Quand l’histoire longue s’invite dans la crise du temps présent

vendredi 26 avril 2019

Par Bruno Abrial


À travers l’incendie de Notre-Dame, l’histoire multiséculaire de l’humanité a brusquement fait irruption dans nos vies, venant bousculer temporairement un temps présent semblant comme figé dans la crise, et où le flux incessant d’informations détourne les consciences de ce qui les relie au passé et au futur.

Ce terrible drame n’est pas la seule manifestation dans le monde « réel » de ce temps long qui se tient comme tapis derrière le rideau. Un certain nombre de dates anniversaire vont survenir dans les prochains jours et nous offrir autant d’occasions de prendre un sain recul sur notre époque, et de mieux la comprendre à l’aune des grands événements du passé.

Mis à part l’Armistice et le 75ème anniversaire du Débarquement, un autre anniversaire, moins médiatisé et pourtant tellement décisif dans le cours de l’histoire française récente, mérite d’être évoqué : celui du cinquantenaire du référendum tragique du 27 avril 1969, proposé par le général de Gaulle aux Français et portant sur la création des Conseils régionaux, la réforme du Sénat et – moins comprise – la « participation ». L’intention générale de ce référendum était de répondre à l’immense exigence qui s’était exprimée en mai 68, en s’attaquant aux causes du mal et en associant les Français à toutes les décisions qui les concernaient, dans les domaines de l’administration locale, de l’enseignement et de l’entreprise.

L’idée de la participation, que de Gaulle défendait depuis la fin de la guerre sous le nom d’ « Association » visait à révolutionner le système d’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme, en associant les salariés au processus de décision et en leur confiant une partie de la plus-value réalisée par les bénéfices (voir quelques déclarations en fin d’article). « Il faut condamner le capitalisme, (…) Il faut condamner le communisme totalitaire. Il faut trouver une nouvelle voie, la participation », résumait le général.

Ce sont quelques « gaullistes de gauche » qui ont imaginé et élaboré cette idée au cours des années 1950-1960, dont Marcel Loichot, Louis Vallon et René Capitant – ce dernier disait d’ailleurs que « le vrai gaullisme est à gauche ». Beaucoup ont oublié cette dimension de l’homme du 18 juin 1940 – bien souvent même ceux qui se prétendent « gaullistes ».

En votant à plus de 52 % pour le « non », non seulement le peuple français s’est alors détourné du seul grand dirigeant digne de ce nom que la France ait eu depuis 1945 (puisque de Gaulle s’était engagé à quitter le pouvoir en cas de vote négatif), mais il a rejeté cette réforme qui aurait totalement révolutionné la conception des relations capital/travail qu’ont les Français jusqu’à ce jour. De Gaulle, qui avait remporté une victoire sur le Fonds monétaire international et sur les attaques monétaires au cours de l’automne 1968, fut le dernier dirigeant français à opposer une résistance contre l’établissement de cette dictature financière. La défaite de la participation gaulliste a ainsi contribué à ouvrir la voie au capitalisme financier sauvage de la City de Londres et de Wall Street, que nous connaissons depuis la fin du siècle dernier.

« Une nation ne peut être dépourvue d’âme »

Portons maintenant notre regard au loin. En Chine également, l’année 2019 est plus que jamais placée sous le signe du déroulement de l’histoire. Outre le 70ème anniversaire de la création de la République Populaire de Chine (RPC), le Pays du milieu fêtera également la semaine prochaine le centenaire du Mouvement nationaliste du 4 mai 1919. Celui-ci fut créé en réaction aux négociations du Traité de Versailles, où les alliés occidentaux trahirent la Chine – qui avait pourtant combattu à leurs côtés pendant la Première Guerre mondiale – en livrant au Japon la partie des territoires du Shandong que contrôlait l’Allemagne.

Ce Mouvement, qui s’est par la suite radicalisé et a conduit à la formation du Parti communiste chinois, a paradoxalement vu les Chinois vouer un vif intérêt pour la grande littérature occidentale. En effet, de nombreuses œuvres de Schiller, Goethe, Shelley, Byron et autres furent traduites pendant cette période. L’écrivain Guo Moruo traduisit par exemple le Wallenstein de Schiller, ou encore l’Ode au vent d’ouest de Percy Shelley. Ce dernier fut le poète favori du Mouvement du 4 mai ; il est également, dit-on, le poète préféré du président actuel Xi Jinping.

Ce dernier vient justement de publier un article très intéressant dans le journal Qiushi, le journal théorique du Comité central du Parti communiste chinois, en l’honneur du 70ème anniversaire de la RPC. Il y appelle à la mobilisation de l’ensemble des forces vives de la nation chinoise afin de mener à son terme sa régénération complète, après la longue période de stagnation qui a résulté du « siècle d’humiliation » – allant des guerres de l’opium à l’établissement de la RPC, et surtout le lancement de la politique de « réforme et d’ouverture » de Deng Xiaoping en 1978.

Dans ce texte, Xi demande en particulier aux artistes et aux écrivains de créer une nouvelle culture reflétant la vie du peuple, et de vouer leur art au progrès de la nation. « Un pays ou une nation ne peut pas être dépourvu d’âme ; et, en tant qu’entreprise spirituelle, la culture, la littérature, la philosophie et les sciences sociales sont bien sûr une forme de création de l’âme, sans quoi on ne peut qu’être dans le manque et la confusion ».

Les artistes et auteurs devraient selon lui sortir de leur « tour d’ivoire » et s’immerger parmi les populations afin de mieux refléter leurs vies et leurs aspirations. Ils devraient s’atteler à la création de grandes œuvres, en s’inspirant des chefs d’œuvre des penseurs chinois tels que Confucius et Mencius, des poètes comme Tao Yuanming, Du Fu et Li Bai, mais aussi des géants occidentaux comme Platon et Shakespeare…

Faire couler nos sources

Les phrases du président chinois trouveraient sans doute une certaine résonance dans le pays de Rabelais, de Victor Hugo et de Jean Jaurès.

En parlant d’un « peuple de bâtisseurs », Emmanuel Macron touche une corde sensible de l’âme française – mais ce ne sont pour lui que des mots. Pire, la politique ultralibérale qu’il tente de mettre en œuvre, au service du petit club d’un millier d’oligarques qui l’a porté au pouvoir, détruit chaque jour davantage non seulement cet héritage du passé mais aussi toute possibilité de bâtir une France meilleure pour les générations futures.

« Ce qui nous dépasse doit déterminer ce que nous ferons, écrit Jacques Cheminade dans son éditorial du 24 avril ‘Notre-Dame et la civilisation européenne’. Chez nous, comme en Europe et dans le monde, combattre le monde de l’argent pour servir celui de la création. Il ne s’agit pas de racines ou de dissolution mondialiste, il s’agit de faire couler nos sources républicaines et chrétiennes. Il s’agit de rétablir notre souveraineté, individuelle et nationale, dans l’intérêt de l’Humanité ».

Pour faire couler de nouveau ces sources et redevenir ce pays de bâtisseurs qui nous a vu accomplir tant de belles choses, des canaux de Charlemagne au nucléaire et à l’exploration spatiale des Trente Glorieuses, en passant par les cathédrales et la Tour Eiffel, nous devons inverser le processus enclenché il y a cinquante ans lorsque nous avons, sans nous en rendre compte, capitulé face à l’oligarchie financière.

Quelques citations clés de Charles De Gaulle sur sa conception de « l’Association » :

  • Dans un discours prononcé à Strasbourg, le 7 avril 1947, le général avait déjà rappelé où, selon lui, se trouvait « la voie de la concorde et de la justice fructifiant dans la liberté » ; sans la moindre hésitation, il la situait « dans l’association digne et féconde de ceux qui mettraient en commun, à l’intérieur d’une même entreprise, soit leur travail, soit leur technique, soit leurs biens, et qui devraient s’en partager, à visage découvert et en honnêtes actionnaires, les bénéfices et les risques ».
  • Le 11 novembre 1942, à l’Albert Hall à Londres : « La France sait ce que lui coûte un régime social et moral sclérosé dans lequel la patrie se vit successivement négligée avec des masses exploitées, puis trahie par des coalitions de trusts et de gens en place. Elle entend construire chez elle un édifice social et moral dans lequel chaque individu pourra vivre dans la dignité et dans la sécurité, où nul monopole ne pourra abuser des hommes ni dresser aucune barrière devant l’intérêt général ».
  • Le 11 mars 1944 à Alger, devant l’Assemblée consultative provisoire : « La démocratie française devra être sociale, c’est-à-dire assurant organiquement à chacun le droit à la liberté de son travail, garantissant la dignité et la sécurité de tous dans un système économique tracé en vue de la mise en valeur des ressources nationales et non point au profit d’intérêts particuliers, où les grandes sources de la richesse commune appartiendront à la nation, où la direction et le contrôle de l’État s’exerceront avec le concours régulier de ceux qui travaillent et de ceux qui entreprennent ».

Lire à ce sujet notre article : Participation : De Gaulle le socialiste...


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