Le Général Võ Nguyên Giáp, un patriote, artisan de paix

vendredi 1er novembre 2013

Les obsèques nationales du Général Giap, décidées au Viêt Nam par référendum populaire, ont inscrit, par leur grandeur, leur ferveur et la foule immense, ce héros contemporain dans la lignée des plus illustres défenseurs de l’indépendance nationale. Cette lignée regroupe les deux sœurs Trung (Hai Bà Trung), Lê Loi, Nguyen Trãi, Quang Trung et tous ceux pour qui, selon la belle formule de Hô Chi Minh, « il n’y a pas de bien plus précieux que l’indépendance et la liberté ».

Vainqueur de la bataille de Diên Biên Phù et artisan de la défaite américaine au Viet Nam, Võ Nguyên Giáp s’est éteint à l’âge de 102 ans le 4 octobre dernier.

Le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a aussitôt publié un communiqué :

Le Général Giap fut un grand patriote vietnamien, aimé et respecté par tout son peuple pour le rôle éminent et fondateur qu’il a joué pour l’indépendance de son pays. Il était profondément attaché à la culture française et parlait d’ailleurs parfaitement notre langue. Alors que la France et le Vietnam sont devenus désormais des partenaires stratégiques, je salue aujourd’hui la mémoire d’un homme exceptionnel et présente mes profondes condoléances à sa famille et au peuple vietnamien.

Nombreuses ont été, dans les associations et les familles vietnamiennes en France, les cérémonies intimes en pieux hommage à sa mémoire. Un Livre d’or, ouvert à l’Ambassade du Viêt Nam à Paris, a reçu beaucoup de touchants témoignages et condoléances pour sa famille.

John McCain, ancien candidat à la Maison Blanche, a écrit dans les colonnes du Wall Street Journal : « Ses victoires sont le fruit d’une patiente stratégie dont lui et Ho Chi Minh étaient persuadés qu’elle réussirait : une capacité inébranlable à souffrir d’immenses pertes et la destruction quasi-totale de leur pays de façon à vaincre tout adversaire, aussi puissant soit-il ». Et, a-t-il ajouté, « les États-Unis n’ont jamais perdu de bataille contre le Nord-Vietnam, mais ils ont perdu la guerre ». Le sénateur de l’Arizona, prisonnier après que son avion a été abattu au-dessus de Hanoï, s’incline devant les qualités d’un adversaire reconnu comme étant un grand stratège, mais dont l’on ne peut pas dire qu’il fut économe du sacrifice de ses hommes ni des 10 300 combattants de Diên Biên Phù capturés au soir du 7 mai 1954, dont seulement 3200 seront rendus à leur famille. Pouvait-il agir autrement et maîtriser toutes les contraintes d’une guerre asymétrique ?

La fin de la « guerre d’Indochine » qui l’opposa au corps expéditionnaire français laissa peu de répit au peuple vietnamien pour établir la paix et la reconstruction, après les épreuves de la Seconde Guerre mondiale, l’occupation japonaise et les ambitions des grandes puissances. Il dut affronter la force surarmée des Etats-Unis à travers la partition Nord-Sud de son territoire.

A Léonid Brejnev, qui ironisait sur le rapport de forces, Giap répondit un jour : « Si nous devions nous battre à la manière soviétique, nous ne tiendrions pas deux jours. Mais nous nous battons à la manière vietnamienne » ; une guerre populaire, militaire, politique, économique et culturelle dans laquelle le moral de tout un peuple, solidaire dans sa volonté nationale, ne pouvait être qu’invincible. L’Histoire l’a démontré !

Dans quelques mois, après soixante ans, l’abominable bataille de Diên Biên Phù sera évoquée comme un événement du passé, sans doute presque retranché de notre mémoire collective. Dans un taxi parisien, je lançais au chauffeur d’une quarantaine d’années : « Avez-vous entendu annoncer la mort du Général Giap ? – Non, qui est-ce ? – Dien Bien Phu ? – Connais pas ! »… J’ai essayé d’expliquer, raconter, montrer combien il nous faut pouvoir bâtir l’avenir sur les leçons du passé. Mon chauffeur m’a sincèrement remercié de « la leçon d’histoire » !

Les généraux Leclerc (à droite) et Giáp (le poing levé) à Hanoi le 22 mars 1946. Au centre en blanc, Jean Sainteny, commissaire de la République au Tonkin et artisan du dialogue avec Hô Chi Minh.

C’est que, placée dans le contexte enchevêtré et compliqué des bouleversements de la Deuxième Guerre Mondiale, l’Histoire de la France et du Viêt Nam a été décrite, à juste titre, par Jean Sainteny, Commissaire de la République pour le Tonkin et l’Annam du Nord en 1948, comme l’Histoire d’une paix manquée. Aux côtés du Général Leclerc, il a été à l’origine d’un accord avec le président Hô Chi Minh pour que l’Indochine demeure dans l’Union française. Mais une guerre fratricide en consacra l’échec. Depuis, entre nos deux pays, tout a été une longue accumulation d’occasions manquées. Je peux témoigner qu’en 1987, quand le VIe Congrès du Parti communiste vietnamien a décidé son «  dôi moi » (« changer pour faire du neuf », autrement dit « ouverture à l’économie de marché »), un tapis rouge était déroulé à la France et à ses investisseurs culturels, scientifiques et techniques… Aujourd’hui, à l’occasion de l’Année croisée France-Viêt Nam, un partenariat stratégique vient de se signer à Paris, aux applications incertaines et dans une situation bien moins favorable, compte-tenu des multiples appétits que suscite ce grand pays ami !

Il n’est pas facile pour un Français, surtout depuis la chute du mur de Berlin, de se montrer respectueux d’un régime qui se trouve toujours sous « le pouvoir dirigeant du Parti » et se réclame des valeurs d’un communisme que l’on croyait relégué aux oubliettes de l’Histoire.

Il est encore moins facile, aux oreilles de ceux qui n’ont pas tout oublié de l’Histoire, d’évoquer Diên Biên Phù, une défaite militaire radicale, une faute des politiques et du commandement, un enfer, un effroyable carnage, un épisode sur lequel on aimerait pouvoir jeter un voile pudique tant il est porteur de souffrances, de regrets et d’amertume. Qu’on parcoure plutôt l’album d’Erwan Bergot ou qu’on lise Paroles de Diên Bien Phu, recueil de témoignages de survivants par deux historiens, Pierre Journoud et Hugues Tertrais, et l’on se persuadera sans peine que ce fut « un voyage au bout de l’horreur ».

Hô Chi Minh et le Général Giáp préparant l’offensive de Dien Bien Phu (1954)

Mais l’oubli ne convient pas à cette réalité poignante où les combattants et leurs chefs ont payé, dans les deux camps, un si lourd tribut. Pour comprendre avec discernement, on doit placer toutes ces blessures d’un conflit fratricide - qui n’aurait jamais dû se déclencher - dans la perspective, autrefois méconnue et aujourd’hui si familière, de la « décolonisation » et du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Selon l’expression de Léopold Sédar Senghor, père sénégalais de la Francophonie, « le monde plus juste et plus humain que nous entendons promouvoir, ne peut surgir que d’une multiplication des rencontres et des échanges ». Il voulait dire que se voir, se parler et se connaître change la nature des rapports humains et doit conduire à transformer les antagonismes a priori en compréhension mutuelle.

La fin de vie du Général VÕ NGUYÊN GIÀP est le signe qu’une page de l’Histoire tumultueuse du XXe siècle se tourne et cet instant solennel doit nous inciter à réfléchir posément à ce que furent ses acteurs et ses moments décisifs. Pour ma part, ce n’est pas évident, car j’ai été baigné d’une foi sincère dans l’image d’Epinal de la France coloniale, avec ses lumières et jamais ses ombres, sans la moindre idée de l’oppression qu’éprouvaient le plus souvent les peuples colonisés, par une présence étrangère dominatrice dont ils bénéficiaient tout en la rejetant. Le 20 janvier 1989, en posant à Fréjus la première pierre du Mémorial des Morts en Indochine, Jacques Chirac a su dire : « Les vicissitudes des temps ont pu momentanément nous séparer, les exigences de l’Histoire sauront nous faire retrouver les chemins de la fraternité et d’une coopération sous d’autres formes ». Encore fallait-il ne pas rester enfermés dans nos rancoeurs, nos regrets et nos craintes et aller à la « recherche du temps perdu » !

Le rétablissement d’échanges dans le domaine de la santé a été l’occasion d’organiser une association qui n’a pas cessé depuis de rafermir nos liens professionnels et familiers ; ViêtnAmitié nous a procuré d’étranges rencontres qui nous ont façonné un jugement plus vrai sur les gens et les choses ! Quatre anecdotes personnelles éclairent le parcours partagé qui m’a valu l’extrême honneur d’être admis par le président Tran Duc Luong dans l’Ordre de l’Amitié de la République socialiste du Viêt Nam :

  • Le 7 juin 1954, je préparais à Lyon le concours de Santé Navale et, vers midi, je regardais dans le Hall du journal Le Progrès, inscrire à la craie, sur de longues toiles cirées noires, les brèves de l’AFP. Le préposé écrivit en haut : « le camp retranché de Diên Biên Phù est », puis il déplaça son échelle vers la gauche pour écrire sur la deuxième ligne le mot terrible : « tombé ». Une rumeur de catastrophe emplit le Hall lyonnais habituellement si réservé. Et le nom du vainqueur de cette bataille, tellement décisive, s’est gravé comme une hantise dans nos esprits : Giap !
  • 35 ans plus tard, une conversation sans fard avec le Professeur de Chirurgie traumatologique de la Faculté de Hô Chi Minh Ville m’apprit qu’il avait été médecin lieutenant à Diên Bien Phù, tandis que, par dizaines (Raymond, Gindrey, de Carfort, Rondy et les autres), mes anciens de l’Ecole du Pharo étaient jeunes chirurgiens ou médecins de bataillons du Camp retranché (photo). Tous ont secouru des victimes sans nom, venus de « cet enfer de nulle part », mais il a fallu convertir nos mentalités pour accepter de faire des uns comme des autres des héros au service de tous les blessés.
  • Plus tard, au Val de Grâce, les anciens de l’Hôpital Grall de Saïgon tenaient leur Assemblée générale où j’ai introduit discrètement le Directeur du service de Santé de Hô Chi Minh Ville, nouveau partenaire de nos échanges hospitalo-universitaires. A son tour d’être touché par tant d’attachement à cet Hôpital français que nos médecins militaires avaient tenu, pour la population civile, jusqu’en 1975. Désormais hôpital pédiatrique Nhi Dong Hai, il lui fit restituer le nom de Grall en signe d’amitié et de respect pour cette fidélité confraternelle.
  • En 1996, un hasard signifiant devait achever de bousculer mes préjugés. Comme la revue Informations médicales d’Asie francophone que ViêtnAmitié avait lancée marchait bien, j’ai travaillé avec Madame Dang Bach Hà, chercheuse à l’Institut des hautes études en sciences sociales de Hà Nôi, au premier numéro d’une revue semblable dans sa discipline, ignorant tout de sa vie familiale. La retrouvant deux ans plus tard au décollage d’un A320 de Dà Nang pour Hà Noî, elle vint m’inviter à « faire la connaissance de son mari ». J’ai ainsi voyagé une heure durant à côté du général GIAP !… Sa parfaite courtoisie, sa culture littéraire française, bien plus profonde que la mienne, l’émotion sincère que je ressentais en lui lorsqu’il me récitait Verlaine ou Châteaubriand, me forçaient à hurler en moi-même, avec Jacques Prévert : « Quelle connerie la guerre »  !
Le médecin Lieutenant Patrice de Carfort dans la cuvette de Dien Bien Phu, au milieu des corps brisés qu’il avait mission de secourir.

Le Monde du 6 octobre a consacré deux bons articles à la disparition de Giap, « général vietnamien artisan des victoires de Diên Biên Phu en 1954 et de Saïgon en 1975 » : l’un des articles était de Jean-Claude Pomonti, qui est certainement l’un des meilleurs connaisseurs de ces années où le Général, héros national, n’avait pas toutes les faveurs du Régime. L’autre est de Jean Lacouture, daté du 5 décembre 1952 et intitulé Le volcan sous la neige . On trouvera aussi avec internet de beaux documents filmés et l’interview donnée en français à Daniel Roussel. Mais pour connaître la vérité sur l’homme, il faut lire les Propos recueillis par Alain Ruscio, lors de leurs nombreuses rencontres entre 1975 et 2008. Le Général Giap a aussi laissé plusieurs ouvrages de mémoire, en français, dont le plus émouvant, aux éditions de Hà Nôi, s’appelle Des journées inoubliables.

On l’a qualifié de « Napoléon vietnamien », fin stratège n’engageant que des combats assurément gagnés au moment opportun, le plus inattendu. Cette comparaison peut tenir au fait qu’il a conduit ses hommes à pied (et avec les fameuses bicyclettes !), comme dans les plus anciennes batailles. Chez son adversaire américain, c’est la force aérienne qui brûle au napalm ou arrose forêts et cultures de millions de litres d’agent orange/dioxine, première guerre chimique d’envergure de tous les temps, dont 3 millions de victimes souffrent encore dans l’indifférence générale. M. François de Quirielle, diplomate nommé par de Gaulle pour représenter la France au Nord Viêt Nam de 1966 à 1969, a décrit « Hà Noî sous les bombes » avec des hôpitaux pour cibles ! Aujourd’hui, les armées modernes visent le « zéro mort » dans leurs camps et ce sont soit les drones, qui assassinent anonymement, à grande distance, soit notre “dissuasion nucléaire” à portée considérable, à même de détruire plusieurs fois la planète... L’humanité a fait beaucoup de progrès dans l’horreur !

On peut retenir contre Giap tout le cortège d’abominations des combats sanglants qu’il a commandés, des errances et des captivités. Mais lui-même, dans sa vie familiale, a souffert injustement croix et passion. On doit surtout se souvenir qu’il a conduit son peuple à la victoire et a voulu lui restituer un pays uni, indépendant, libre et prospère au prix que d’autres lui ont imposé.

Les grandes puissances ont ainsi coupé les peuples en deux (en Allemagne, en Corée, au Viêt Nam, etc., pour mieux les dominer). Giap a permis que son pays soit réunifié et se développe aujourd’hui en paix. Il a conservé jusqu’au bout sa libre parole pour condamner, par exemple, l’exploitation de la bauxite des Hauts plateaux du Centre au détriment de son peuple. Il a aussi ouvert la voie à la nécessaire décolonisation, en montrant qu’un peuple déterminé est toujours gagnant. L’Algérie a opposé la même conviction sans qu’on sache épargner ses populations ni notre contingent. L’Afrique noire sait gré à Giap d’avoir montré le chemin du possible et de la vanité des combats que seule la diplomatie devrait remporter.

Oui, le Général Giap doit rester dans nos jugements un artisan de paix et dans nos cœurs à jamais. Le drapeau vietnamien est en berne. Le nôtre ne devrait-il pas l’être aussi ?

Epilogue :

Ce témoignage resterait lettre morte si une perspective ne s’ouvrait pas pour lui donner vie.

Il faut savoir qu’à Diên Biên Phù, où se sont rendus le président François Mitterrand et son Premier ministre Jacques Chirac, il existe à proximité du Mémorial des soldats vietnamiens un monument à la mémoire des soldats français, unis dans la mort. On pourrait imaginer pareille réunion mémorielle à Fréjus... M. Paul Schneider, poète eurasien et père fondateur de ViêtnAmitié, avait écrit ces vers :

Le raz-de-marée a passé, plein de bruits et de fureurs, de larmes et de sang. Vietnamiens et Occidentaux, toute la semence de nos jeunes morts est inscrite aux Tables de Mémoire mais le cœur de l’Homme fera reverdir les rizières du futur et les flots tumultueux de l’Histoire.

Nous voici confrontés à ce défi et les vietnamiens sont à l’initiative : lors de la séance inaugurale des 9e Assises de la Coopération décentralisée franco-vietnamienne, qui se sont tenues à Brest du 9 au 12 juin dernier, une diapositive fut projetée listant les collectivités françaises en partenariat avec leurs homologues vietnamiennes. Quelle stupéfaction d’y voir mentionné un jumelage en projet entre Fréjus et Diên Biên Phù !

Le conseiller culturel de l’Ambassade de France à Hà Noî et moi avons étudié avec les autorités présentes de la Province de Diên Biên le beau document préparé par eux, dans notre langue, pour demander l’aide des amis français de Fréjus. Leurs attentes se déclinent en 27 projets de coopération technique, dans les domaines les plus variés, visant à améliorer les conditions de vie urbaine et rurale de leur province. Ces hommes jeunes savent-ils vraiment la déchirure de nos deux peuples dans le drame de la « cuvette », aujourd’hui ville moderne ? Ils sont plutôt de la génération oublieuse de mon taxi parisien ! Leur rêve est de bâtir avec la France des échanges fraternels d’intérêt mutuel. La balle est désormais dans le camp des fréjussiens… après les municipales mais, on l’espère, avant la fin du monde !


Dr Louis REYMONDON
ancien assistant des Hôpitaux des Armées
chirurgien chef honoraire du Centre Hospitalier de Fréjus - Saint-Raphaël
Président fondateur de ViêtnAmitié
membre de l’Ordre de l’Amitié de la RSV