La fin du « modèle allemand »

mercredi 28 août 2019

Chronique stratégique du 28 août 2019 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

L’annonce officielle du recul de 0,1 % du PIB allemand au deuxième trimestre a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le pays des merveilles des « ordolibéraux ». Le « modèle allemand » a du plomb dans l’aile. Les dirigeants français, qui ne jurent que par la réduction des déficits publics et par la « compétitivité » de la France, feraient bien de redescendre sur terre s’ils ne veulent pas connaître le même destin.

Mirages et réalité

Parmi les illusionnés en chef, Bruno Le Maire. Bien que l’industrie française poursuive sa lente décomposition, que les infrastructures (routes, ponts, voies ferrées, etc.) se dégradent et que la démographie amorce un déclin, le ministre de l’Économie se gonfle les baskets avec « la crédibilité retrouvée » de la France auprès des « dirigeants des grands fonds d’investissement internationaux », notamment BlackRock, comme le rapporte le JDD. Le Maire s’extasie face aux 51 milliards de dollars de dividendes distribués aux actionnaires de sociétés françaises au second trimestre 2019 ; « nouveau record historique et meilleure performance européenne de loin », précise l’hebdomadaire, alors qu’en Allemagne, ils n’étaient que de 38,5 milliards.

Pour Le Maire, droit dans ses bottes, ce sont les efforts consentis pour réduire les déficits budgétaires et attirer la finance internationale dans l’Hexagone qui ont permis de propulser Macron à la tête du leadership européen ! Il faut dire qu’entre le chaos du Brexit, l’imbroglio italien et la déroute de Merkel, la situation du gouvernement français apparaît comme un îlot de stabilité…

En réalité, saignées à blanc par le renflouement permanent des banques casino, les économies des pays occidentaux sont amorphes, et un simple coup de vent suffirait pour les faire plonger. Dans son interview au JDD, l’ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, ne passe pas par quatre chemins – douchant au passage l’enthousiasme de Bruno Le Maire : le bras de fer sino-américain nous permet de croire qu’« une récession est (…) inéluctable. Elle viendra des États-Unis et elle frappera durement l’Europe », assure-t-il.

L’Allemagne plonge

Avec deux de ses grandes banques plombées par des créances douteuses (Deutsche Bank et Commerzbank), l’entrée en quasi-récession de l’Allemagne, moteur économique européen, est emblématique de cette réalité qui frappe à la porte de l’illusion néolibérale. Le mois de juin a vu la pire chute de la production en une décennie. Au premier semestre, la commande de machine-outils, cœur du savoir-faire industriel de l’Allemagne, a reculé de 9 %. Le 19 août, après deux trimestres consécutifs d’évolution négative du PIB, la Bundesbank (banque centrale allemande) a annoncé dans son rapport mensuel que « l’économie pourrait à nouveau se contracter ». Pire, l’industrie allemande est quasiment à l’arrêt, affectée par les nouvelles normes écologiques dans l’automobile et par le ralentissement chinois.

Pour la première fois depuis treize ans, la croissance française, avec un petit 1,6 %, a été supérieure à la croissance allemande (1,4 %) ; et cet écart, d’après la Commission européenne, s’aggravera d’ici la fin de l’année où l’on anticipe une croissance de 1,3% en France et de 0,5% en Allemagne.

Autre signe préoccupant, le 21 août, l’Allemagne a tenté de placer 2 milliards d’euros de bons du trésor à 30 ans avec des taux d’intérêts négatifs. Une première mondiale (jamais des emprunts d’État à si long terme n’avaient eu un rendement négatif) qui a rapidement tourné au fiasco, puisque seuls 689 millions ont trouvé preneur. C’est un choc car la dette allemande, réputée sûre, fait figure de valeur refuge et trouve habituellement des acheteurs sans difficultés.

Si la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine a des conséquences évidentes sur l’économie allemande – dont l’excédent commercial repose en grande partie sur la vente de voitures et de machines sur le marché chinois –, il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg.

En effet, l’Allemagne paie aujourd’hui le prix d’un « modèle » qui a capitalisé sur une compétitivité obtenue grâce aux réformes Hartz du marché du travail, l’envol du travail à mi-temps chez les femmes, la délocalisation d’une partie de sa chaine de production en Europe de l’Est et le recours aux travailleurs détachées dans son agriculture, le tout toujours basé sur l’abaissement du coût du travail et donc du pouvoir d’achat d’une partie croissante des citoyens allemands ; la balance commerciale largement excédentaire qui en a résulté a certes permis un désendettement public, mais en l’absence d’une politique d’investissement tournée vers l’avenir, et avec une économie orientée vers les exportations, l’Allemagne s’est rendue vulnérable aux aléas du commerce mondial.

De plus, sa politique de bas salaires pénalise son marché intérieur dans un pays où une part croissante du budget des ménages prend la direction du logement et alimente ce qui s’apparente de plus en plus à une bulle. Depuis 2010, les prix de l’immobilier ont flambé de 65 %, une progression de 5,7 % en moyenne par an, alors qu’ils n’avaient pas bougé dans les années 2000. Le prix des loyers s’aligne sur cette dynamique comme à Berlin, où en 10 ans les loyers ont doublé.

Souffrant de sous-investissement chronique, les infrastructures allemandes sont aujourd’hui dans un piteux état  : une étude de l’Institut allemand (DIW) publiée en septembre 2017 montrait que près de 20% des autoroutes et 41% des routes nationales ont besoin d’être remis en état. Près d’un tiers des ponts ferroviaires ont aussi dépassé leur « date de péremption ». Selon l’institut, depuis 1999, l’Allemagne aurait accumulé un retard d’investissement proche de 1.000 milliards d’euros (l’effondrement en 2018 du pont de Gênes, ou le récent rapport du Sénat sur l’état des ponts en France, ont démontré si besoin était que cette situation est loin d’être propre à l’Allemagne…).

C’est donc bien le « modèle allemand » qui s’effondre ; et avec lui, la croyance dans les vertus de l’ordolibéralisme, c’est-à-dire la rigueur budgétaire couplée au dogme de « la concurrence libre et non faussée ». Le débat s’ouvre désormais outre-Rhin sur la nécessité de jeter les sacro-saints dogmes budgétaires à la rivière et de lancer une politique d’investissements publics à long terme dans l’économie physique.

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