C’est dans son article Crédit démocratique, paru le 27 juin 1892 dans La Dépêche et que nous reprenons ici au complet, que Jean Jaurès nous livre son plaidoyer pour la nationalisation de la Banque de France.
Dix ans après le krach de l’Union générale (1882), une banque qui avait failli emporter tout le système à cause de sa cupidité et de ses opérations spéculatives, rien n’avait réellement changé.
Si les grandes fortunes vivaient toujours plus dans l’opulence, le peuple était de plus en plus délaissé. Celles qui étaient des actionnaires de la Banque de France touchaient en moyenne 19 % des dividendes.
Voyant venir une explosion sociale violente Jaurès souligne avec toute sa force de conviction :
C’est dans le crédit national et démocratique,
qu’est la solution tranquille du problème social.
Pour mettre en place ce « crédit national et démocratique », Jaurès, en fonction de la situation donnée de son époque, propose quatre mesures qui ne font qu’une :
- Un « retour à la nation », de la Banque de France lui permettant, après avoir reconstitué un fonds de gestion qui lui est propre, d’abaisser le taux de l’escompte de 3 % à 1 %.
- La fin de la « règle des trois signatures » qui faisait en sorte qu’en pratique, le coût de l’argent pour l’industrie et le commerce atteignait le coût prohibitif de 10 %. En effet, jusqu’à là, tout client de la Banque de France, pour obtenir un crédit, devait réunir trois signatures : celle du tireur (la BdF), celle du tiré (le client), plus, moyennant rémunération, une troisième signature (venant d’une autre banque privée ou publique) servant de caution.
- La création d’un « Conseil d’escompte » dans chaque succursale de la Banque de France dont les membres, élus au suffrage universel, seront des commerçants et des industriels actifs dans le périmètre de la succursale. Ainsi, chaque Conseil d’escompte sera « chargé de l’examen des effets qu’il admettrait à l’escompte ou qu’il repousserait ». Du coup, plus besoin de troisième signature.
- La Banque de France sera autorisée à recevoir des dépôts en leur servant un intérêt minime, 1 % par exemple. L’encaisse de la banque étant ainsi accrue, elle pourra, sans aucun péril, développer son émission de billets et prêter à l’agriculture à un taux très bas.
Le cœur de l’argument de Jaurès reste d’une très grande actualité :
Aujourd’hui, remplacer la troisième signature, n’est pas possible, car la Banque, au lieu d’appartenir à la nation, appartient à des actionnaires, dont les plus puissants sont des banquiers ; et nous sommes dans cette situation intolérable, que la Banque, dite Banque de France, qui devrait affranchir le travail national de l’onéreuse tutelle des banquiers, appartient,
non à la France, mais aux banquiers.
Crédit démocratique
Jean Jaurès, La Dépêche, 27 juin 1892.
Qu’on me permette d’insister, à mon tour, sur la question de la Banque [de France] : c’est la plus grande question économique et sociale qui ait été posée devant la démocratie française depuis vingt ans. Tous les producteurs, agriculteurs, commerçants, industriels, ouvriers ont un intérêt de premier ordre à ce que le privilège ne soit pas renouvelé [celui d’une BdF aux mains d’actionnaires privés - nde.]. En voici les raisons, les unes immédiates et tangibles, les autres plus éloignées. Actuellement, les actionnaires fournissent un fonds de garantie de 180 millions, pour lequel ils touchent en moyenne 19 % de dividende.
Si la Banque fait retour à la nation, ce fonds de garantie (si même on le juge indispensable) pourra être constitué par l’Etat au moyen d’un emprunt à 3 %. Or, comme l’a montré M. Millerand dans son vigoureux discours, comme l’avait déjà montré M. Rouanet, dans de fortes études socialistes, la Banque pourra, dès lors, abaisser le taux de l’escompte de 3 à 1 %. C’est, pour l’industrie et le commerce, un premier bienfait très grand.
On objecte que si le taux de l’escompte est trop bas, le papier à escompter affluera, et de l’étranger même, et qu’il y aura des sorties d’or très dangereuses. Il y aurait bien les choses à répondre à cela : il suffit de remarquer que des facilités exceptionnelles d’escompte offertes au travail français développeront certainement les affaires de la France et ses exportations ; par suite, l’or rentrera dans notre pays.
Mais l’abaissement du taux de l’escompte par la Banque de France ne suffit pas : il faut arracher l’industrie et le commerce, surtout la moyenne et petite industrie, le moyen et le petit commerce, aux banquiers.
Actuellement, la Banque de France n’escompte pas le papier à deux signatures, et les industriels ou commerçants sont obligés de demander la troisième signature à des banquiers qui la leur font souvent payer fort cher. En fait, avec les frais accessoires, le commerce et l’industrie paient l’argent près de 10 %.
C’est un tribut énorme prélevé sur les affaires ; c’est un obstacle formidable au mouvement des capitaux, au développement des transactions et du travail.
Aujourd’hui, remplacer la troisième signature, n’est pas possible, car la Banque, au lieu d’appartenir à la nation, appartient à des actionnaires, dont les plus puissants sont des banquiers ; et nous sommes dans cette situation intolérable, que la Banque, dite Banque de France, qui devrait affranchir le travail national de l’onéreuse tutelle des banquiers, appartient, non à la France, mais aux banquiers.
Quand elle aura fait retour à la nation, la troisième signature pourra aisément être suppléée : voici comment : On instituerait, par exemple, auprès de chaque succursale de la Banque, un conseil d’escompte ; celui-ci serait élu au suffrage universel des commerçants et industriels ressortissant à cette succursale.
Ce conseil serait chargé de l’examen des effets qu’il admettrait à l’escompte ou qu’il repousserait. Il est évident qu’il admettrait le plus largement possible le papier à escompter, dans l’intérêt de ses commettants.
Mais il y aurait un frein aux imprudences et aux complaisances, car il y aurait, pour couvrir les pertes, une prime d’assurance répartie entre les industriels et commerçants, au prorata de leurs affaires avec la Banque ; cette prime varierait selon l’étendue des pertes faites par la succursale, et dès lors, les conseils d’escompte auraient intérêt à être très prudents et très consciencieux.
Si l’on objecte (c’est la seule difficulté qu’on nous ait opposée) que les commerçants et industriels seront ainsi soumis, dans une certaine mesure, au contrôle de ce conseil d’escompte, je réponds qu’ils sont bien soumis aujourd’hui au contrôle des banquiers et à leur arbitraire parfois très brutal.
Quand cette organisation du Crédit industriel et commercial sera fondée, l’escompte sera abaissé non pas de 3 à 1 %, mais de 10 à 1 % ; car, non seulement la Banque de France aura abaissé le taux actuel, mais le prélèvement des banquiers aura été aboli : Quel prodigieux essor pour les affaires ! quel élan donné à la richesse publique !
En outre, la banque de France sera autorisée à recevoir des dépôts, comme font aujourd’hui les banques privées en leur servant un intérêt minime, 1 % par exemple. L’encaisse de la banque étant ainsi accrue, elle pourra, sans aucun péril, développer son émission de billets et prêter à l’agriculture à un taux très bas, sous la caution des syndicats agricoles selon le projet de M. Méline, récemment voté par la Chambre : la Question du Crédit agricole ne peut être résolue que par la Banque de France démocratisée.
Voilà les résultats immédiats, et il faut féliciter vivement les députés socialistes et radicaux, comme M. Dumay, M. Millerand, qui combattent le renouvellement du privilège et qui demandent le retour pur et simple de la Banque à la nation. Il y a des radicaux qui accepteraient le renouvellement du privilège en imposant à la Banque des conditions nouvelles très démocratiques.
Je crois qu’il y a là une illusion. Comment obtenir qu’une Banque, appartenant à des banquiers, à des financiers, entre en lutte sérieusement, sincèrement, contre les banquiers et les financiers !
Pour que la démocratie puisse se servir à son gré, et dans l’intérêt du travail, de ce merveilleux instrument d’émancipation et d’action qui s’appelle la Banque (de France), il faut qu’elle en soit souveraine maîtresse et qu’elle n’introduise pas dans la maison même, avec des clauses en apparence rigoureuses, une oligarchie financière hostile.
Je crois que l’on sera réduit à ce dilemme : ou bien laisser la Banque aux actionnaires, aux conditions actuelles, et renouveler purement et simplement le privilège, comme le proposent, en somme, la commission et le gouvernement ; ou bien, faire décidément de la Banque une banque d’État.
Toute combinaison intermédiaire est condamnée à échouer, et tous les radicaux seront amenés à se rallier à la solution socialiste, proposée par MM. Dumay et Millerand.
Dès lors, de très vastes perspectives s’ouvriront devant la démocratie française : car, avec la Banque ainsi transformée, recevant de riches dépôts et escomptant à peu près tout le papier, avec la Caisse des dépôts et consignations où affluent les fonds des Caisses d’épargne, la nation aura une puissance financière énorme : et elle pourra racheter tous les privilèges qui pèsent à l’heure actuelle sur le travail. Ainsi, le régime socialiste pourra être inauguré sans spoliation.
Je m’explique ; à l’heure actuelle, si l’État voulait racheter les chemins de fer et les mines, il serait obligé d’emprunter [1] ; et le service des emprunts pèserait sur le travail national en général et sur les employés et ouvriers des chemins de fer et des mines en particulier, tout comme aujourd’hui le service des dividendes aux actionnaires.
Mais avec une Banque nationale, et ayant absorbé toute la puissance financière des banques privées de dépôt et d’escompte, on pourra rembourser les actionnaires des chemins de fer et des mines avec une simple émission de billets ;
Si l’on procède par degrés, il n’y aura aucune crise, aucune dépréciation du billet, car il sera soutenu par l’activité d’une circulation très étendue, accélérée par la modicité de l’escompte ; et, de plus, l’abaissement immédiat du prix des transports et du prix des charbons, et le développement soudain du bien-être des familles ouvrières dans deux grandes industries, amènerait une activité nouvelle de la consommation et du travail : et les billets émis, trouvant aisément leur emploi, ne seraient pas dépréciés.
Ainsi, peu à peu, dans toute l’étendue de la production française, les instruments de travail seraient remis, sous le contrôle de la nation, aux travailleurs associés, sans que les bénéficiaires du régime actuel soient dépouillés brutalement.
C’est dans le crédit national et démocratique, qu’est la solution tranquille du problème social. Quelle belle revanche que la discussion actuelle, pour les hommes de 1848 ! Dès qu’une grande question se pose, celle du Crédit, les vastes solutions annoncées, sous des formes diverses que l’histoire réconcilie, par les Louis Blanc et les Proudhon, sollicitent de nouveau les esprits.
Ce sont ces puissants théoriciens idéalistes, si dédaignés par une génération impuissante ou corrompue, qui seront les guides de la République de demain : c’est leur pensée réveillée qui nous sauvera à la fois de l’injustice et de la violence.
Et quelle médiocrité d’intelligence er d’âme, dans cette haute bourgeoisie industrielle et commerciale, qui raille et dédaigne les grands socialistes de 1848 ! Consultée sur la question de la Banque de France, elle conclut, par presque toutes ses chambres de commerce, au renouvellement tel quel du privilège.
Et elle ne prend pas garde qu’elle supprime ainsi le crédit agricole, et qu’elle laisse l’industrie et le commerce aux mains des banquiers ! Elle ne s’aperçoit pas qu’en empêchant la démocratisation du Crédit, elle ferme toutes les issues vers la justice pacifique !
Peut-être aussi les potentats de certaines chambres de commerce, qui, eux, ou n’ont pas besoin de crédit, ou ont le crédit à bon compte, ne sont-ils pas fâchés de maintenir à l’état de tributaires les autres producteurs.
Mais ce que la question de crédit a d’excellent pour la démocratie, c’est que tout en préparant l’émancipation des ouvriers, elle n’est pas seulement une question ouvrière. Elle intéresse aussi au plus haut degré les cultivateurs, les industriels et commerçants moyens et petits.
Toutes ces forces réunies sauront bien faire obstacle au renouvellement du privilège de la Banque de France : elles auront raison des prétentions insolentes de l’oligarchie financière, servies, dans les chambres de commerce, par l’optimisme ignorant et l’égoïsme béat de l’oligarchie bourgeoise.