Jean-Pierre Luminet : Cosmos et esthétique

mercredi 29 mai 2013

Conférence de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet sur l’art et la science, dans les locaux de Solidarité & Progrès à Clichy, le 23 mai 2013.

Compte-rendu

Par Sébastien Drochon, du groupe espace S&P

Il y en a certains parmi nous que « le silence éternel des espaces infinis » n’effraie pas ; qui, face à la puissance des mystérieux phénomènes cosmiques que dévoilent nos télescopes modernes, ne cessent de s’enthousiasmer des futures découvertes qui nous attendent, gardant bien à l’esprit qu’il n’existe pas de théories toutes faites et qu’on ne pourra jamais avoir la vérité sur tout. Parmi ces « sceptiques enthousiastes », tel qu’ils se qualifient eux-mêmes, on compte un astrophysicien de renom, écrivain et poète, un certain Jean-Pierre Luminet [1].

Depuis plusieurs années, Solidarité & Progrès était désireux de faire sa connaissance. Nous connaissions son travail sur l’histoire de l’astronomie et étions déjà intervenus à plusieurs de ses conférences sur ce thème. Suite aux présidentielles, nous l’avons donc invité à partager le fruit de ses réflexions et de ses recherches devant une centaine de personnes présentes dans nos bureaux pour l’occasion.

Comment, cher lecteur, pourrais-je en quelques lignes te communiquer la substance de ces trois heures d’intense discussion, visant à faire renaître dans nos esprits ce lien si souvent oublié entre la science et l’art, entre les lois de la physique et le sentiment de beauté, entre « le Cosmos et l’esthétique » [2] ? Voilà une tâche bien ardue que je tenterai malgré tout d’accomplir ici !

Peut-on en effet marier la force objective des théories scientifiques au sentiment subjectif du beau dans l’art ? Autrement dit, concilier le monde de la raison avec celui des émotions ? La question se pose aujourd’hui plus que jamais, alors qu’on voit s’élargir jour après jour, dans notre système d’éducation, le clivage tragique entre le monde des sciences et celui de la littérature et des arts.

Pour y répondre, nous devons replonger dans la pensée de la Grèce antique qui inspira par la suite celle de la Renaissance du XVe. A cette époque, l’univers, le macrocosme, était pour l’homme nécessairement lié au microcosme par des lois d’harmonie et de proportions. Le vrai en géométrie et en mathématiques devait nécessairement être beau, car il devait coïncider avec la beauté architecturale de l’ensemble du monde.

Le terme grec « kosmos », qui désignait d’ailleurs à l’époque tout ce qui était agréable, bien ordonné et bien agencé, fut naturellement destiné à la plus belle des oeuvres, la plus complète des harmonies : l’univers entier, notre « Cosmos ».

Ainsi, le Parthénon d’Athènes, les extraordinaires villas de Palladio harmonieusement proportionnées, de même que les œuvres magnifiques de Leonard de Vinci ou encore les découvertes de l’astronome Johannes Kepler sur la concordance entre harmonie musicale et organisation du système solaire (travaux qui par ailleurs inspirèrent le musicologue Andreas Werckmeister ainsi que Jean-Sébastien Bach dans la conception du Clavier bien tempéré), sont parmi les héritages les plus précieux de ces temps passés où la beauté dans l’art et dans la science ne faisaient qu’un.

En réalité, le questionnement et l’étonnement propres à la science sont depuis toujours intimement liés à ce sentiment de beauté et d’esthétique. Ne serait-ce qu’en admirant la mer ou encore la voûte céleste étoilée durant la nuit. Cet étonnement universel vis-à-vis du monde qui nous englobe et dont on ne connaît qu’une infime partie, nous submerge toujours d’un sentiment profond de beauté naturelle et immédiate.

Au-delà de cette beauté visible, premier éveil aux lois de l’univers, nous en avons découvert d’autres qui jusqu’alors nous étaient invisibles. Les télescopes et la photographie nous ont en effet dévoilé un univers totalement nouveau et inconnu, formé d’étoiles plus variées les unes que les autres, de galaxies et autres phénomènes cosmiques plus mystérieux encore.

Puis, plus invisible et plus profonde encore, la beauté des concepts et des idées que l’esprit humain élabore pour rendre compte des principes régissant les phénomènes de notre univers. Là encore, l’émotion ne peut être détachée du processus de découverte. Vouloir découvrir sans éprouver aucune émotion, c’est comme vouloir naviguer en pleine mer sans un souffle de vent ! La science est avant tout l’étonnement devant un paradoxe que les vieux dogmes ne peuvent résoudre, et l’émerveillement devant la simplicité d’un nouveau concept. Comment ne pas penser ici à ces astronomes qui osèrent un jour mettre le soleil au centre, au péril de leur vie, alors que nos observations semblaient toujours nous dicter le contraire ?

La culture d’une civilisation – sa manière de penser – peut d’ailleurs très souvent freiner les progrès de la science des siècles durant. Sans une culture qui anime la créativité de l’esprit, par le beau et l’esthétique, la science devient presque morte et immobile, et la civilisation est alors menacée de disparaître.

Avec la concentration des populations en milieu urbain, rares sont les enfants ayant la chance d’observer directement la Voie lactée.

De nos jours, les étudiants vivant en ville ont rarement l’occasion d’observer pleinement le ciel nocturne et d’apprécier la beauté de la Voie lactée à cause de la pollution lumineuse. D’autres n’ont pas toujours la chance de se rendre dans les musées pour contempler les grandes œuvres du passé, d’assister à un concert de musique classique ou de visiter les beaux monuments architecturaux que l’histoire nous a légués. Ou, s’ils en ont les moyens, ils préfèrent en général d’autres occupations plus immédiates et plus dans « l’air du temps ». Osons le dire : la beauté semble de moins en moins accessible aux jeunes, et, si elle l’est, paraît moins la toucher qu’auparavant.

Une certaine forme de pragmatisme s’est installée dans notre quotidien. Le domaine de la pensée et de la créativité, l’idée même d’ordre et d’harmonie, finissent par n’être considérées que comme de simples abstractions, nécessaires à l’homme pour donner un sens au monde réel matériel, chaotique et incompréhensible, mais qui n’auraient rien de réel.

C’est une philosophie comme une autre, me direz-vous. Celle d’un Francis Bacon, parmi d’autres philosophes matérialistes de son temps. Mais comment alors expliquer le phénomène même de la pensée ? Comment cette chose qu’est l’esprit humain, qui conçoit l’ordre et la beauté, pourrait-elle émerger du chaos et du désordre ? Enfin, peut-on vraiment accepter l’idée que toutes nos pensées sur l’harmonie et la beauté des choses ne soient que de simples abstractions désirées par nous afin de ne pas finir désespérés face au chaos existentiel ? Certes, si certains le pensent vraiment, et si pour eux la pensée n’a rien de réel, alors comment pourrait-ils défendre une quelconque idée issue de leur esprit ? La question se pose en effet.

Ce sont justement ces questions les plus profondes que suscita, ce soir-là, la présentation de Jean-Pierre Luminet.

Agitant les esprits d’une multitude de pensées et d’interrogations, ce « sceptique enthousiaste » conclut tout de même en avouant qu’il était un grand optimiste pour l’humanité et que l’homme, explorateur de son univers aussi bien physiquement que mentalement, avait encore un bel avenir.

Cet optimisme, il l’avait d’ailleurs retrouvé dans ces projets pour l’Afrique que nous avions défendus durant la présidentielle. C’était, pour lui, une manière de ramener un sens de beauté dans le politique, chose qu’il ne croyait plus possible de nos jours jusqu’à ce qu’il étudie de plus près le programme de Jacques Cheminade.

Voilà, cher lecteur, l’humble résumé de cette passionnante discussion qui eut lieu en ce mois de mai 2013. Espérant qu’il y en aura d’autres très prochainement.


[1Jean-Pierre Luminet est directeur de recherches au CNRS, membre du Laboratoire univers et théorie (LUTH) de l’Observatoire de Paris Meudon.

[2Ce fut précisément le thème de cette conférence.