Qu’est-ce qu’être « gaulliste de gauche » ?

jeudi 22 août 2013, par Bertrand Buisson

A l’heure où la mollesse et l’impuissance politiques empêchent le pays d’entrer en guerre contre le monde de la finance, il est temps de relancer la fabrique française d’hommes et de femmes de caractère.

Cet article fait partie de notre dossier Jaurès-Roosevelt-de Gaulle, c’est maintenant !

Un camarade m’a récemment dit : « Un Gaulliste de gauche ? Ben c’est un mec de gauche mais avec des couilles ! » Certes, la réponse est un peu rustre, mais pleine de vérité pour ce qui nous intéresse ici : l’action.

Clarifions avant tout, puisqu’on est en France, le choix des mots. L’appellation ne renvoie pas ici aux socialistes qui rejoignirent la France libre et incarnèrent la politique sociale de De Gaulle après 1945, ni à ceux qui s’en revendiquent aujourd’hui, y compris sous le nom de « gaulliste social ». Nous irons ici à la substance de la pensée gaullienne, là où elle rencontre, étreint puis épouse la pensée jaurésienne. Car oui, ces deux hommes sont forgés du même fer !

Ce qui oppose Jaurès et de Gaulle

Si l’on s’en tient au système des valeurs et des opinions, tout sépare les deux hommes. A la mort de Jaurès en 1914, de Gaulle à 24 ans : c’est un officier issu de la bonne société catholique, de droite et conservatrice, militariste et revancharde. Sans être anti-allemand, au contraire, il n’attend depuis son enfance que de laver l’affront de la défaite de 1870. Jaurès, lui, est un politique du milieu socialiste, pacifiste, antimilitariste, internationaliste et prolétarien.

Divergence et concordance : la pensée militaire

Là encore, tout les oppose a priori. Dans L’Armée nouvelle (1911), Jaurès élabore, proposition de loi à l’appui, une armée de miliciens composée de citoyens-soldats appartenant à l’armée d’active et formés tout au long de leur vie, dirigée par des officiers issus du rang. Il est en opposition totale avec la structure militaire établie, basée sur une armée d’élite permanente dirigée par des officiers professionnels issus de l’aristocratie.

Au contraire, l’ouvrage de De Gaulle Vers l’armée de métier(1934), promeut une doctrine d’armée professionnelle fondée sur de puissantes divisions blindées. Il rejettera d’ailleurs l’idée de Jaurès qu’il qualifie de « système des masses ».

Lors de la Première Guerre mondiale, sur le front, le capitaine de Gaulle est confronté à l’impréparation de l’armée française et l’inadéquation de sa stratégie. Il ne cessera, dès lors, de bâtir une pensée militaire en lien avec son temps, comme s’il était le chef de l’état-major des Armées. C’est dans cette période d’après-guerre, où le pays traumatisé se désintéresse de son armée, qu’il va devenir progressivement le premier opposant à la doctrine défensive de l’armée française, déjà muni de son caractère déterminé, sa soif de connaissance, sa rigueur intellectuelle et son haut sens des responsabilités. C’est là qu’il rencontre la pensée de Jaurès.

Le capitaine de Gaulle en 1916. Exemplaire sur le front, frôlant la mort à plusieurs reprises, blessé trois fois puis fait prisonnier, il fut le recordman français des tentatives d’évasions !

S’il a connaissance de Jaurès depuis des années – il a notamment assisté avec intérêt à l’un de ses meetings à Lille en 1913 –, c’est en 1924 qu’il rencontre le colonel Emile Mayer, un officier à la retraite qui conseilla Jaurès pour la rédaction de L’Armée nouvelle . Républicain et juif, Mayer a vu sa carrière militaire brisée aussi pour avoir remis en cause dès 1890 la doctrine stratégique française et mis en garde dès 1902 contre le péril de la guerre moderne qui allait mener à la boucherie des tranchées. Visionnaire et anticonformiste, il n’est donc pas de meilleur passeur pour éduquer de Gaulle aux préceptes jaurésiens. Il lui inculque la profondeur incontournable du lien entre la République et son armée, la nécessité d’une armée professionnelle intégrée à la démocratie.

Mais c’est dans son combat quasi-solitaire contre le conservatisme de la pensée militaire française qui mènera à la défaite de 1940, que de Gaulle se rapprochera intimement de Jaurès. Il verra dans le leader socialiste, lui-même isolé et incompris dans son combat, un frère d’armes.

Une menace pour l’establishment

Jean Jaurès à la tribune de l’Assemblée nationale en 1913, lors d’un débat houleux sur l’organisation militaire de la France.

Jaurès et de Gaulle étaient une véritable menace pour l’establishment militaire et le consensus politique d’alors, marqués par le conservatisme et l’immobilisme. Alors que la Grande Guerre est inéluctable, Jaurès veut constituer une armée de la nation capable de vaincre rapidement ou de dissuader l’ennemi d’attaquer, avec pour but d’assurer la paix et la sécurité nécessaires à une politique de justice sociale, de travail organisé et de souveraineté du peuple. Dans l’entre-deux-guerres, de Gaulle combat dans les états-majors puis au Parlement pour imposer, contre la doctrine défensive, une stratégie de guerre de mouvement fondée sur une puissance de feu ultra-mobile : Vers l’armée de métier et sa proposition de loi de 1935 préconisent la formation de sept divisions cuirassées, ce que s’empresseront de faire... les Allemands.

Tous deux pensent l’armée et la guerre du futur pour s’en épargner les horreurs, devancent la guerre pour mieux la façonner et ne pas la subir. Ce sont des penseurs et des hommes d’action ; de Gaulle sera très attentif à l’approche intellectuelle et la méthode critique de Jaurès contre les dogmes et pour surmonter les pièges du conformisme idéologique. L’audace et la puissance politique de la pensée de Jaurès correspondent à ce que de Gaulle recherche dans l’ordre de l’esprit. Dans leurs solitudes respectives, les deux hommes vont désormais faire route ensemble. En 1937, de Gaulle louera chez Jaurès « le courage, l’intelligence et le sens national assez grands pour prendre à bras le corps le problème militaire dont le destin de la France dépend ». Tous deux signent l’incursion du politique dans le militaire : pour eux, l’autorité civile doit s’imposer à l’armée ; son organisation et sa stratégie appartiennent exclusivement à la Nation.

Mobiliser le peuple

Le colonel Emile Mayer (au centre) avec son ami Léon Blum (à droite).

De Gaulle entame son combat parlementaire en 1934 afin d’imposer son projet d’armée blindée face à la menace nazie, qu’il voit monter inéluctablement depuis 1928. Il a alors besoin d’élargir le cercle de ses connaissances au politique. Mayer va l’intégrer dès 1932 à son cercle de réflexion hebdomadaire, réunissant intellectuels, parlementaires et officiers. C’est là qu’il trouvera le rare soutien des quelques politiques échappant à la médiocrité ambiante : à part Paul Reynaud (futur président du Conseil en 1940, qui appellera de Gaulle au gouvernement), de la droite modérée, les autres appartiennent à « la gauche » : Philippe Serre (qui votera contre Pétain avant de rejoindre la Résistance), Léo Lagrange (ministre de la Jeunesse du Front populaire, qui mourra sur le front en juin 1940 « pour le peuple ») et Léon Blum (qui accroîtra les crédits militaires en 1936 et recommandera de Gaulle à Roosevelt).

L’échec de sa proposition de loi lors des débats parlementaires de 1935 et 1937, farouchement combattue par le consensus mou unissant contre lui tous les groupes politiques, puis l’incapacité de Reynaud à trancher lors de la bataille de France, rendront inévitable le 18 juin 1940.

La seule chose qui incombe désormais à de Gaulle est de refonder, dans le combat, la France : pour cela il doit susciter chez les Français « l’adhésion du sentiment » à une cause plus grande qu’eux-mêmes, comme il le fit jadis avec ses soldats en tant qu’officier. Mais là, il faut agir hors de tout ordre établi et de toute structure institutionnelle, là où la liberté est aussi grande que la contrainte. Si de Gaulle a toujours cru, dans sa doctrine militaire, en l’exemplarité du chef [1], avec Jaurès il découvre combien l’adhésion de l’individu à l’idéal de la Nation est supérieure à la discipline. Les deux approches ne s’opposent pas, elles s’alimentent : dans L’Armée Nouvelle, Jaurès montre que même dans une armée de citoyens libres, seule « la grandeur surhumaine » de l’officier peut déclencher « l’héroïsme presque inconscient » du soldat « ayant échangé avec d’autres âmes le serment de mourir pour une idée ».

Maintenant

Ces deux visions opposées de Jaurès et de Gaulle trouveront enfin leur coïncidence dans la France libre : « Une armée inédite combinant le système des milices avec une forte professionnalisation » [2], faite d’hommes liant librement leur destin personnel à celui de la Nation.

Aujourd’hui comme en 1911 ou 1934, rares sont ceux qui oseront regarder en face le péril qui menace. Qu’importe. Seuls comptent ceux qui raviveront cette audace et ce génie pour triompher des illusions, du conformisme et de la petitesse qui autrement nous condamne.

Dans son discours de Carmaux en 1960, de Gaulle célébra Jaurès, « dont la pensée a marqué si profondément l’esprit français au moment où il le fallait, toujours dans le sens de la générosité, toujours dans l’élévation, toujours dans le sens de la France ». « Je le salue, ajouta-t-il, je salue sa mémoire ».

Alors ! Qui voulez-vous être ?


[1Cf. Le Fil de l’épée, écrit en 1927 et publié en 1932.

[2Vincent Duclert, « Jaurès et de Gaulle : de l’étude à l’action », Cahiers Jaurès, 2013/1. Une autre lecture m’a aussi grandement inspiré : De Gaulle avant de Gaulle, la construction d’un homme, de Michel Tauriac, Plon, 2013.