SNCF : pourquoi S&P dit non à la « privatisation rampante »

mardi 20 février 2018, par Karel Vereycken

Outre-Manche, vingt ans après la privatisation du rail, les Britanniques déboursent chaque mois six fois plus que les Français simplement pour se rendre sur leur lieu de travail. 14% de leur revenu mensuel, très exactement, contre 2% pour les usagers de l’Hexagone. Pour S&P, il s’agit d’un modèle de ce qu’il ne faut pas faire !

Le 15 février, l’ancien patron d’Air France-KLM Jean-Cyril Spinetta a livré son rapport sur la refondation urgente du secteur ferroviaire français, élaboré à la demande du Premier ministre.

En vérité, ce qui inquiète l’exécutif, ce n’est pas tant la dégradation de la qualité des services publics ou du transport des voyageurs et des marchandises, que les réprimandes dont nous menace l’Union européenne !

Bruno Le Maire et Macron ont promis de faire les « réformes » à même de rassurer la finance folle et prédatrice dont Bruxelles est le relais. Pour les marchés, la notion de « service public » est révolue. Demain, qu’il s’agisse de l’hôpital, de la poste, des écoles ou des transports publics, les Français cesseront d’être des « usagers » pour devenir des « clients ».

Parmi les 43 propositions du rapport Spinetta :

  • Ouverture à la concurrence. En premier lieu, Bruxelles exige qu’à partir de 2019 pour les TER et Intercités (subventionnés par l’État et les régions), et à partir de 2020 pour les TGV (qui dépendent directement de la SNCF), la France ouvre son réseau « à la concurrence ». Le dogme du privé comme modèle vertueux est donc bien ici le préalable. Car aucune piste pour améliorer le système, en dehors du cadre d’une mise en concurrence, n’est envisagée. Rien sur l’aérotrain, le maglev ou les nouveaux trains à hydrogène ;
  • Changement du statut de l’entreprise. Ensuite, le rapport préconise de transformer le statut de SNCF Mobilités (en charge du matériel roulant). Aujourd’hui, cette dernière dispose du statut d’EPIC (Etablissement industriel et commercial). Bruxelles estime que cette configuration est de nature à « fausser la concurrence », et pousse depuis plusieurs années à un passage en Société anonyme (SA). Or, comme le rappelle le journal Les Échos, les EPIC « ne peuvent pas faire faillite » et bénéficient d’une « garantie implicite illimitée ». En clair, cela leur permet d’obtenir des taux d’intérêt inférieurs à ceux du marché pour leurs emprunts. Avec 1,7 milliard d’euros d’intérêts à payer chaque année, le changement de statut juridique apparaît donc peu rentable. Allez comprendre... Le calcul est en fait qu’en mettant fin à ces conditions avantageuses, la crainte de faire faillite pousse la SNCF à une meilleure gestion. Or depuis le début, la SNCF n’a fait qu’appliquer ce que les gouvernements successifs et leurs banquiers lui ont imposé… ;
  • Privatisation. Bien que la Caisse des dépôts (CDC) reste un actionnaire important, il s’agit indéniablement du début d’une privatisation qui refuse son nom. « Un conducteur de train, il faut près de treize mois pour le former. Vous pensez qu’une entreprise privée y passera autant de temps ? » s’interroge Bruno Poncet, secrétaire fédéral de SUD Rail ;
  • Payer la dette. Enfin, toujours dans la logique qui prétend que « tout ce que fera le privé, il le fera mieux que le public », il s’agit de désendetter SNCF Réseau (en charge du réseau ferroviaire et des gares) pour le rendre plus attractif pour les acteurs privés qui le reprendront. L’Etat (le contribuable) pourrait donc reprendre à sa charge une partie ou la totalité de la dette de SNCF Réseau qui dépassera les 50 milliards d’euros cette année. En effet, faute de crédit public, depuis 1973, la SNCF s’endette en grande partie auprès de banques privées. Sa dette a augmenté de 15 milliards d’euros entre 2010 et 2016, pour atteindre près de 45 milliards d’euros fin 2016. Et tous les ans, celle-ci se creuse de 3 milliards. À cela s’ajoute le 1,7 milliard d’intérêts d’emprunt versés chaque année aux marchés financiers, alors que son bénéfice n’était que de 1,3 milliards d’euros en 2017. Pas une ligne dans le rapport sur le « coût » du capital, aucune suggestion d’effacement partiel de la dette ou d’intérêts, dont les taux sont sans rapport avec le rendement réel du type d’activité qu’exerce la SNCF ;
  • Fermeture de 16 % du réseau. Aujourd’hui, chaque Français parcourt 1236 km en train par an soit presque le double de la moyenne européenne. Or, pour réduire la dette, le rapport préconise une logique d’auto-cannibalisation. Fermer certaines gares TGV est une des pistes. Et en comparant le taux de remplissage des trains chez nous avec celui des Pays-bas (un petit pays dont la densité démographique est trois fois supérieure à la France), Spinetta préconise la fermeture de 9000 km de petites lignes qui coûtent très cher à entretenir alors qu’elles ne voient passer que 2 % des voyageurs. Sur ces lignes, « chaque kilomètre parcouru par un voyageur coûte 1 euro à la collectivité », a-t-il maladivement calculé. Les fermer pourrait rapporter au moins 1,2 milliard d’euros par an. Plus prudente, la ministre des Transport Elisabeth Borne, dans le Journal du dimanche, tout en endossant les préconisations du rapport, précise : « Je n’aime pas le terme ‘petites lignes’, car ce sont des lignes essentielles pour le quotidien de nombreux voyageurs… » Pour identifier les candidats à l’abandon, le rapport recommande un audit complet du réseau. Charge ensuite aux régions de reprendre ou non ces lignes. Dans un communiqué, ces dernières ont déclaré jeudi qu’elles s’opposaient à « leur fermeture par l’État et à leur transfert unilatéral aux régions ». Si les régions renoncent, on ajoutera aux zones blanches numériques et médicales les déserts ferroviaires. On s’y déplacera en voiture, en bus, à vélo et à pied ! De plus, le rapport incite au transport des marchandises par la route au lieu du rail (rappelons à ce sujet qu’un train qui tire 35 wagons, c’est l’équivalent de 55 camions de 32 tonnes !) ;
  • Licenciements et changement du statut. A part les « départs volontaires » d’environ 5000 personnes à la SNCF, Spinetta préconise l’extinction progressive des avantages statutaires d’environ 140 000 personnes, soit 90 % du personnel de la SNCF. Le nouveau statut prévoit un âge minimum de départ à 50 ans pour les agents de conduite de locomotive, qui passera à 52 ans à partir de 2024. Les autres agents de la SNCF, dits sédentaires, peuvent prendre leur retraite à 55 ans s’ils sont nés avant 1962. D’ici à 2024, l’âge de leur départ à la retraite sera également reculé de deux ans et atteindra 57 ans. Les cheminots devront cotiser 172 trimestres (43 ans). Le régime actuel est la contrepartie de la pénibilité du travail à laquelle sont soumis les cheminotes et les cheminots, contraints de travailler en horaires décalés, de nuit, le dimanche et les jours fériés. Il ne sera plus accessible pour les nouvelles embauches. Pour Spinetta, il s’agit de rendre l’organisation du travail plus souple : « Aujourd’hui, les évolutions des compétences, l’automatisation de certaines tâches, la digitalisation, les formes nouvelles d’organisation du travail appellent dans toutes les entreprises une plus grande rapidité d’évolution difficilement concevable dans le cadre d’un statut qui fige un cadre organisationnel et social préjudiciable aux agents eux-mêmes. ».
  • Fin des tarifs sociaux. Sans états d’âme, le rapport préconise la fin des tarifs pour les handicapés, les familles nombreuses, les congés annuels, etc. L’ouverture à la concurrence « devrait être l’occasion de toiletter l’ensemble de ces dispositifs ».
  • Fin des « privilèges ». Fin des « privilèges » des cheminots parmi lesquels on cite parfois la gratuité sur les lignes SNCF. Or, ce privilège, les cheminots le partagent avec les députés et sénateurs dont les déplacements ne sont pas payés par leur salaire mais directement pris en charge sur le budget de l’Assemblée nationale. Chaque élu reçoit ainsi une carte pour utiliser le réseau SNCF en première classe (et du métro parisien, s’il le souhaite). Il peut également se rendre en avion dans sa circonscription, si celle-ci est desservie par une ligne aérienne, jusqu’à 80 voyages par an. Jusqu’en 2017, ce privilège s’étendait jusqu’aux anciens élus ayant fait plus de trois mandats, pour un coût annuel de 800 000 euros à la collectivité…

Conclusion

Alors que la Chine ne cesse de booster sa productivité en investissant dans la modernisation de son réseau ferré, fluvial et de ses infrastructures portuaires, la France se fait hara-kiri en se soumettant à une camisole financière.

Seuls les fous persistent à croire qu’on puisse démontrer la rentabilité d’un grand projet d’infrastructure (transport, énergie, etc.) ou des services publics (santé, éducation, etc.) du simple point de vue comptable.

Leur rentabilité est bien réelle mais se mesure uniquement par l’« effet induit » c’est-à-dire, par leur capacité d’induire un fonctionnement plus efficace à l’ensemble de l’économie physique de notre pays et d’irriguer ainsi l’ensemble de notre territoire de développement.

Défenseur de l’économie physique, S&P refuse de considérer les différents modes de transport comme des tranches de salami. C’est d’un « plan Freycinet du XXIe siècle » dont nous avons besoin, c’est-à-dire d’une organisation « opti-modale », d’un plan d’ensemble, pensé dans la durée, organisant de façon optimale les flux des différents modes de transport dont nous avons besoin. C’est l’avenir, et non pas le passé qui doit définir les choix d’aujourd’hui.

Politiquement, la réforme du rail promet de se transformer en « Chemin des dames » pour le général Macron. Enivré par l’expérience de la loi travail, adoptée au pas de charge en prenant de court les opposants, l’idée d’un clash avec une CGT arc-boutée sur la défense des « privilèges » des cheminots ne semble pas lui déplaire.

Certes, pour l’instant, contrairement au « tous ensemble » des grandes grèves de 1995 qui avait fait plier le gouvernement Juppé, les syndicats sont divisés. Et à la SNCF, on signale que, contrairement à 1995, le paiement des jours de grève est désormais exclu. Cependant, l’histoire nous apprend que ce n’est pas en verrouillant la cocotte-minute qu’on évite qu’elle explose.

En attendant, alors que Guillaume Pepy et les hauts dirigeants de la SNCF, largement responsables et coupables des mauvaises politiques à l’origine du désastre actuel, « gardent la confiance du gouvernement », suite aux retards et aux accidents, c’est l’image des cheminots qui se retrouve dégradée dans l’opinion publique.

Ce n’est pas la première fois que l’oligarchie financière se fait un vilain petit plaisir de monter les pauvres contre les moins pauvres au profit des très riches...