Bruce Fein : les principes fondateurs de toute civilisation

jeudi 2 mai 2013

Intervention du constitutionnaliste américain Bruce Fein, ancien procureur-général adjoint sous le président Ronald Reagan, à la conférence de l’Institut Schiller des 13 et 14 avril à Flörsheim en Allemagne et dédiée à la création d’un nouveau paradigme pour sauver la civilisation.

Merci de me donner la parole aujourd’hui. D’abord, je voudrais vous alerter sur les soupçons que l’on peut entretenir quant à ma crédulité. Vous devez savoir que je n’ai pas de télévision, que je ne vais pas sur FaceBook ou Twitter. Je lis en fait des livres difficiles, je veux dire de vrais gros volumes. Je ne regarde jamais les idoles américaines ou qui gagne au superbowl. Je me soucie simplement de mes paramètres moraux et de ceux du monde. Vous devez simplement connaître ces quelques éléments pour comprendre.

Constatons d’emblée que ce n’est pas la première fois que l’homme se préoccupe des dangers de ce qui vient de l’espace [Collisions avec des astéroïdes, etc.]. Il y a une anecdote que l’on raconte à propos du pape Calixte III – qui pourrait être un mythe. Les Chrétiens se battaient alors contre les Turcs, et le pape excommunia la comète de Halley, parce qu’il pensait qu’elle était un mauvais présage pour l’issue de la bataille. Il ne semble pas en définitive que cela ait affecté les combats… Pour sa part, Oliver Cromwell a pris cela à cœur lors de la bataille de Marston Moor (1644) au cours de la première guerre civile anglaise, où il a donné pour instruction à ses troupes, « priez Dieu, mais gardez la poudre à canon au sec »...

Avant, je veux essayer de savoir ce qui mérite que la civilisation soit préservée. Parce que l’on doit se poser des questions sur les nombreuses espèces qui ont elles aussi disparu, les dinosaures, comme les Tyrannosaures Rex. Je veux savoir si notre espèce mérite d’être préservée, avant que l’on se dote de moyens permettant d’écarter les dangers provenant de l’espace.

Dans ce but, j’ai entrepris « le projet du génome de la civilisation ». C’est différent d’un projet de génome humain, parce que cela se concentre sur ce dont nous avons besoin collectivement en tant qu’humains, en organisant des Etats et en développant une culture politique et sociale digne de survivre, qui nous élève au-dessus d’une existence animale dont les préoccupations touchent à l’argent, au pouvoir, au sexe, et le confort de vie en tant que créature, la domination pour la domination. Telle est l’existence animale que nous autres, êtres humains, devons tenter de répudier.

J’ai tenté d’établir l’« indice de la misère du monde », afin de décrire quelle proportion d’humains sont tués, opprimés et persécutés par d’autres êtres humains par rapport à ceux qui meurent suite aux tsunamis, aux catastrophes naturelles. La proportion des premiers s’élève à plus que 95%. Si nous voulons rendre le monde meilleur, nous devons commencer par réduire la misère par certains hommes à des millions d’autres êtres humains. (…)

Quand on pense au socle, au projet du génome pour les dirigeants, le premier principe qu’ils devraient accepter et qu’ils ont rejeté la plupart du temps, voire tout le temps, c’est la compréhension que la raison d’être de l’Etat est de rendre les hommes et les femmes libres de développer leurs facultés et de faire en sorte de les rendre moralement responsables de leurs projets et de leurs destins. Telle est la raison d’être de l’Etat. Il ne s’agit pas en soi d’avoir un certain niveau de couverture santé, ou de PIB ou de chômage, ni d’être numéro 1 ou 2 du monde, avec un classement des nations comme des équipes de football qui reçoivent des médailles chaque semaine. Je parle de la raison d’être de l’Etat : celui de promouvoir le défi individuel, la force et le bonheur par leurs propres moyens.

C’est cela la réussite. La réussite n’est pas d’être capable de dire aux autres pays quoi faire, ou de tenter d’imposer ce que vous pensez être la vertu à quelqu’un. La réussite, c’est donner à chaque individu des chances équitables de réaliser ses ambitions individuelles. C’est le précepte numéro 1 qui doit être présent dans chaque Etat du monde. Cela réduirait l’indice de la misère humaine de plusieurs ordres de grandeur du jour au lendemain.

Le second principe fondamental du génome de la civilisation est, dans l’organisation de l’Etat, de reconnaître, car les hommes ne sont pas des anges, que nous devons séparer ou fragmenter le pouvoir, de sorte qu’aucune faction ne puisse en tyranniser une autre, ce que l’un de nos pères fondateurs, James Madison, avait formulé ainsi : « faire que l’ambition puisse agir contre l’ambition. » Nous ne pouvons pas dépendre de personnages angéliques comme ceux qui accèdent au pouvoir, en particulier chez les hommes politiques qui ne représentent pas un échantillon aléatoire de la population. Les politiciens sont attirés par la politique parce qu’ils aiment la domination, ils sont possédés par l’ego-mania, ils ont besoin d’attention.

C’est pourquoi nous avons besoin de contre-pouvoirs, parce qu’on sait comment cela se passe quand vous leur donnez des pouvoirs illimités, peu importe leur formation ou milieu social d’origine. Par exemple, l’actuel locataire de la Maison Blanche qui prétend disposer de l’autorité pour tuer quiconque sur la planète. Il dit en secret, « hey, t’es peut-être un danger imminent, t’es peut-être lié à al-Qaïda, je n’ai pas besoin de le vérifier, je ne me trompe jamais ». C’est ce qui arrive avec le pouvoir sans limite.

Donc, les contre-pouvoirs sont indispensables pour qu’une civilisation puisse s’établir, sans que la tyrannie en découle. Cela fait partie de la reconnaissance que si vous deviez choisir entre le danger d’un Etat trop fort qui soit doté d’une certaine autorité – parce que les créatures et l’état de nature sont ce que Hobbes décrit comme « pauvres, brutales, méchantes et bêtes », nous savons que la nature humaine est dépravée sans leadership, et nous avons besoin que l’Etat prévienne la prédation, le vol, le meurtre – mais s’agissant de choisir entre un Etat trop faible et un Etat trop fort, nous savons que nous devons choisir le plus faible, parce nous savons que l’Etat est toujours capable de faire beaucoup plus de mal que n’importe quel individu ou groupe d’individus. Si nous pensons aux tueries et aux génocides, à la Mao, de centaines de millions de personnes, les génocides, les holocaustes, comparés aux meurtres individuels qui sont éclipsés par l’ampleur du mal qui peut être engendré.

C’est pourquoi le principe fondamental de toute action de l’Etat est la liberté. L’exception empiète sur la liberté, et l’Etat doit toujours surmonter un grand obstacle pour justifier d’empiéter sur la liberté individuelle. Vous espionner, vous maintenir en détention, vous empêcher de parler, sont de très énormes empiètements. Un Etat trop fort est un Etat qui détruira la raison même pour laquelle nous avons une civilisation et la liberté.

Peut-être l’idée la plus importante dans l’histoire de la civilisation, qui doit être respectée par notre Etat, c’est de garantir un Etat de droit offrant et garantissant à tout accusé un procès équitable. C’est la première chose qu’a reconnue l’homme : « je pourrais avoir tort ; il y a d’autres façons de voir les choses que la mienne. » Nietzsche a dit un jour qu’il n’y avait pas de faits, seulement des interprétations. Il y a une grande sagesse là-dedans. Il existe de multiples manières d’interpréter des événements. Vous n’avez pas le monopole de la sagesse. Lors d’un procès équitable, avant d’imposer une quelconque sanction, une quelconque peine, écoutez l’autre version, laissez une chance à la défense, une décision par un individu impartial qui n’a pas d’intérêt ou d’issue particulière à attendre. Un procès équitable exige de l’humilité intellectuelle : « je pourrais avoir tort ». C’est cela qui doit être une pièce maîtresse de toute constitution, de toute décision gouvernementale. Car l’on voit que sans cela, le chemin de l’histoire est pavé d’injustices. Des accusations anonymes, non débattues, qui envoient quiconque en prison ou à la mort. Voici donc les principes fondamentaux d’un Etat de droit qui sont essentiels pour préserver la civilisation.

Le dernier principe, et peut-être le plus important, est la compréhension que les nations en tant que nations n’ont pas d’intérêt indépendant qui transcende celui de permettre à chacun de ses citoyens de vivre librement. Il n’y a pas d’intérêt national à contrôler les ressources, à étendre son territoire, à contrôler les approvisionnements en pétrole. Cette idée de sécurité nationale, « nous ne contrôlons pas la mer de Chine orientale, ni le pivot égyptien, ni le Moyen-Orient ». Qu’est-ce que c’est que ça ?! Une nation en tant que nation est une construction artificielle ! Ce ne sont que des êtres humains ! Les nations sont faites d’êtres humains, c’est le but de la nation. La raison d’être est de rendre libre l’individu de cette nation, de développer ses facultés et d’avoir la responsabilité morale de ce qu’il fait de sa vie. C’est la réussite, le processus lui-même est la réussite.

Ces défis dont nous parlons ne sont pas nouveaux, nous ne sommes pas la première génération à concevoir ces nécessités afin de réduire l’indice de la misère du monde. Cela remonte à l’Ancien testament d’Ecclésiaste : « ce qui a été sera à nouveau, ce qui a été fait sera refait », il n’y a rien de nouveau sous le Soleil. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de nouvelles technologies, il n’écrivait pas à l’âge de l’internet et je suis sûr que quelque chose viendra remplacer internet. Mais les motivations de l’humanité, les défis pour mener une vie qui soit au delà de l’existence animale, sont en nous depuis le début. C’est comme le disent les Français : « Plus les choses changent, plus elles restent les mêmes. »

J’ai articulé le projet de génome sur comment nous concevons et construisons des Etats. Mais les Etats en eux-mêmes ne sont pas une success story ; nous avons aussi besoin d’une culture politique et sociale qui adopte ces préceptes d’action gouvernementale, qui mette des limites à cet Etat. Et peut-être le plus important est que les normes sociales et culturelles doivent être gagnées par vous et par moi, par la société en général, qui devrait honorer et applaudir les vertus adultes : la sagesse, la retenue, l’humilité, la modestie, résister à la domination pour la domination, ne pas vendre nos âmes pour un plat de lentilles.

Voilà ce que la culture sociale devrait récompenser. Pas nécessairement par l’argent, mais en marquant la différence par la considération sociale, en applaudissant les gens qui font preuve de ces vertus et en ostracisant ceux qui sont comme Donald Trump ou Michael Bloomberg ou d’autres, qui sont très riches mais qui, par ailleurs, ont des vies tout à fait vides sur le plan philosophique ! Ces gens sont des dépravés moraux et ils doivent être traités comme tels. Nous avons besoin d’une culture qui rejette comme puériles les choses dont on sort quand on a cinq ans et qu’on est dans le bac à sable, les désirs insatiables, le sexe, l’argent, le pouvoir, « eh, regarde-moi ! », toutes les habitudes maladives auxquelles on assiste chaque jour à tous les niveaux dans le monde de la politique. On a les plus gros dépravés qui accèdent et exercent le pouvoir, qui ont conduit le monde au top de l’indice de la misère.

Nous devons également revenir sur notre existence personnelle et comprendre, comme le disait Socrate, que toute vie qui n’est pas assujettie à notre conscience ne mérite pas d’être vécue. L’existence pour soi-même n’est pas assez bonne. De se demander simplement pourquoi nous sommes là, pourquoi sommes-nous sur cette planète, que peut-on y faire pour rendre la vie plus agréable, plus honorable, que de simplement courir derrière la satisfaction des plaisirs immédiats. Qu’est réellement la vie d’une forme plus élevée ? C’est le défi auquel est confrontée l’humanité aujourd’hui, auquel elle a été confrontée hier et auquel elle sera confrontée demain. Parce que chaque individu est né avec le même ADN, qu’il soit de Nouvelle-Zélande, de Sibérie, des Etats-Unis ou de Somalie, tous les hommes sont partis du même point de départ, du même ADN, et ces mêmes défis moraux vont se présenter à chaque génération.

Tout ce que nous autres, de la génération actuelle, pouvons faire pour les générations à naître, c’est de préserver les niveaux de liberté, d’honneur et de moralité pour leur donner la même chance que nous avons eue pour affronter ces maux qui persistent chez le genre humain. Et c’est ce qui devrait être notre obligation en sortant de cette conférence à la fin de ces deux jours : nous ne contrôlons pas le monde, ce que nous contrôlons c’est nous, c’est ce qui motive nos vies. Ce que nous contrôlons, c’est si dans notre espace, dans la mesure de notre aptitude à motiver les autres, nous sommes capables de mener ou non une vie honorable qui élimine ce que nous voyons comme étant les préoccupations adolescentes qui ont mené à la dégradation de l’espèce.

Nous sommes au bord d’une guerre thermonucléaire, cela fait longtemps que nous sommes sur cette voie, la plupart d’entre vous dans l’auditoire avez dû vivre la crise des missiles de Cuba, où nous avions pensé que l’humanité pouvait rapidement périr.

Mais souvenez-vous que vous contrôlez votre destinée, votre vie morale : vous ne pouvez avoir aucune excuse en rejetant la faute sur quelqu’un d’autre.

L’on peut ne pas réussir. L’histoire de l’humanité n’est pas uniquement le produit de gens ayant les plus grandes et nobles idées. Beaucoup d’entre eux ont été brûlés sur des bûchers. Beaucoup d’entre eux ont péri sans être récompensés du tout pour leur courage. Nous devons accepter que cela puisse être notre sort à nous aussi. Parce que nous savons dans cette audience que nous ne sommes pas la majorité, que la majorité est à Wall Street : ils ont des assistants juridiques, ils ont des richesses colossales, ils exercent une influence considérable sur le pouvoir, ils ont le monopole de la violence légale, mais ce qu’ils n’ont pas, et ce que nous avons, c’est une âme philosophique, qui poursuit sa route sans égard pour ces attraits qui veulent nous détourner de ce que nous savons être une vie supérieure car plus élevée.

Merci.