L’anti-mondialisme malthusien de MM. Goldsmith

jeudi 10 mai 2001, par Jacques Cheminade

Par Jacques Cheminade

Actions de José Bové, Forum de Porto-Alegre, ATTAC, Monde diplomatique, L’Ecologiste d’Edouard Goldsmith et publications de la Nouvelle droite : une gêne grandissante nous saisit en voyant que, par-delà le dénominateur commun de l’anti-mondialisation, se dessine - dit ou non-dit - quelque chose de tout à fait autre. Cet « autre », que nous tenterons ici de cerner, constitue le dévoiement d’un combat, le placage d’une idéologie sans horizon qui ne peut conduire, sur fond de convergences douteuses, qu’à la défaite des combattants.

La situation internationale actuelle exige que notre critique soit franche et brutale. En effet, nous sommes entrés dans la phase d’effondrement du système financier et monétaire international existant, et toute action qui écarte de la nécessaire solution politique est, par sa nature même, terriblement dangereuse. Elle révèle, lorsqu’elle se manifeste, soit une vulnérabilité autodestructrice dans le comportement et la manière de penser de ses auteurs, soit l’existence d’une provocation visant à prendre le contrôle de l’opposition à la mondialisation pour l’égarer dans des actions impuissantes et empêcher l’émergence d’une direction politique responsable, soit encore une combinaison des deux.

Le Forum de Porto-Alegre

Le Forum social mondial, qui s’est tenu à Porto-Alegre du 25 au 30 janvier 2001, est à première vue une initiative que l’on ne peut qu’apprécier et soutenir. Il s’agissait, selon l’un de ses promoteurs, Ignacio Ramonet, de se réunir « pour tenter, dans un esprit positif et constructif cette fois, de proposer une mondialisation de type nouveau et d’affirmer qu’un autre monde, moins inhumain et plus solidaire, est possible ».

Cependant, sous la plage, le terrain s’avère jonché de pavés.

Tout d’abord, le débat s’est trouvé conduit de manière fondamentalement erronée. Au lieu de sérieusement réfléchir aux solutions, chacun y a témoigné, dans le plus grand désordre, de ses expériences et de ses états d’âme. L’on a ainsi parlé de « créer des petites îles de résistance, des petites bulles contre l’empire », tout en se félicitant d’aborder tous les thèmes « par le bas », à partir de l’expérience concrète des acteurs. Certes, 345 élus, dans le Forum des parlementaires, se sont engagés, dans leur déclaration finale, à s’associer aux campagnes pour l’abolition de la dette des pays pauvres, la taxation des mouvements spéculatifs de capitaux, la suppression des paradis fiscaux, la refonte de l’OMC et des institutions financières internationales. Cependant, l’on n’a pas - là où l’on s’est montré les plus précis - dépassé le catalogue des bonnes intentions.

Aucune solution n’a été proposée pour réorienter les flux financiers internationaux vers le travail et la production et la question d’un nouvel ordre économique et monétaire international n’a pas même été abordée, alors que l’actuel sombre. L’on s’est borné à « réfléchir ensemble aux solutions sociales alternatives ».

Le « social » s’est ainsi trouvé séparé de l’économique et, en réalité, Davos et Porto-Alegre se sont partagé le travail. A Davos, les représentants et institutions officielles du monde ont discuté des aspects financiers de la mondialisation, alors qu’à Porto-Alegre, les représentants d’associations, de syndicats et de mouvements d’élus ont discuté de ses aspects sociaux - comme l’a reconnu le 28 janvier « Article Z », en partenariat avec ATTAC et Oneworld.Net.

Ce partage du travail n’a pas de quoi faire très peur aux oligarchies et aux pouvoirs en place. Le gouvernement français, d’ailleurs, s’est flatté d’être représenté dans les deux forums, comme l’a souligné avec satisfaction Bernard Cassen (dirigeant du Monde diplomatique et d’ATTAC) à PortoAlegre... « Est-ce que les deux mondialisations peuvent s’écouter l’une l’autre ? » se demande Article Z. En tous cas, en posant le problème ainsi, tout est dit d’avance, et la « société civile » condamnée à l’impuissance par son choix de méthode.

Dans ces conditions, l’on ne peut s’étonner que, de l’aveu de Bernard Cassen lui-même, la fondation Rockefeller - centre de l’oligarchie financière malthusienne - ait versé 100 000 dollars aux organisateurs du Forum social mondial ! Lorsque les dames patronnesses ne sont pas dangereuses, elles méritent une obole...

Certes, le Che trônait à tous le étages de l’Université catholique, sur les T-shirts et les affiches, et les représentants des gouvernements cubains et des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont été ovationnés à chacune de leur apparitions. Mais cela faisait partie du folklore, à un moment où les FARC s’entretiennent par ailleurs volontiers avec les représentants du New York Stock Exchange pour organiser les opérations en narcodollars. Certes, les mouvements de Sans-Terre, épaulés par les militants de l’organisation internationale Via Campesina et par José Bové, ont signé un coup d’éclat en saccageant une ferme expérimentale d’OGM de la multinationale américaine Monsanto, mais leur conception du « développement durable » et leurs actions au coup par coup n’inquiètent pas les pouvoirs en place qui, au contraire, les médiatisent : ces oppositions aux seuls excès du système, et non à ses réels fondements, constituent une utile diversion.

L’attention des derniers jours s’est focalisée sur le cas de José Bové, qui est parvenu à échapper à un arrêté d’expulsion du territoire brésilien et a fait de son arrestation par la police la victoire médiatique escomptée. Tout le monde a repris en choeur le désormais classique « nous sommes tous des José Bové ».

Le Forum, volontairement, n’a pas publié de communiqué final, car l’on a considéré que ce serait prématuré et réducteur alors que le monde et ceux qui souffrent, eux, ne peuvent se donner le luxe d’attendre. Tranchant sur le reste, le groupe des pays africains a, lui, publié de son côté une déclaration exigeant « que soit restaurée leur souveraineté contre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, dans la définition des politiques économiques et sociales ».

Cependant, partant de là, il aurait justement fallu établir quels projets infrastructurels, quels type de production et quels investissements sociaux (éducation, santé publique, recherche) il faudrait mettre en oeuvre, à l’échelle mondiale, pour jeter les bases concrètes de la justice. Il aurait fallu, comme nous le faisons ici, à Nouvelle Solidarité, établir quelle politique publique serait nécessaire, avec quels types d’institutions financières (banques nationales). Cette discussion n’a pas eu lieu. Il y avait pourtant une demande certaine de la part de plusieurs participants.

Bien que l’on ait prétendu laisser chaque mouvement, chaque groupe « exprimer sa sensibilité », certaines questions ont été déclarées tabou par les organisateurs. Certaines personnalités présentes également, puisque de nombreux syndicalistes et parlementaires ont fait circuler une pétition contre Jean-Pierre Chevènement, sans doute jugé trop « souverainiste », qui a été lue à la tribune, donnant un bel exemple de sectarisme franchouillard chez des gens proclamant leur « respect des sensibilités » universelles. On pouvait voir Alain Krivine retrouver ses manières de commissaire politique, s’enflammant pour des « sans papiers » dont il s’autoproclamait le représentant, et Alain Lipietz perdre toute tolérance écologiste... Porto-Alegre devait rester un théâtre, et ne pas devenir un centre de propositions en prise avec le défi politique. L’on sait d’ailleurs que le fonctionnement interne d’ATTAC et du Monde diplomatique est plutôt « directif » face à ceux qui, comme nous, entendent pousser la réflexion. A Lyon, Jean-Luc Cipière, dirigeant d’ATTAC-Rhône, a déchiré rageusement un exemplaire de Nouvelle Solidarité, lors d’une réunion publique au cours de laquelle il a déclaré : « Nous ne sommes pas opposés à la mondialisation (...) mais nous en voulons une autre. » Tout en affirmant qu’« il n’y a pas de centre », il s’oppose ainsi à ceux qui pensent autrement, et tout en condamnant la « logique du marché », il ne propose aucun projet pour en sortir. C’est dans cet écart entre politique affichée et réalités que s’exprime toute l’hypocrisie de ceux qui, comme lui, entendent diluer le mouvement anti-mondialisation dans un flux protestataire tous azimuts.

Le cas de José Bové

Dans les jours qui ont suivi le Forum de Porto-Alegre, José Bové- outre ses apparitions dans les médias et même dans une émission promo pour le film « Vercingétorix » - a comparu trois fois devant la justice, pour se poser en David du combat contre le Goliath « scientiste » et « productiviste ». Le 8 février, devant le tribunal correctionnel de Montpellier, il était poursuivi pour avoir fracturé, le 5 juin 1999, les portes de la serre du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD ) [1] de cette ville et détruit quelques milliers de plans de riz transgénique insecticide. Le 15 et le 16 février, il comparaissait avec seize de ses compagnons devant la cour d’appel de Montpellier, d’abord pour avoir brièvement séquestré dans une salle de la préfecture de Rodez, le 11 mars 1999, trois représentants du ministère de l’Agriculture et ensuite pour le « démontage » du McDonald de Millau, la fameuse affaire du 12 août de la même année.

De la prison ferme a été requise par le procureur dans les deux cas (deux mois pour Rodez, trois pour Millau) mais, comme le calculait José Bové avec une autosatisfaction évidente, ces peines - si elles étaient décidées par le tribunal - feraient tomber les sursis auxquels il a été précédemment condamné (à Agen, en 1998, et ici). « C’est dix-neuf mois de prison ferme qu’il veut me voir faire au total », accusait Bové en parlant du procureur, avec ce mélange d’ironie et ce ton de victime officielle dont il s’est fait profession.

Au cours du « rassemblement populaire » organisé à Montpellier par la Confédération paysanne, ATTAC, SOS Racisme, la Ligue communiste révolutionnaire, Sud, la confédération nationale du travail (CNT) et diverses associations locales, il a été proclamé urbi et orbi que « les grains de sable auront la peau de l’empire ». Ce thème officiel de la « parade carnavalesque » marque bien la crédulité de ses participants et le cynisme de ses organisateurs : ici comme à Porto-Alegre, on essaie de vendre l’illusion que la somme d’états d’âme et de combats locaux peut conduire à un changement.

Sur le fond, il s’agit bel et bien d’une attaque suicidaire et obscurantiste contre la science, et en particulier contre la recherche publique, sous prétexte de remettre en cause ses excès. Le jeu consiste à prendre pour référence un point contestable et à en faire un instrument pour jeter le doute sur le progrès et les réalisations de l’homme. Cela fut particulièrement clair le 8 février, où les trois activistes (José Bové, René Riesel - ex-secrétaire national de la Confédération paysanne - et Dominique Soullier) ont cherché à transformer le procès intenté contre eux en procès du Cirad, de toute recherche agronomique et, plus généralement, de la légitimité de toute recherche sur les OGM.

Certes, André Pichot, épistémologue du CNRS, a raison de souligner que « la génétique traverse une crise théorique » et que « le génie génétique est présenté comme biologie alors que c’est du bricolage ». Certes, les prévenus ont raison de dénoncer le contrôle des expérimentations par des groupes multinationaux privés cherchant le profit à court terme, comme Monsanto ou Novartis. Le dérapage commence avec la diabolisation irrationnelle d’une technique en ellemême neutre (bien que limitée, nous le disons ici par ailleurs), dont les effets peuvent être utiles si la recherche est sous contrôle public et menée au nom de l’intérêt général.

Or le Cirad, mis en cause par José Bové, est un centre de recherche publique, menant des travaux quasi-exclusivement sur fonds publics : il n’y a derrière ces recherches fondamentales aucun groupe agroalimentaire soucieux de profits immédiats et de semences lucratives. Guy Riba, directeur scientifique à l’Institut national de recherche agronomique (INRA) a raison d’affirmer que « c’est le rôle de la recherche publique de fournir des éléments d’information au débat social sur ce sujet ». Selon lui, on ne peut répondre à cette question de risques sans faire d’expérimentation - ce qui rend absurde l’action des prévenus.

Ceux-ci jouent, en fait, contre le camp qu’ils prétendent servir. Le riz transgénique étudié par le Cirad, en serre et sous contrôle d’experts, incluait une résistance aux insectes (par gène insecticide), et était conçu pour permettre aux agriculteurs du tiers monde de faire l’économie de produits chimiques. JosephMarie Bové, le propre père de José, biochimiste et ancien directeur de l’INRA en Aquitaine, a commenté l’action de son fils en s’écriant : « Au Moyen-Age, on brûlait les sorcières. Aujourd’hui, on brûle les plants transgéniques ». Il explique tout l’intérêt scientifique et médical de ces recherches : « Prenez le cas des bananes, déclare-t-il. Dans certains pays africains, où les gens n’ont pas toujours assez d’argent pour acheter du dentifrice, pourquoi ne mangeraient-ils pas des bananes transgéniques qui préviendraient les caries ? » En tous cas, Bové père fait partie des chercheurs qui ont identifié la séquence génétique d’une bactérie essentielle pour lutter contre la maladie des orangers... au Brésil. Ici, les partisans du « retour au naturel » - proclamant l’illusion d’une nature bienveillante sans l’homme - crieront au scandale. Cependant, ce sont souvent les mêmes qui, par exemple, défendent - légitimement - le droit à la contraception, c’est-à-dire à la science pour tous et toutes...

Lutte ouvrière, représentant la « vieille gauche » ne s’y est pas trompée : elle accuse - à juste titre - José Bové d’« entraver la recherche scientifique » par une action directe « derrière laquelle se profileraient des idées socialement réactionnaires ».

Peu importe à José Bové. Pour lui, « il n’y a pas de différence entre recherche publique et recherche privée par rapport aux OGM, c’est le même soubassement idéologique : le progrès pour le progrès ». Ces mots révèlent tout le combat douteux dans lequel s’est lancé Bové. L’acteur Christophe Lambert, qui joue dans « Vercingétorix », a - involontairement - indiqué ce que ce combat représente :

Je suis assez d’accord avec José Bové. La mondialisation vise à gommer l’identité de tous les pays pour n’en faire qu’une. C’étaient exactement les intentions des Romains contre lesquelles Vercingétorix a réussi à rassembler les Gaulois autour d’une culture et de coutumes communes Le combat de Vercingétorix c’est celui de la fantaisie créatrice contre la rigueur technologique. Et c’est plus que jamais d’actualité.

Je partage ici sur ces Romains le jugement de Simone Veil : ils constituaient un ordre de type fasciste, traitant les êtres humains comme du bétail. Mais précisément, l’histoire a montré que le combat de Vercingétorix était suicidaire et que le rassemblement sans projet d’ensemble des tribus gauloises - « dans le respect de leurs sensibilités » - a entraîné leur défaite. Vercingétorix-AstérixBové n’est devenu que le représentant d’un combat suicidaire et c’est d’ailleurs pourquoi les médias, qui sont au service de ses adversaires, le couvrent avec une telle abondance !

Philippe Kourilsky, directeur général de l’Institut Pasteur et professeur au Collège de France, a mis l’accent sur un point fondamental à Montpellier :

A l’heure actuelle, 90% de la recherche est faite aux Etats-Unis. A l’heure des innovations, un secteur gigantesque va être ouvert dans de domaine. Il serait paradoxal que la France et l’Europe se privent de cet outil et deviennent dépendantes des Etats-Unis pour les innovations.

A qui sert l’action de José Bové ? Il est permis, à ce stade de se poser la question. L’on retiendra, en passant, qu’il avait manifesté, en Polynésie, contre les essais nucléaires repris en 1995 par Jacques Chirac, ce qui n’était pas non plus pour déplaire outre-Atlantique...

Plus fondamentalement, par delà la politique du gouvernement américain, on trouve une oligarchie financière qui a constamment soutenu l’écologisme et l’anti-productivisme pour empêcher qu’apparaisse l’alternative réelle à son pouvoir. C’est ici que nous trouvons la personnalité du situationniste éleveur de moutons en Lozère, René Riesel, qui a participé avec Bové à l’opération contre le Cirad et se trouve parrainé par L’Ecologiste d’Edouard Goldsmith, édition française de The Ecologist. Ici également, l’histoire des frères Goldsmith - Jimmy et Teddy (Edouard) mérite d’être rappelée. Elle nous mènera jusqu’à l’idéologie de la Nouvelle droite, qui rejoint celle de Bové sous une forme plus radicale. René Riesel, les frères Goldsmith et la Nouvelle droite José Bové, devant les quelque 10 000 personnes réunies pour le « carnaval » de Montpellier, a lancé un véritable appel au délit public contre tout ce qui touche aux OGM. Cet appel s’insère dans un contexte de diverses actions anti-OGM qui se sont poursuivies en l’an 2000, ayant eu le plus souvent lieu de façon clandestine : à Gaudiès (Ariège), le 13 avril, menée publiquement par les Verts et la Confédération paysanne, mais par des clandestins ou des groupes inconnus à Castanet-Tolosan le 26 juin, à Longué le 9 septembre et à Montauban le 29 décembre. Chercheurs dans la nuit, groupe inconnu des Overdosés grandement mécontents (OGM), etc. : l’action de Bové n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Il n’y a pas nécessairement, bien entendu, un lien mécanique entre chacune de ces actions, mais l’état d’esprit qui y préside est partout le même : diabolisation, mise en cause du progrès et du productivisme et justification d’actions anarchistes violentes. Bref, toute la recette d’une stratégie suicidaire, d’une violence qui exclut, apparemment sans projet clair.

Sans projet clair ? Les deux premiers numéros de L’Ecologiste, d’Edouard Goldsmith, parus en France ‚tonnante coïncidence - depuis l’automne 2000, sont à cet égard révélateurs. René Riesel, ancien secrétaire national de la Confédération paysanne (1995-1999), ne craint pas, en bon « radical » à l’anglo-saxonne, de profiter de la tribune que lui offre le milliardaire britannique. Pour dire quoi ? « La mise en avant de valeurs différentes étrangères à celles de la société industrielle et de ses progressismes », en se référant à l’exemple des luddites du XIXe siècle en Angleterre (1811-1812) et des canuts de Lyon qui brisaient les machines de la société industrielle naissante. Pour eux, l’ennemi c’était les machines et le progrès, pas l’exploitation financière et la domination de l’oligarchie. On comprend qu’ils aient été utilisés comme provocateurs contre le mouvement ouvrier organisé, et l’on voit mieux le sophisme actuel : OGM = machines = société industrielle = mal. Le paysan « naturel » serait bon, dans un univers régi par le régional et le local.

Cela s’appelle, jusqu’à plus ample informé, un retour au féodalisme. C’est bien d’ailleurs ce que propose Edouard Goldsmith, et ce qui commence à être fait à assez grand échelle aux Etats-Unis et en Angleterre : la mise en place d’échanges fondés sur le troc ou sur une monnaie associative, contre l’Etat et son privilège de battre monnaie. Ainsi apparaît la contestation de l’Etat « par le bas », qui fait pendant à sa perte de pouvoir « par le haut » , en raison de la loi de la jungle financière et commerciale qui le laisse sans défense.

René Riesel, dira-t-on, est devenu un marginal. Il a d’ailleurs rompu avec Bové - depuis quelques mois seulement - et lui a fait savoir ce qu’il pense de lui :

Tu as choisi de fermer les fragiles perspectives qui s’ouvraient en te livrant à la fréquentations ostentatoire des plus inqualifiables canailles, au bouche à bouche sur le premier social traître venu, aux plus honteuses alliances, aux plus pitoyables pitreries consensuelles.

« Déclaration sur l’agriculture transgénique et ceux qui prétendent s’y opposer », édition de l’Encyclopédie des nuisances, p 116, cité par le Canard Enchaîné

Cependant, à propos de canailles, Riesel - si « radical » fréquente bien Edouard Goldsmith, qui, à son tour, apparaît dans Arianna Editrice, publication italienne dans laquelle il côtoie Alain de Benoist, Charles Champetier - c’est-à-dire des représentants de la Nouvelle droite - Serge Latouche et Eduardo Zarelli. Ce dernier se voit gratifié de deux textes traduits en français dans la dernière livraison d’Eléments, consacrée à « une réponse à la mondialisation, le localisme ». Tiens, tiens, comme on se rencontre. Il ne s’agit pas ici de pratiquer l’amalgame des noms - méthode de la police française dans La lettre volée - mais de montrer un état d’esprit, une idéologie communs.

Dans son texte intitulé « localisme et biorégionalisme » (Eléments, mars 2001, page 28), Zarelli écrit : « Après les dévastations de l’environnement généreusement héritées du "développement", il est aujourd’hui moins "hérétique" d’imaginer un avenir dans lequel la "réduction d’échelle", dans une perspective communautaire, aboutisse à cette "grande inversion" du modèle industriel annoncée par Edouard Goldsmith pour reconstruire une qualité de vie digne d’être transmise aux générations futures. » L’illusion est celle d’un univers clos, se reproduisant éternellement lui-même. Zarelli continue : « Le caractère cyclique des processus se fonde sur les boucles de rétroaction d’un écosystème dans lequel les substances nutritives refusées par une espèce deviennent automatiquement les substances d’une autre, de manière que les rejets se trouvent recyclés ». « Ecologie profonde », « perspective biocentriste originale », « décentralisation, interdépendance, diversité et rapports de réciprocité non-hiérarchique entre communautés » sont au rendez-vous. Robert de Herte conclut l’éditorial d’Eléments en s’exclamant : « Il s’agit de remettre le local au centre, et le global à la périphérie. Retour au lieu, au paysage, à l’écosystème, à l’équilibre. La vraie vie est ailleurs. » Nous conseillons volontiers cette lecture aux participants naïfs du carnaval de Montpellier pour qu’ils comprennent mieux ce pourquoi on les fait défiler.

Revenons en effet à Jimmy et Edouard Goldsmith. Si l’on veut comprendre le processus en cours, par lequel l’anti-mondialisme est subverti et orienté vers une voie de garage pour bétail asservi, le projecteur doit être mis sur ces deux hommes et leur action entre la fin des années cinquante et aujourd’hui, dans un partage fraternel des rôles. L’intervention du pirate financier et de l’écologiste radical doit être vue comme un tout, révélateur de l’idéologie de l’époque. Avec une constante : l’attaque contre l’Etat-nation et sa capacité de défendre le progrès et l’intérêt général, sous couvert d’un respect de la « créativité », du « communautarisme » et des « ensembles naturels ».

Jimmy, comme l’a bien montré un programme récent de la BBC, a été l’un des trois pirates financiers qui, en Angleterre, à la fin des années cinquante, avec Slater et Tiny Rowland, s’est lancé à l’assaut du vieil establishment industriel au nom de la « démocratie de l’actionnaire ». En bref, il s’agissait de s’emparer d’entreprises par des raids boursiers - avec des crédits obligeamment fournis par les éléments les plus agressifs de la City de Londres - de les désosser, de licencier, de les vendre par compartiments, puis d’engendrer du crédit avec les bénéfices et de continuer en faisant « boule de neige ». La stratégie était de brûler la vieille substance de l’économie pour en tirer de substantiels profits financiers, avec une « logique d’actionnaire » (revenus d’au moins 15% par an), sans reconstruire quoi que ce soit. C’est cette stratégie de la terre brûlée qui a été finalement adoptée par tout le monde, jusqu’aux fonds de pension, et provoque la crise généralisée de tout l’ordre économique, monétaire et financier actuel.

L’idée était en même temps d’adapter et de manipuler la population pour qu’elle ne se révolte pas. A certains, on vendait l’illusion de gains boursiers infinis, à d’autres, celle d’un illusoire retour à la nature : Jimmy et Teddy. Encore que les rôles soient parfois inversés : Teddy n’a pas répugné aux combinaisons financières, alors que Jimmy, à la fin de sa vie, a financé la forme très particulière de « retour à la nature » que représente Philippe de Villiers. Ces joueurs ont ainsi uni leurs jetons à droite comme à gauche, pourvu qu’en aucun cas n’apparaisse une alternative viable à leur système.

Certes, nous ne devons pas trop les surestimer en général, mais leur intervention est révélatrice dans le domaine dont nous traitons ici. Ainsi, aujourd’hui, Edouard Goldsmith promeut et finance systématiquement tout l’aspect « écologiste » des mouvements anti-mondialisation. Sa manière de procéder est à a fois directe (par exemple le soutien apporté à René Riesel) et indirecte (l’effet de propagation idéologique de ces conceptions sous une forme moins radicalement anti-industrielle ou localiste, mais répandant le principe que la somme des initiatives particulières est plus « authentique » qu’un projet global). Le dénominateur commun est de saper les fondements de l’Etat-nation, pour empêcher que s’organisent des centres de résistance.

L’effet est comme celui d’une série de dominos s’appuyant les uns sur les autres : toute impulsion communiquée au premier gagne jusqu’au dernier, même si elle n’est plus exactement la même qu’au départ.

Certes, ATTAC, par exemple, ne reprend pas les idées de Goldsmith et sa charte défend explicitment la souveraineté des Etats-nations. Cependant, le mouvement s’est laissé imprégner par son influence, à la base comme au sommet. Un René Passet, par exemple (Le Monde diplomatique, février 2001), président du conseil scientifique d’ATTAC, proclame la « prééminence des droits fondamentaux de la personne » et « le droit des nations à protéger leurs activités » face à « l’emprise de la rentabilité marchande ». « La rentabilité des activités qui s’y rattachent, dit-il, n’est pas essentiellement monétaire et de court terme : elle est de nature sociale, et elle se manifeste à travers les effets indirects de long terme sur le développement de la collectivité ». Il voit donc un bon usage, dégagé des « critères des intérêts mercantiles et du profit », de techniques relevant du nucléaire ou des biotechnologies. Cependant, il accuse « la machine », qui « devrait soulager l’être humain à la peine, d’engendrer, dans les nations les plus riches - et même en périodes de reprise l’inégalité, la misère et l’exclusion sociale ». « La course productiviste, à laquelle on soumet les entreprises, épuise la nature, amplifie les prélèvements et les rejets, et détraque les grands mécanismes régulateurs de la biosphère ».

On voit ici comment un homme honnête, et perspicace sur bien des points de son analyse, peut se laisser littéralement contaminer par l’idéologie dominante dans son milieu et, faute de critères ou de références fondés sur l’économie physique, être incapable de déterminer le projet collectif conjuguant rentabilité économique réelle et justice sociale. C’est par l’examen de ce point que nous conclurons. Il nous permettra de comprendre l’acharnement que Jimmy et Teddy Goldsmith ont historiquement mis à attaquer Lyndon LaRouche et ses conceptions de l’économie physique, et dont certains membres d’ATTAC et du Monde diplomatique ont relayé les accusations sans, le plus souvent, comprendre leur origine ni leur logique. Comme à la Cour, ils ont préféré fermer le débat plutôt que de tenter d’en découvrir l’origine et d’en parler franchement pour rétablir la vérité. L’économie physique, véritable enjeu L’acharnement mis à diffamer Lyndon LaRouche et son mouvement, à le présenter constamment pour ce qu’il n’est pas, paraît surprenant à quiconque ne connaît pas son histoire et l’examine de bonne foi. L’ancien ministre américain de la Justice, Ramsey Clark, qui fut pendant les années soixante l’un des principaux défenseurs du mouvement des droits civiques, a défini la campagne des autorités américaines contre Lyndon Larouche comme la plus acharnée et mobilisant le plus de moyens officiels et officieux qu’il ait connu de son vivant. Avant d’analyser la cause profonde de cette attaque, qui est directement en rapport avec notre sujet, il est intéressant de déterminer d’où elle est venue.

C’est le banquier new-yorkais John Train qui en a été le principal organisateur au cours des années 1982-1984. Celui-ci a alors agi à l’instigation d’Henry Kissinger, dans le contexte d’une décision de l’exécutif américain (US Executive Order 12333), en combinant des moyens publics et privés, policiers et médiatiques. John Train a ainsi rassemblé, à partir d’avril 1983, un groupe d’agents de différentes officines de renseignements américaines et de journalistes complaisants. La source des calomnies télévisées et journalistiques lancées contre LaRouche au cours de la période 1983-1984 est venue principalement de là, jusqu’à aujourd’hui. Ce qui a, en particulier, atterri en France vient originairement de là et a été repris par des tâcherons successifs peu ou trop conscients de ce qu’ils copiaient les uns des autres. John Train, par ailleurs, a dirigé au cours des années cinquante une publication littéraire et politique américaine en France, la Paris Review. L’épouse d’Edouard Goldsmith à cette époque, Gillian Marion Pretty, était l’une des principales collaboratrices de John Train. Jimmy et Edouard Goldsmith faisaient partie des proches de Train ; Jimmy Goldsmith voyait alors pratiquement toutes les semaines John Train. Les deux frères ont joué un rôle actif dans les opérations contre LaRouche.

Ici se révèlent les opérateurs de l’oligarchie anglo-américaine, avec leurs services politiques et financiers. Henry Kissinger, qui est au coeur de notre problème, manifesta ainsi, le 10 mai 1982, lors d’un discours prononcé à Chatham House, résidence du Royal Institute for International Affairs de Londres, son attachement au réalisme de la vision britannique contre « l’idéalisme rooseveltien ». C’est en ce sens que nous parlons ici d’ « oligarchie anglo-américaine » : racine dans l’économie libérale d’Adam Smith, de Jeremy Bentham et de David Ricardo plante développée aux Etats-Unis au sein des familles « wasps » (blanches anglo-saxonnes protestantes) et de leurs serviteurs comme Henry Kissinger.

Nous pourrions, à qui en demanderait communication, fournir des éléments concrets sur ce groupe politique et de multiples exemples sur son acharnement contre LaRouche. Ce que nous en avons dit ici suffit cependant pour l’identifier La question est maintenant le « pourquoi » de cet acharnement.

Après tout, si l’on raisonne en nombre, « LaRouche » représenterait peu de monde. Aussi, il ne faut pas raisonner en nombre. Ce qui provoquait l’inquiétude et la fureur de l’oligarchie anglo-américaine était de voir surgir aux Etats-Unis un groupe qu’elle ne parvenait pas à contrôler et, surtout, qui se situait sur un terrain opposé à celui de son idéologie.

LaRouche en effet a absolument rejeté, dès le départ de son action politique, la conception d’un univers clos, fini, se composant de ressources relativement fixes et contrôlables par un petit nombre de privilégiés, et a défendu au contraire celle d’un univers « franchissant ses limites » grâce à l’intervention d’une pensée humaine agissant dans l’intérêt général. Dans cette approche, découverte scientifique, progrès technologique, justice sociale, culture de la vie et rejet absolu de traiter une partie de l’humanité comme du bétail qu’on gère, se trouvaient indissolublement liés. Les interventions de LaRouche, de ses collaborateurs et de ses amis sur la scène politique américaine et mondiale, bien que relativement limitées dans leurs moyens, touchaient toujours au coeur du système : dénonciation du malthusianisme, de l’extrapolation linéaire du Club de Rome, attaques contre le trafic de drogue et une sous-culture commerciale vendue pour dégrader, défense de la constitution d’un cartel de débiteurs contre le système financier anglo-américain, mise en oeuvre d’une réelle politique de l’espace, reposant sur des principes physiques nouveaux, défense du nucléaire pour le tiers monde...

Surtout, LaRouche et ses amis dénonçaient sans mâcher leurs mots ceux qui tenteraient de vendre, pour démoraliser le plus grand nombre, un pessimisme culturel abaissant l’homme à un instrument engagé dans la lutte de tous contre tous.

A la vision oligarchique d’une société où l’on doit gérer un équilibre, épargner les ressources et les réserver à une élite, il a opposé celle d’une société que l’on doit pousser vers ses limites, vers ce moment où l’homme doit mobiliser en lui ce qu’il a de plus humain pour découvrir de nouvelles lois de l’univers, où il doit prendre la responsabilité du monde parce qu’il n’a pas d’autre choix qui préserve son intégrité et sa dignité.

Critique de Norbert Wiener et dénonçant une société du « virtuel » et de la « cybernétique », LaRouche a alors exprimé sa conception de « l’économie physique », diamétralement opposée à celle de l’économie financière angloaméricaine. Il a montré que la garantie de l’avenir ne peut être donnée que par les découvertes de l’esprit humain, des solutions apportées à des paradoxes qui brisent le carcan des contraintes malthusiennes, et qu’une culture ne peut être mesurée aux sensations ou aux états d’âme qu’elle engendre, mais en ce qu’elle offre ou non à l’homme la possibilité de devenir créateur. Le propre de l’économie est de promouvoir et financer cette culture, par une émission systématique de crédit en sa faveur.

Ainsi, il a rétabli le lien entre science, technologie, justice sociale et croissance démographique, en offrant une perspective fondée sur l’investissement productif et remettant au centre la capacité humaine de créer. Dès lors, la question du « gouvernement » n’est plus liée à son attachement géographique (mondial, national régional, local) mais à l’intention qui l’anime :

Le principe fondamental de toute forme républicaine de gouvernement, à l’opposé d’un gouvernement mis au service d’une personne ou d’une catégorie sociale déterminée, est que son existence ne se trouve légitimée que par l’autorité qu’il exerce et la responsabilité qu’il assume en vue d’assurer l’intérêt général de tous les êtres vivants et de leur postérité.

C’est cette conception de l’économie physique et du gouvernement républicain qu’il s’agit aujourd’hui de rétablir si chacun d’entre nous a réellement la volonté de répondre au défi de la crise du système existant qui, devant nos yeux, n’est plus capable d’assurer les ressources de son avenir.

A un tournant de l’histoire où apparaît, aux Etats-Unis, un nouveau type de fascisme autour de l’Administration Bush, mais où la chute du système offre en même temps une chance immense de remise en cause et d’amélioration, l’enjeu est de se battre pour un projet cohérent et mobilisateur.

Le débat devrait être autour de ce projet unificateur, non en fonction de rapports de force, de jeux de contre-pouvoirs ou de complaisances activistes. D’un point de vue français, le défi est plus particulièrement de faire éclater le carcan formaliste autodestructeur, de voir avec les yeux du futur pour remettre en cause les habitudes mentales acquises dans une pensée close, dans la cage cartésienne ou dans les plans de carrière. Ce n’est pas d’attaquer la science et le productivisme, de se heurter le front contre les barreaux, mais d’en faire renaître une conception plus haute, qui soit non entropique car inspirée par l’amour du prochain, non par l’élimination de l’adversaire.


[1Le Cirad a pour principal champ d’action la protection des forêts tropicales et la rationalisation de la production et du commerce du bois en tant que source d’énergie.