà les institutions de Bretton Woods, une finance prédatrice s’est érigée en pouvoir mondial, cherchant à se substituer aux gouvernements, et utilisant pour cela le chantage de la dette. Aujourd’hui, 40 % des pays en développement sont en proie à une crise similaire de la dette, en premier lieu (le territoire américain) Porto Rico, le Salvador ou encore la Zambie.

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Les pays industrialisés, qui se sont vu privés de leur souveraineté monétaire – grâce à la collaboration de leurs gouvernements successifs —, ont été progressivement soumis au même régime.

Cet impérialisme est inacceptable au XXIe siècle. Conscient de cela, le Pape François a tenu le 5 février une réunion au Vatican en présence des dirigeants du FMI et de la Banque mondiale, de plusieurs lauréats du prix Nobel de l’Économie, ainsi que du ministre argentin des Finances Martin Guzmán. Rappelons que François est argentin, et qu’il a dénoncé à plusieurs reprises le fait que « cette économie tue » ; depuis son arrivée, les termes de « fonds vautours » ont été intégrés dans le vocabulaire de l’église catholique.

Au-delà du Pape, l’Argentine et le continent sud-américain ont un long passé de lutte contre l’impérialisme financier. En 1860, le président mexicain Benito Juarez refusa les termes du remboursement d’une dette illégitime héritée par ses prédécesseurs auprès des empires coloniaux français, anglais et espagnol. Rappelons d’ailleurs que c’est la France qui convainquit la Grande-Bretagne et l’Espagne de mener une expédition militaire pour forcer le gouvernement Juarez à payer.

Quarante ans plus tard, le ministre argentin des Affaires étrangères Luis María Drago, s’inspirant de Juarez, força les créanciers du pays à faire leurs recours devant les tribunaux du pays débiteur et non pas devant ceux du pays créancier. En 1902, il définit la « doctrine Drago », principe selon lequel aucun créditeur ne peut collecter une dette au dépens de l’existence, de la souveraineté et de l’indépendance d’un pays. Du coup, le crédit et la dette ne sont plus qu’un aspect d’un développement mutuel librement consenti et au service d’un bien-être futur.

En 1982, tandis que la Grande-Bretagne menait une guerre néocoloniale contre l’Argentine pour garder le contrôle des îles Malouines, l’économiste américain Lyndon LaRouche publia un document intitulé « Opération Juarez », suite à sa rencontre avec le président mexicain Lopez Portillo. Le Mexique était alors aux prises avec une désastreuse crise de la dette, et subissait de terribles pressions de la part de la communauté financière internationale. Suivant les conseils de LaRouche, Portillo adopta en août-septembre 1982 une série de décrets présidentiels comprenant un moratoire sur la dette et des contrôles de capitaux ainsi que la nationalisation de certaines banques. Ajoutons que LaRouche rencontra le président argentin Raul Alfonsin en juin 1984 pour amener l’Argentine à soutenir cette démarche.

Aujourd’hui, il ne faut pas compter sur le Pape, et encore moins sur Macron, pour libérer l’Argentine de la dette odieuse. C’est à nous, citoyens européens, qu’il revient de sortir de la « vallée des paumés » et de nous battre contre cette finance criminelle.

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[1Les fonds vautours, ou « créanciers procéduriers », comme on les désigne dans le langage des institutions financières internationales, sont des fonds hyper-spéculatifs spécialisés dans l’exploitation des voies judiciaires pour engranger d’énormes profits (300 à 3000 %). Ils rachètent des titres de dette publique à bas prix sur le marché secondaire, en vue d’entamer une procédure de poursuites judiciaires afin d’obtenir le remboursement de la totalité de la dette à la valeur nominale.

[2L’Article IV du FMI stipule qu’aucun pays ne peut utiliser l’argent pour une fuite systématique des capitaux.