La BCE et l’ « assouplissement quantitatif » : Cinq ans déjà – mais où est donc passé l’argent ???

mardi 9 avril 2013, par Benoit Chalifoux

Face au vol qualifié, par la Troïka (UE, BCE FMI), d’une partie de l’épargne et de la trésorerie déposées sur les comptes bancaires à Chypre, une analyse approfondie de la politique monétaire suivie par la BCE depuis 2008 s’impose. Avec trois grandes surprises à la clé, que nous révélons ici.

1. Malgré la politique hyper-accomodante de la BCE, les banques ne prêtent plus

En octobre 2008, suite à la faillite de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers, la BCE a décidé d’augmenter brutalement la quantité de liquidités à l’attention des banques [1], afin d’empêcher qu’elles ne se fassent faux bond entre elles dans leurs opérations spéculatives, aussi bien sur les marchés régulés que de « gré à gré » (voir figure 1). [2]

Figure 1

Cet accroissement de liquidités n’a pas permis d’empêcher l’impact de la crise financière sur l’économie réelle. Sur la période allant de fin septembre à fin décembre 2008, on observe une croissance plus faible du volume des prêts. L’émission d’argent neuf se faisant, contrairement à ce que croient la plupart des gens, non pas par la BCE mais par les banques, (par l’entremise de prêts bancaires déposés sur les comptes des clients emprunteurs), on constate également un léger tassement dans l’accroissement des dépôts, mais aussi de la quantité totale d’argent disponible (dépôts, billets en circulation plus dettes négociables).

A partir du début 2009, et ce jusqu’en 2010, la BCE décide de refermer légèrement le robinet, provoquant cette fois une forte baisse des prêts et de la masse monétaire. Elle le referme encore en 2010, et ce d’autant plus que les banques se sont remises à prêter sans pour autant, bien sûr, cesser leurs jeux en bourse.

Les renflouements des banques par les Etats, combinés à l’effondrement des recettes publiques au lendemain de l’éclatement de la bulle en 2008, ont fini cependant par se faire sentir sur les finances publiques de certains pays membres de la zone euro. Au cours de 2010, la BCE a du par conséquent ouvrir un autre robinet, achetant cette fois-ci les obligations d’Etats détenues par les banques.

L’année 2012 marque un autre point de rupture : la masse totale d’argent disponible continue certes à augmenter, mais à un rythme bien plus lent, tandis que les liquidités mises à la disposition des banques par la BCE augmentent à un rythme sans précédent.

En même temps, les banques cessent de prêter aux ménages et aux entreprises : le total des prêts accordés s’est effondré de 167 milliards d’euro sur un an, pour s’établir à 9789 milliards d’euro, nous ramenant pratiquement au niveau de décembre 2008 !

Or, si tout ce volume de liquidité ne va pas aux ménages et entreprises, c’est qu’il est allé nourrir la spéculation effrénée des banques sur les marchés financiers.

2. Hyperliquidité = hyperinflation

Deuxième surprise : la BCE a perdu le contrôle de ses émissions de liquidités.

La BCE fournit et retire des liquidités aux banques de deux manières (voir figure 2). La première est à l’initiative des banques. Elle est constituée de la facilité de prêt marginal (pour l’apport de liquidités) et la facilité de dépôt (pour le retrait de liquidités). [3]

Figure 2

La deuxième, à l’initiative de la BCE elle-même, est constituée des opérations Open Market, elles-mêmes subdivisées en opérations principales de refinancement et en opérations de refinancement à plus long terme. [4]

Nous constatons dans le graphique que les opérations principales de refinancement qui, comme leur nom l’indique, sont censées être principales, sont devenues depuis 2008 secondaires, laissant place aux opérations de refinancement à plus long terme. Ces dernières sont plus accommodantes pour les banques mais surtout moins transparentes en ce qui concerne la véritable politique monétaire de la BCE, cachant en réalité une politique hyperinflationniste. [5]

Selon un document officiel de la BCE, avec « l’escalade de la crise en 2008, les opérations régulières ont été complétées par une panoplie de mesures non conventionnelles connues dans leur ensemble comme Politique de soutien renforcé du crédit ». De nouvelles échéances à 12 mois voire jusqu’à 36 mois ont été permises. Et la BCE continue : « Grâce à notre politique de soutien renforcé du crédit, les banques ont pu continuer à assumer un rôle capital dans le financement de l’économie réelle. » Soulignons au passage que le seul fait de mentionner l’« économie réelle » constitue un hommage à notre travail, puisque nous avons été les premiers à insister, depuis de nombreuses années, sur la nécessité de faire la distinction entre les banques qui prêtent à l’économie réelle et celles qui spéculent sur les marchés financiers.

Comme mentionné auparavant, face aux difficultés budgétaires de l’Irlande, l’Espagne, la Grèce ou le Portugal, la BCE a annoncé en mai 2010 qu’elle innoverait, achetant les obligations d’Etat en difficulté détenues par les banques. Or, ceci est interdit par le Traité de Lisbonne ! Mais elle affirmait encore dans son rapport annuel 2011 (p. 19) que « les effets d’apport de liquidité résultant des achats d’obligations dans le cadre du Programme pour les marchés de titres sont intégralement stérilisés par le biais d’opérations spécifiques visant à réabsorber la liquidité ». Ces opérations de retrait font appel à un autre mécanisme que nous n’avons pas encore mentionné, le retrait de liquidités en blanc. Vous verrez en effet une certaine symétrie dans la figure 2, entre les courbes « titres détenus à des fins de politique monétaire » et « retraits de liquidités en blanc ».

Contrairement à ce qu’affirme la BCE, la différence entre les deux laisse, fin 2012, un solde de 68 307 000 000 d’euro. Il s’agit d’obligations de l’Irlande, l’Espagne, la Grèce ou le Portugal qui ne pourront jamais être remboursées. Si nous comparons cette somme aux fonds propres de la BCE, totalisant 7 650 458 669, il est clair qu’une simple décote de 10 % de ces titres suffirait à balayer la totalité du capital de la Banque. Mais la BCE nous rassure : « En 2011, la BCE a continué à développer l’infrastructure des technologies de l’information supportant la structure de gestion des risques pour ses opérations de placement et ses portefeuilles de politique monétaire. » Traduction : grâce à l’informatique, on peut se permettre de prendre plus de risques sans risque !

D’ailleurs, en parlant de titres, la BCE a élargi considérablement depuis 2007 la liste des actifs acceptés en contrepartie des liquidités qu’elle avance aux banques. Il s’agit par exemple des titres adossés à des prêts hypothécaires dont étaient criblées les banques espagnoles. Elle s’en félicite dans son rapport annuel de 2011 : « Grâce à la flexibilité de son cadre opérationnel, l’Eurosystème [la BCE et les Banques centrales nationales des pays membres de la zone euro] a été en mesure de fournir la liquidité nécessaire pour répondre au fonctionnement défaillant du marché monétaire durant la crise financière, sans que les contreparties ne rencontrent de graves contraintes en matière de garanties. » Ici aussi, en acceptant à peu près n’importe quoi comme garantie, la BCE se retrouve avec un bilan surchargé d’actifs de plus en plus chancelants, pouvant en cas de décote balayer la totalité de ses fonds propres.

3. Gare à la spoliation des dépôts !

Autre révélation : Contrairement à ce que nous pourrions soupçonner, les dépôts ont sans cesse augmenté depuis 2008, plus rapidement même que le volume total d’argent disponible dans l’ensemble de la zone euro (1212 milliards d’euro de dépôts en plus par rapport à 2008, comparé à 1099 milliards d’euro d’argent en plus par rapport à 2008). En d’autres termes, les dépôts représentaient 81 % de la masse monétaire en 2007, avant de grimper jusqu’à 84,5 % en 2012.

La différence est encore plus marquée lorsqu’on compare les dépôts aux prêts. Cette situation s’explique par l’accroissement de l’épargne, les citoyens européens n’ayant plus envie d’investir en bourse ; ils espèrent par ailleurs se constituer un coussin de sécurité pour faire face aux politiques d’austérité exigées par la Troïka dans toute l’Europe, notamment en ce qui concerne les retraites et le remboursement des soins de santé.

Cette immense masse d’argent mise de côté par les citoyens européens attire évidemment toutes les convoitises. On comprend ainsi pourquoi la BCE a tenté de mettre la main sur l’épargne des Chypriotes pour renflouer des banques mises à mal par le plan de sauvetage imposé à la Grèce. Et pourquoi elle veut étendre l’expérience à toute l’Europe.


[1Selon les « Weekly financial statements » de la BCE, les concours nets en liquidités accordés par l’Eurosystème (BCE et banques centrales nationales) aux banques sont définis comme le total des concours en euros à des établissements de crédit de la zone euro liés aux opérations de politique monétaire (rubrique 5 de l’actif) moins les opérations visant à retirer les surplus de liquidités : facilités de dépôt, reprises de liquidités en blanc, cessions temporaires de réglage fin, appels de marge reçus et certificats de dette émis (rubriques 2.2, 2.3, 2.4, 2.5 et 4 du passif).

[2Pour mieux montrer l’évolution relative des divers aspects de la politique monétaire, nous avons ramené les montants à 0 à la fin de l’année 2007, afin d’en faire un point de référence commun. Pour mieux faire ressortir les points d’inflexion, nous avons pris uniquement les données de fin d’année, à l’exception de celles de fin septembre 2008, à la veille de la faillite de Lehman Borthers. Pour statistiques concernant les dépôts, la quantité totale d’argent M3 et les prêts aux ménages et entreprises, nous nous basons sur les communiqués de la BCE, « Monetary developments in the euro area ». Pour les liquidités, sur les « Weekly financial statements ».

[3Les deux facilités permettent de fournir ou retirer des liquidités au jour le jour, d’indiquer l’orientation générale de la politique monétaire (le taux d’inflation souhaité) et d’encadrer les taux du marché interbancaire au jour le jour. Il n’y a aucune limite de montant et les échéances sont de 24 heures.

[4Les opérations principales de refinancement ont lieu chaque mardi et portent sur une échéance d’une semaine. Le montant minimum est de 1 000 000 euro avec des tranches supplémentaires de 100 000 euro. Les opérations de refinancement à plus long terme ont lieu chaque dernier mercredi du mois et portent sur des échéance de 3 ou 6 mois. Le montant minimum est de 10 000 euro avec des tranches supplémentaires de 10 000. Toutes deux se font par cession temporaire de titres détenus par les banques, qui peuvent soit les mettre en pension auprès de la BCE ou les offrir comme garanties contre des prêts de la BCE.

[5La documentation officielle de la BCE précise que les opérations de refinancement à plus long terme n’ayant pas pour objet, contrairement aux opérations principales, d’émettre des signaux à l’intention du marché, elle les met normalement en œuvre en retenant les taux de soumission qui lui sont proposés.