Frederick Douglass, un combat pour l’émancipation de l’esprit

vendredi 28 juin 2013

Par Pierre Léglise

Pourquoi parler d’esclavage aujourd’hui ? Notre société, au fil du temps, a rendu accessible la nourriture, l’eau potable, les soins. La liberté d’expression politique ou artistique est devenue un droit fondamental. Pourtant, où est la liberté quand nos élites, qui voient le taux de chômage exploser chez les jeunes, comme au Portugal, les problèmes sanitaires apparaître, comme en Grèce, ou les Français quitter le pays pour aller rejoindre Al-Qaïda en Syrie, se bornent à administrer la crise ? Où est la liberté quand la population se contente de bouder et de grogner ?

Nous devons retrouver la raison, face aux folies perpétrées. Comme disait Confucius, « nous avons deux vies, et la deuxième commence quand on s’aperçoit qu’on n’en a qu’une » .

Frederick Douglass

Douglass naît esclave dans le comté de Talbot (Maryland) aux Etats-Unis, en février 1818, quarante-sept ans avant l’abolition de l’esclavage. Il en sera d’ailleurs l’un des acteurs principaux, notamment auprès de Lincoln quand il revendique la création de bataillons noirs pour combattre les confédérés. Il luttera aussi pour la cause des femmes et sera nommé ambassadeur à Haïti.

Si Lincoln à toujours dit que s’il devait choisir entre l’Union et l’abolition, il choisirait l’Union, Douglass à toujours compris la stratégie de Lincoln, et n’a jamais cessé de le soutenir.

Séparé de sa mère dès le plus jeune âge, il ne la connaîtra donc jamais vraiment et recevra l’annonce de sa mort comme de celle d’un étranger. Enfant, il vit dans un camp à l’écart des plantations. La nourriture est servie sur un plateau à même le sol, au milieu du camp. Les plus rapides et les plus forts sont alors les mieux nourris. Pour lit, il a le sol humide de sa case, et pour couverture un sac de toile.

A l’âge de huit ans, il part pour Baltimore, dans une famille dont la mère décide de lui apprendre à lire. Il décrit sa surprise en découvrant une femme blanche si douce et gentille avec lui. Mais après quelques leçons, son époux découvre leur activité et s’y oppose sévèrement :

C’est que, précisa- t-il, si tu donnes un pouce à un Nègre, il prendra un pied. L’esclave ne doit rien connaître d’autre que la volonté de son maître et comment lui obéir. Si tu apprends à lire à ce Nègre, continua-t-il en parlant de moi, rien ne pourra plus le retenir. Plus jamais il ne pourra être un bon esclave. On ne pourrait plus le contrôler et il ne serait plus d’aucune valeur pour son maître. Quant à lui, l’éducation ne lui ferait aucun bien et ne pourrait lui apporter que beaucoup de souffrances ; elle le rendrait malheureux et inconsolable.

Elle deviendra alors dure et intraitable avec Douglass, souvent même plus sévère que son mari. Soumise à son tour à l’esclavagisme, elle achèvera de tuer la bonté naturelle qu’elle portait en elle. Douglass comprend alors que l’esclavage corrompt non seulement l’esclave, mais aussi le maître.

Les leçons s’arrêtent, mais c’est déjà pour lui une porte ouverte vers un autre avenir. Il trouve des moyens pour continuer son apprentissage, auprès des enfants blancs scolarisés qui traînent les rues. Il apprend ensuite l’écriture par d’autres biais, en l’espace de quatre ans. La prise de conscience de sa condition d’esclave, apportée par la structuration de sa pensée au travers de la lecture, et certains textes explicitement anti-esclavagistes instilleront un doute profond en lui, sonnant le début d’une longue bataille interne :

J’étais maintenant conscient de ma misérable condition, sans pour autant avoir ce qu’il fallait pour y remédier. On m’avait ouvert les yeux sur le sordide fossé dans lequel je me trouvais, mais sans me fournir l’échelle pour en sortir. Aux heures les plus sombres, j’enviais aux autres esclaves leur ignorance. Souvent j’ai souhaité être une bête…N’importe quoi pour en finir avec ces pensées ; Car c’était une incessante méditation qui me tourmentait. Il était impossible de l’arrêter... La trompette d’argent de la liberté avait réveillé mon âme et l’avait rendue éternellement vigilante…Je me désolais d’exister et j’aurais souvent voulu mourir ; n’eût été l’espoir d’être un jour libre, je suis sûr que je me serais suicidé ou que j’aurais commis un geste qui m’aurait valu la mort.

Dans sa "case de l’oncle Tom", Harriette Beecher Stowe décrivait un esclave docile, humble, soumis à ses maîtres et n’ayant aucun moyen d’action. Soyons plutôt comme Douglass, fiers, ardents et dominateurs, en un mot : Dignes

Le système esclavagiste aux États-Unis, à cette époque, participe d’un déni complet de l’humanité des Noirs. Mais par ce même déni, et les méthodes employées pour la détruire, ce système reconnaît leur nature égale à tous. C’est toute la compréhension de ce mensonge, et la découverte de comment il est appliqué à l’esprit des esclaves pour qu’ils ne s’émancipent pas, que va ouvrir cette première intuition sur sa condition.

Malgré la dureté de cette réalité, Douglass prend conscience que l’esclavage n’est pas une vérité universelle. Le regard qu’il porte alors sur lui-même change au fur et à mesure, il se sait pouvoir être autre chose qu’un esclave.

« Le prix à payer pour tuer un nègre est le même que celui à payer pour l’enterrer, à savoir un demi cent »  : cette maxime était bien connue à l’époque, même des enfants blancs. Il n’est pas rare alors que les esclaves soient sommairement exécutés, parfois même pour un acte de désobéissance, ou une maladresse. Les maîtres, ou les meurtriers, n’encourent aucune peine, car même si la loi sanctionne le meurtre, dans le cas d’un esclave noir, elle n’est jamais appliquée. C’est une double pression que subissent les esclaves. L’une est physique, la douleur du fouet, de la faim, des coups, tandis que l’autre est psychologique, et maintenue grâce à la peur de subir ces atrocités, ou même d’être tué.

En route pour la liberté

Vers l’âge de seize ans, étant trop impertinent, il est envoyé chez un « casseur d’esclaves ». La technique est simple : faire travailler les esclaves sans relâche, en commençant tôt le matin et finissant tard le soir, par tous les temps. C’est une période extrêmement difficile pour Douglass, qu’il passe à travailler sans arrêt sous les coups, passant son dimanche, unique jour de repos, dans une torpeur qui le laisse vide.

…J’étais au milieu d’un tel tourbillon d’activités qu’il m’était impossible de penser à quoi que ce soit d’autre que ma vie immédiate ; j’en oubliais ma liberté…J’ai compris que pour faire un esclave content de son sort, il faut faire un esclave qui ne pense pas. Il faut absolument obscurcir son sens moral et son esprit et, autant que possible, tuer en lui toute capacité de raisonner. Il faut qu’il soit impossible de déceler des contradictions dans l’esclavage ; il faut qu’il croie que l’esclavage est juste ; et cela, il ne peut le croire que s’il cesse d’être un être humain.

Le casseur d’esclaves tente donc d’en faire des bêtes de somme, afin de briser leur volonté. Douglass réussira à saisir l’opportunité d’affirmer son identité, à un moment où il aurait pu se faire casser définitivement. Une bagarre éclate entre lui et son maître, et Douglass viendra à bout du monstre, après deux heures de pugilat. Acquérant ainsi son respect et prenant conscience de sa volonté propre, il ne subira plus un coup de fouet.

Envoyé dans une autre plantation, il créera une école illicite où il apprendra à lire à une quarantaine d’esclaves. Il rapporte qu’il n’a jamais ressenti un tel amour que lorsqu’ils étaient tous ensemble, chacun découvrant ses capacités, se renvoyant les uns aux autres une image à cent lieues de la bête qu’on veut faire d’eux.

Mais les différents propriétaires d’esclaves alentours découvrent la tentative. Ils saccagent la classe et mettent fin aux cours. Les maîtres ne veulent pas que les esclaves s’instruisent, et ce sont des méthodes éprouvées qui sont employées pour maintenir l’esclave dans l’ignorance.

Tous les dimanches, ils sont libres, ainsi qu’une dizaine de jours entre Noël et le jour de l’An. Pendant ces périodes, ils sont poussés à différentes activités ciblées, jeux d’argent, de cartes, alcool, bagarres…, tout est bon pour les divertir et éviter qu’ils puissent avoir une réflexion sur leur identité. Ils doivent se sentir profondément esclaves, et être contents de leur sort. Etienne de La Boétie nous rappelle d’ailleurs dans son Discours de la servitude volontaire que ce sont des méthodes éprouvées :

Mais cette ruse des tyrans, d’abêtir leurs sujets, ne se peut reconnaître plus clairement que par la conduite de Cyrus envers les Lydiens, et qu’il se soit emparé de Sardes, principale ville de Lydie, et qu’il eût pris à merci Crésus ce roi si riche. Emmené par lui en captivité, on lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s’étaient révoltés : il les eût bientôt réduits, mais ne voulant pas mettre à sac une si belle ville, ni être toujours en peine d’y maintenir une armée pour la garder, il s’avisa d’un moyen suprême pour s’en assurer la possession : il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et il fit publier, par ordonnance, que ses habitants aient à en user.

Après une tentative d’évasion avortée, il est envoyé à Baltimore pour suivre une formation de calfat. Il passe alors un accord avec son maître pour louer son temps. En échange, il doit payer son loyer et sa nourriture. « Chaque pas qui me permettait d’assumer les responsabilités d’un homme libre me rapprochait un peu plus de la liberté », explique-t-il. Ayant pu rassembler assez d’argent, il décide de s’échapper, et se retrouve quelques jours plus tard à New-York.

Tous des Frederick Douglass

Frederick Douglass et son petit-fils Joseph Douglass, qui deviendra un violoniste de renommée mondiale et sera appelé à jouer à la Maison-Blanche par plusieurs présidents.

Frederick Douglass avait compris qu’enfermer un être humain dans une prison de sensations, ou de sentiments s’y rattachant, était la clé pour en faire un esclave. Pour les Noirs américains, la prison de sensations était faite de coups de fouet, de terreur, de faim, de peur de la mort et de divertissement. Aujourd’hui le problème est plus insidieux, la prison de sensations s’est muée pour être agréable et alléchante, on s’y prélasse dans les plaisirs de la bouche, du sexe, des jeux…tout, pourvu que ce soit sensationnel ! Et ce n’est pas tant ces plaisirs qui sont source d’esclavage, mais leur excès, et la compulsion avec laquelle on s’en délecte.

La question principale, qui déterminera le choix de la liberté, est : notre identité devient-elle la recherche du plaisir par tous les moyens, ou plaçons-nous cette identité au-delà des frontières de notre propre corps, dans l’action qu’on mène sur le monde ? Si notre identité est déterminée par notre existence physique, le premier choix nous contraint, dans la peur de la mort, à ne jamais nous battre pour autre chose que pour soi, réduisant notre existence à quelque chose d’égocentré et soumis au consensus.

« Les meneurs savent, en effet, qu’il est préférable de toucher l’homme dans sa dignité. Lorsqu’il ne peut plus se regarder lui-même, parce qu’il ne supporte plus le regard des autres, et que bientôt chacun se sent investi de la même possible indignité, la société se désarticule et perd le sens de son humanité ; elle n’est plus qu’une marionnette sans âme, jouet de ceux qui en tirent les ficelles », dirait François Roustang. La dignité, c’est ce qui fait de vous un être humain, et elle se mesure à l’aune de ce que la civilisation a accompli de plus beau et de plus grand au cours de l’histoire de l’humanité. On tend vers la liberté quand on exige de soi-même de perpétuer cette histoire humaine, en répondant à la nécessité. Ce qui veut dire embellir et faire grandir ce qui a existé de plus beau pour ensuite le transmettre, et exiger des autres qu’ils expriment leur plein potentiel à être humains, à perpétuer et améliorer cet héritage.

A toujours vouloir prendre son pied, on oublie que nos droits sont piétinés, que des gens sont en train de crever parce que nos politiques décident de sauver un système bancaire plutôt que l’avenir de notre société. Quand on en arrive là, quand on met un prix à la vie humaine, c’est le début du fascisme, ensuite vient l’esclavage physique. Douglass a fait son choix, faites le vôtre.

Travail humain vs esclavage

Avec l’invention de l’égreneuse à coton en 1793, la production de coton passe de 1000 tonnes par an en 1790, à 1 million de tonnes par an en 1860. Mais c’est sans compter une hausse de la population chez les esclaves, qui est de 697 624 individus en 1790, pour 3 953 760 individus en 1860. Les esclavagistes prennent de plus en plus conscience qu’une grande population est difficile à maintenir en respect, et c’est pourquoi la violence et la terreur va s’intensifier envers les esclaves pour. Il y va de l’avenir de l’économie qui est alors fondée sur les bases de l’esclavage, et le 19ème siècle a vu passer bon nombre de mutineries, d’évasions, et plus généralement l’insoumission. En plus de cela les esclavagistes on réellement peur d’une insurrection. Mais quand Douglass arrive à New Bedford dans le Massachusetts, il rend compte de sa surprise de découvrir un état anti-esclavagiste où les gens sont plus prospères, plus cultivés, plus heureux et plus nombreux que les esclavagistes du sud. L’organisation de l’économie y est organisée sur le travail de chacun et le partage du bien public, selon les principes de la République (du latin « res publicae », qui signifie « la chose publique »).