Les Churchilliens cherchent-t-ils à torpiller la BRI ?

samedi 3 août 2013, par Karel Vereycken

A droite, Montagu Norman, le gouverneur de la Banque d’Angleterre entre 1920 et 1944. Ici avec son ami intime Hjalmar Schacht, ministre de l’économie d’Adolf Hitler qui le chargea de préparer la guerre.

Rappelons-nous à quel point, lors de la campagne présidentielle de 2012, la presse française s’offusquait que Jacques Cheminade et Solidarité & Progrès « osent » affirmer que certaines banques d’affaires de la City de Londres et de Wall Street avaient financé en sous-main la montée du fascisme en Europe, au XXe siècle.

Depuis le 30 juillet 2013, cette affirmation est étayée par la publication, sous forme électronique, des archives de la Banque d’Angleterre. Et ce qu’elles révèlent fait scandale. C’est le quotidien conservateur The Daily Telegraph, porte-parole de certains courants nationalistes anglais opposés à une Europe supranationale, qui est au centre d’une offensive sans précédent mettant en lumière le rôle trouble qu’ont joué aussi bien la Banque d’Angleterre (BoE) que la Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle pendant cette époque sombre (Voir notre article La BRI et la solution finale du 9 juin 2013).

Créée en 1930 dans le cadre des plans de gestion des réparations de guerre (Plans Dawes et Young) par la City de Londres, Wall Street (JP Morgan) et leur supplétif Hjalmar Schacht, nommé par la suite ministre des Finances d’Hitler, la BRI, une banque privée censée être la « banque centrale des banques centrales », sort aujourd’hui de l’ombre.

En effet, lors du G20 de Londres en 2009, c’est à la BRI et son Conseil de stabilité financière (CSF) que nos chefs d’Etat et de gouvernement ont confié le soin d’élaborer et d’appliquer au plus vite des plans de « résolution bancaire » comprenant des techniques de « bail-in » qu’on a vu par la suite à l’œuvre à Chypre ou à Detroit : on préserve la « stabilité financière » du système et on sauve autant que possible les banques en laminant actionnaires, détenteurs d’obligations et déposants ordinaires. Si par hasard, comme dans le cas de Detroit, il faut priver les employés de la ville de leurs pensions pour honorer les créances toxiques de banques européennes telles qu’UBS ou Dexia, aucun souci.

De toute façon, la BRI, à partir de la « dette implicite » des Etats, exige le démontage tous azimuts des systèmes de santé et des retraites. JP Morgan, historiquement une banque actionnaire de la BRI, précise que si la Constitution « post-fasciste » de tel ou tel pays protège un peu trop l’intérêt général et les acquis sociaux, il faut la supprimer.

Bien qu’il reste forcément des enjeux à circonscrire, ce qui est certain, c’est que dans le cadre d’une future « Union bancaire », certaines factions « Churchilliennes » sont sur les sentiers de la guerre et voient d’un très mauvais œil que la City puisse être mise sous la tutelle d’un régulateur européen unique. Et puisqu’en Europe, la BRI sera au cœur de tout projet de régulation bancaire, c’est le moment de la torpiller. Soulignons également que depuis le 1er juillet 2013, le nouveau gouverneur de la Banque d’Angleterre s’appelle Mark Carney. Ce dernier, après avoir passé 13 ans chez Goldman Sachs, reste pour l’instant le président du Conseil de stabilité financière de la BRI.

Les archives confirment que la plupart des historiens sérieux savaient : la BoE et la BRI n’ont pas seulement « fermé » les yeux sur certains échanges entre banquiers profiteurs de guerre et le régime Nazi, elles ont, pour des raisons géopolitiques inavouées, consciemment permis à Hitler de mettre le pied à l’étrier.

L’attaque la plus pointue et la mieux documentée est sans doute l’article d’Adam LeBor paru le 31 juillet dans le Daily Telegraph, un auteur britannique vivant en Hongrie qui vient de publier un livre contre la BRI intitulé « La tour de Bâle » (jeu de mot en anglais combinant la tour de Bâle, c’est-à-dire le siège de la BRI et la Tour de Babel de la Bible).

Ce qui fait grand bruit aujourd’hui, c’est un rapport de la BoE écrit en 1950 confirmant que la banque, sous le gouverneur Montagu Norman, un sympathisant fanatique d’Hitler, a accepté de transférer une partie de l’or de la Tchécoslovaquie au régime Hitlérien.

Les faits sont les suivants. Dans une quête de sécurité, une partie de l’or tchécoslovaque avait été déposée sur un compte de la BRI au nom du gouvernement tchécoslovaque ouvert à la Banque d’Angleterre à Londres. Comme l’indique LeBor, lorsque les Nazis pénètrent dans Prague en mars 1939, des soldats en armes prennent le contrôle de la Banque nationale. Menacés d’exécution sommaire, les directeurs tchécoslovaques sont sommés d’envoyer immédiatement deux ordres à Londres. Dans le premier ordre, ils exigent le transfert de 23,1 tonnes d’or du compte à la BRI détenu par leur pays à la Banque d’ Angleterre (Compte N°2), vers le compte à la BRI détenu par la banque centrale allemande, la Reichsbank (Compte N° 17). Le deuxième ordre exige le transfert de 27 tonnes d’or supplémentaires au même bénéficiaire, mais détenu cette fois-ci directement par leur pays sur un compte à la Banque d’Angleterre.

Pour le commun des mortels, la différence entre les deux comptes semble obscure. Pourtant, la BRI, conçue statutairement comme une chambre de compensation privée au service d’une oligarchie financière privée, ne pouvait (en principe) s’opposer à de tels transferts prévus, en vertu de l’Article 10 de ses statuts, et ceci aussi bien « en temps de paix comme en temps de guerre »

Ainsi, le premier ordre est exécuté dans le plus grand secret : 6,4 millions d’euros d’or (soit 934 millions d’euros à la valeur actuelle de l’once) passent du compte N°2 au compte N°17 – et l’affaire ne fera scandale que trois mois après suite à une fuite tchécoslovaque – le deuxième est rejeté car le Parlement britannique s’était engagé à protéger l’or tchécoslovaque ! Comme le rappelle LeBor :

La BRI est un hybride unique : une banque commerciale protégée par un traité international, dont les avoirs ne peuvent être saisis. La Tchécoslovaquie pensait que l’immunité juridique de la BRI allait la protéger. Elle a eu tort.

LeBor rappelle également que Montagu Norman et Hjalmar Schacht n’étaient pas mécontents qu’on nommât Thomas McKittrick, un banquier américain, à la tête de la BRI. En quittant la BRI en 1946, McKittrick rejoignit la Chase National Bank de New York jusqu’à sa retraite en 1954, une banque alliée à JP Morgan.

Certes, quand en décembre 1941, les Etats-Unis entrent en guerre, la position de McKittrick « devient difficile ». Mais McKittrick réussit à maintenir la banque en vie,

en partie grâce a son ami Alan Dulles, le chef du renseignement américain stationné à Berne en Suisse. McKittrick était un agent de Dulles, connu sous le nom de code 644 et lui donnait fréquemment des informations obtenues de la part d’Emil Puhl de la Reichsbank, un visiteur régulier de la BRI.

Des documents déclassifiés des archives du renseignement américain révèlent des questions encore plus troublantes. Dans une opération de renseignement connue comme le "plan Harvard", McKittrick était en contact avec des industriels Nazis et œuvrait pour ce que ces archives appellent une "coopération étroite" entre le monde des affaires des Alliés et allemand.

Au moment où de jeunes américains tombaient sur les plages de Normandie, McKittrick concluait des accords pour maintenir la puissance économique allemande. Et ceci, disent les archives, avec la « coopération entière » du département d’Etat américain.

L’histoire de la Banque d’Angleterre révèle également l’énervement de la vieille dame de Threadneedle Street à l’égard de Harry Dexter White, un responsable du département du Trésor et allié d’Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor de Franklin Roosevelt.

Car comme le rappelle LeBor,

Morgenthau et White étaient les ennemis les plus acharnés de la BRI et se sont démenés, lors de la conférence de Bretton Woods en juillet 1944 où les Alliés se sont consultés pour concevoir l’ordre financier de l’après-guerre, pour fermer la BRI .

La BoE note avec mépris que White avait dit de la BRI : « Elle a un président américain faisant des affaires avec les Allemands alors que nos boys les combattent. »

LeBor :

Aidée par ses amis puissants, tels que Montagu Norman, Allen Dulles et la majorité de Wall Street sans oublier John Maynard Keynes, la BRI a survécu aux tentatives de Morgenthau et White de la supprimer. Les alliés de la BRI ont utilisé l’argument exact figurant sur le feuillet 1295 des archives de la BoE, disant qu’elle était indispensable pour planifier l’économie européenne d’après-guerre.

« Les documents rendus publics par la BoE sont révélateurs, tant pour ce qu’ils montrent que pour ce qu’ils omettent. Ils offrent une fenêtre sur un monde de déférence craintive de l’autorité, la primauté de la procédure sur la moralité, un monde où, pour les banquiers, la chose qui compte est de maintenir ouverts les canaux de la finance internationale, peu importe le coût humain. En d’autres termes, un monde pas très différent de celui d’aujourd’hui.

LeBor conclut : « La BRI accueille aussi le Comité de Bâle en charge de la supervision bancaire qui régule les banques commerciales et le nouveau Conseil de stabilité financière qui coordonne les régulateurs nationaux. La BRI s’érige aujourd’hui comme le pilier du système financier mondial. Montagu Norman et Hjalmar Schacht seraient vraiment très fiers. »