L’Héritage d’Apollo

dimanche 10 mars 2013

par Krafft Ehricke

Discours prononcé le 16 Juillet 1974 lors d’une réunion municipale en Californie
(Les intertitres ont été rajoutés lors de la traduction)

[sommaire]

De la matière stellaire éjectée dans les espaces vides de la galaxie par des étoiles à l’agonie disparues depuis longtemps, jusqu’à sa renaissance sous forme de nouveaux systèmes solaires, la matière intelligente a évolué à travers des ères si longues qu’elles ne peuvent être imaginées, pour finalement ré-émerger du ventre d’une planète dans l’expansion cristalline de l’espace, d’où elle a contemplé pour la première fois la planète-mère dans toute sa beauté chatoyante. Cette vision de la Terre depuis les profondeurs de l’espace marque la plus profonde révolution dans la relation entre l’humanité et son environnement depuis l’éveil de l’esprit humain et la conscience de soi.

La vie est la croissance, et il n’y aucune limite apparente à cette croissance. Il a fallu 200 millions d’années à la technologie de la vie pour surmonter la barrière séparant les océans de la terre ferme ; environ 80 millions d’années pour surmonter la barrière aérienne, depuis la croissance explosive des reptiles jusqu’aux oiseaux que nous connaissons ; comptant depuis l’homo erectus, il n’a fallu que 2 millions d’années pour franchir la barrière de l’espace et, une fois ce pas franchi en 1957, seulement 12 années pour atteindre la surface d’un autre monde.

Ainsi, il y a 5 ans, un vaisseau spatial ayant la forme d’une araignée s’est posé dans un nuage de poussière sur le lit asséché de la mer lunaire de la Tranquillité. Le 20 juillet 1969, la vie dans ce système solaire put communiquer pour la première fois d’un corps céleste à un autre, séparé par une distance de 384 000 km : « Houston, ici la base de la Tranquillité, le Eagle a atterri ! »

Dimanche le 20 juillet, Neil Armstrong et Buzz Aldrin on mis le pied sur la surface lunaire, l’objectif d’Apollo. La destination lunaire fut atteinte avec succès et ainsi une autre limite dans une longue série de 3 milliards d’années fut franchie. Cependant, la véritable destination que cherche à atteindre l’homme dans l’espace n’est pas la Lune ou Mars, mais l’humanité.

Lorsque vous contemplez les photos historiques d’Aldrin et Armstrong à côté de leur vaisseau lunaire, l’énergie totale concentrée dans ces deux êtres humains est incroyable, comparée à l’énergie utilisée pour construire leurs véhicules et les transporter jusqu’aux rives d’un nouveau monde. Notre étoile a dû, au cours de ces 3 milliards d’années, dissiper une dizaine de milliers de milliers de milliers de milliards de kilowatt-heures dans l’espace-temps, pour transformer quelque 18 des 92 éléments [naturels du tableau périodique, ndt] en un système capable de réfléchir sur sa propre structure, son origine et sa destinée, ainsi que sur celle de l’univers.

Oui, nous avons coûté incroyablement cher : au moins cent milliards de milliers de milliards de kilowatt-heures ont été dépensés sur chacun d’entre nous, en comptant tous les être humains qui ont foulé le sol de cette Terre depuis l’émergence d’homo erectus. Même à un cent le kilowatt-heure, un prix aussi dépassé que le cigare à 5 dollars, ceci totalise un milliard de milliers de milliards de dollars par personne, l’équivalent de l’actuel PIB américain pour un milliard d’années.

De plus, chaque année notre étoile dissipe 900 000 milliers de milliards de kilowatt-heures par tête, soutenant la biosphère et notre potentiel de croissance.

Nous sommes, par notre substance même, des créatures cosmiques, ainsi que par l’énergie que nous utilisons et par l’incessante activité de notre esprit qui métabolise l’information de l’infinitésimal à l’infini et qui, sur la base de l’infrastructure de la connaissance, poursuit ses aspirations morales et sociales pour un monde plus grand et meilleur malgré de nombreuses difficultés.

A travers des intelligences comme nous, l’univers, et nous avec lui, évolue vers un point qui est la reconnaissance de soi ; des minéraux métalliques sont transformés en ordinateurs processeurs d’information et en satellites et sondes de l’espace lointain ; des atomes sont fusionnés comme dans les étoiles. Je ne peux par conséquent imaginer de vision plus effrayante ou apocalyptique du futur qu’une humanité dotée de pouvoirs cosmiques et condamnée à un confinement solitaire sur une petite planète.

Il n’y a aucune limite reconnaissable à la croissance. Le cours de l’évolution sur des milliards d’années en témoigne. Il existe toutefois des points critiques sur le chemin de l’évolution, qui constituent un défi et nous forcent à exercer un jugement, à garder notre équilibre, à générer des options et à faire un effort. Comme la liberté, la croissance n’est pas gratuite. Son prix n’est pas seulement de l’argent, mais également une vision, un engagement et une volonté de garder le contrôle en sachant comment grandir.

Les retombées matérielles immédiates

Les vols d’Apollo vers la Lune étaient le point culminant du programme spatial, mais déjà avec Mercury et Gemini, ainsi qu’avec les satellites de communication et de prévision météorologique, ont se rendit de mieux en mieux compte que le vol spatial pouvait grandement bénéficier à la nation et à toute l’humanité – autant que ses bienfaits pour la science en tant que telle.

L’histoire du vol spatial au cours des années soixante est une succession de succès magnifiques. Le nombre d’accidents tragiques en terme de vies humaines a heureusement été très faible en comparaison des accomplissements, et les investissements – je dois rejeter le terme « dépenses » – dans le programme spatial, à hauteur de 1 ou 2 % du produit national brut, ont semblé raisonnables compte tenu des importants retours en termes de prévision météorologique, de l’explosion des communications, ainsi que de l’avalanche de retombées industrielles, médicales et autres. Pour chaque dollar investi, le produit national brut de notre pays s’est accru de $2,50, le revenu personnel de $2,00, et les dépenses des consommateurs de $1,50, conduisant tous les trois à un retour pour l’Etat en terme d’impôt de $0,50 sur chaque dollar investi. Je crois que l’on peut dire, pour paraphraser Winston Churchill, que jamais dans les temps modernes – sinon dans toute l’histoire – autant a été accompli pour autant de gens avec si peu de dollars. On pouvait espérer à juste titre que la nation continuerait à investir 0,75 à 1 % de son produit national brut chaque année dans ce domaine immensément productif.

Cet espoir ne s’est pas concrétisé. Il y avait plusieurs raisons, certaines d’entre elles liées à l’interprétation du programme post-Apollo lui-même. Mais bien avant que le programme lunaire ait été réalisé avec succès jusqu’à sa fin, le budget avait commencé à décliner. Lorsqu’on mit fin au programme après le sixième alunissage, le budget spatial civil avait déjà chuté à 0,3% du PIB. Au lieu d’un commencement, le programme Apollo devint une fin. Une crise des esprits s’était manifestée.

Le contre-coup culturel

Il est ironique de constater que les photos de la Terre prises depuis une grande distance par les astronautes d’Apollo contribuèrent à ce changement. La vue de notre planète comme un joyau d’un bleu chatoyant sur le fond noir feutré de l’espace engendra non seulement une perspective plus éclairée et mieux informée de l’environnement terrestre, couplée à une préoccupation réfléchie concernant notre environnement et le parcours de l’humanité, mais cela fit également apparaître dans plusieurs esprits le spectre moins bien éclairé et néo-ptolémaïque d’un monde fermé au centre d’un néant apparemment hostile, entouré de mondes sans vie et inutiles.

Ceci constitua un choc en soi. La nature humaine est le produit de ce qui apparût autrefois comme un environnement infini et indestructible. Pendant des milliers de siècles l’homme parcourait une terre sans fin. Les vents illimités, les mers rugissantes, les horizons toujours plus distants, les étoiles dans un ciel sans limite ont fait naître l’infinité dans la nature humaine et doté son esprit d’une volonté indomptable de se réaliser pleinement, de rêver, d’atteindre, de gagner et de laisser une marque sur le monde infini.

La crise émotionnelle de notre temps découle dans une large mesure du fait que la Terre a cessé d’être ce type de monde. Notre planète est devenue petite, non seulement d’un point de vue astronomique mais également socio-économique et écologique, semblant paralyser l’homme dans une impasse avec ses rêves infinis. A ceux qui ne peuvent voir qu’une fin à la croissance, l’humanité se voit enfermée dans une minuscule réserve cosmique exigeant la soumission à ses contraintes, au moment même où elle semblait pouvoir y exercer un contrôle sans précédent. Pour un esprit pessimiste, désillusionné – et ne voyant qu’à court terme – le concept de « vaisseau Terre » formulé par Adlai Stevenson est devenu le point de fixation émotionnel de la résignation de non-croissance accompagnant la nouvelle vision tournée vers l’intérieur et le rejet du programme spatial comme un « gaspillage de moyens ».

La cause sous-jacente générale de ces développements est que nous nous trouvons à un point critique dans l’interaction continue de la vie avec l’environnement. Le nouveau système de la vie humaine et le système vivant de la biosphère plus ancien ont commencé à se confronter à travers les demandes croissantes de l’homme en terme de nourriture, d’espace vital, d’énergie, de matières premières et de gestion des déchets. Ce développement récent a été le centre de l’attention et des accusations en termes des effets négatifs sur la société et l’environnement de la productivité industrielle. Dans son sillage, elle a suscité l’appréhension à l’égard du progrès technologique. Mais une prise de position antagoniste de l’environnementalisme à l’égard de l’industrie est contre-productive. L’humanité ne peut de toute évidence exister sans productivité industrielle, ni sans la biosphère ; et la biosphère ne pourrait subsister si l’humanité n’allégeait pas la charge de ses activités par le progrès technologique. Une humanité qui ne progresse pas dans sa maîtrise de la technologie et la qualité de sa productivité industrielle devient un fardeau insoutenable pour la biosphère. Une technologie et une industrie déclinantes, ou même stagnantes, ne sont pas une solution viable ni pour l’humanité ni pour la biosphère.

L’évolution de la vie

Il n’y a rien de nouveau là dedans. De toute évidence, la technologie est l’arme principale de la vie depuis sa création. La photosynthèse était le premier processus industriel à grande échelle pour permettre à la vie de sécuriser une source d’énergie adéquate, pour élargir sa base de matières premières et pour contrôler la production de ses besoins essentiels. C’était la première fois que la vie se tournait vers une ressource extraterrestre. Ce processus industriel permit de surmonter une limite apparente à la croissance. Mais il ne s’agissait que d’une réponse partielle. Cette nouvelle productivité rejeta un déchet dangereux dans l’environnement : l’oxygène libre. L’environnement fut divisé en sources (dioxyde de carbone, etc.) et en puits. Un système source-puits n’est pas en équilibre. Les conséquences dangereuses découlant d’un environnement caractérisé par une source de dioxyde de carbone finie et un puits d’oxygène – dans ce cas ci une raréfaction du dioxyde de carbone et un empoisonnement par l’oxygène – semblait à nouveau constituer une limite à la croissance.

De nouvelles poussées vers l’avant dans la technologie métabolique permirent de surmonter ces limites encore une fois, à travers l’évolution du métabolisme de l’oxygène. L’existence de deux technologies complémentaires rendit possible de recycler toute la matière organique fabriquée par la bio-industrie, qu’elle soit végétale ou animale. Le dioxyde de carbone devint une ressource renouvelable et par conséquent inépuisable. Les déchets en tant que tels cessèrent d’exister. La division source-puits dans l’environnement terrestre fut guérie et celui-ci changea pour devenir un système quasi-infini grâce à un recyclage complet. L’oxygène en particulier cessa d’être un déchet, stimulant au contraire l’évolution des animaux, la création d’une atmosphère stable grâce à l’expansion de tous les régimes dans l’environnement terrestre, le développement d’organes sensoriels et du cerveau, puis finalement l’émergence de la forme de vie humaine.

La technologie humaine et l’industrie sont en phase avec la méthode de croissance traditionnelle. Il s’agit toutefois d’un nouveau commencement métabolique. La division initiale de l’environnement terrestre en source et puits est par conséquent un phénomène entièrement naturel, car notre industrie actuelle n’est qu’une première réponse. Toutefois le passé nous a légué une voie vers la solution qui est encore viable aujourd’hui, en mesure de satisfaire des circonstances différentes. Notre société est plus dense en termes d’information et d’énergie, et est caractérisée par un taux de changement et de renouvellement plus rapide de l’environnement terrestre, tandis que la vie primordiale a commencé dans un seul régime d’activité environnementale. Devenir poly-environnemental signifie pour nous d’intégrer les environnements de la Terre, de l’espace interplanétaire et de type lunaire.

Les retombées à moyen terme

Pourquoi cette diversification des environnements nous est-elle nécessaire ? Parce qu’il existe plusieurs modes d’interaction complémentaires entre la technologie terrestre et extra-terrestre, réduisant et même permettant de surmonter le fardeau que représente le déséquilibre source-puits dans l’environnement présent. Quels sont ces modes d’interaction ? Voici, de manière succincte, les éléments-clé :

  • La technologie spatiale fait progresser la technologie et l’industrie dans des directions permettant de soutenir une révolution bienfaisante et d’une nécessité vitale sur Terre, afin d’atteindre une qualité de production supérieure d’un point de vue environnemental, tout en maintenant des normes élevées d’efficacité et de rendement.
  • Nos méthodes intensives en information demandent un degré de surveillance environnemental qui n’est possible que depuis l’espace.
  • Notre productivité intensive en énergie exige clairement et dès aujourd’hui des environnements plus compatibles que notre environnement terrestre avec la consommation de quantité croissantes d’énergie.
  • Notre système matériel ne peut imiter le recyclage complet adopté par la vie primitive, même si nous pouvons et devrions améliorer et accroître notre technologie de recyclage. Le système de vie de la biosphère ne recycle toutefois que 18 éléments et requiert l’environnement en entier pour y arriver. Nous sommes un système de vie qui utilise 92 éléments. Nous ne pouvons les recycler à travers l’environnement terrestre sans le changer totalement et abolir la biosphère. Nous ne pouvons tout recycler de manière séparée non plus, parce que ceci deviendra plus onéreux qu’une industrie extraterrestre. Enfin, nous ne pouvons accroître notre production à partir de sources terrestres jusqu’au niveau nécessaire pour satisfaire les demandes des pays en voie de développement et d’une population mondiale inévitablement en croissance, sans augmenter de manière significative les fardeaux environnemental et écologique.

Nous allons maintenant traiter brièvement ces quatre points.

Les pulsions innovatrices émanant de la technologie spatiale se propagent dans toutes les artères industrielles de la nation. Des retombées et des transferts de technologie ont lieu sur un large front, stimulant les processus d’ingénierie dans les domaines du nucléaire, de l’électronique, de la technologie marine et environnementale, accroissant l’efficacité, réduisant les coûts, augmentant la productivité, introduisant de matériaux de substitution et réduisant la consommation d’énergie, de matériaux ainsi que la quantité de déchets.

Un industrie à venir très importante, utilisant l’énergie solaire et éolienne, dépendra du transfert de technologie spatiale dans les domaines des matériaux composites, de l’isolation, de la technologie de conversion énergétique et des systèmes de contrôle cybernétiques.

Un large nombre de panneaux solaires, agissant de concert comme un seul élément d’un mile carré peuvent, dans des régions fortement ensoleillées, concentrer suffisamment d’énergie solaire pour produire 150 000 kilowatts de nuit comme de jour. Des installations composées de plusieurs éléments chauffants – par exemple, sept d’entre eux pour une production de 1000 mégawatts – pourraient commencer à fournir le réseau domestique, dans un avenir pas trop lointain – les années quatre-vingt par exemple – si elles étaient soutenues avec suffisamment de moyens financiers pour leur développement.

Encore plus décisif est l’héritage d’Apollo dans l’espace lui-même. Apollo, de même que les missions Mercury et Gemini qui l’ont précédé, ainsi que le projet Skylab qui a suivi Apollo ont tous démontré au-delà de toute hésitation que l’homme peut accomplir des tâches utiles dans l’espace et qu’il peut se transporter lui-même avec son équipement vers d’autres corps célestes. Même si certaines opérations seront hautement automatisées, ne serait-ce que pour des raisons économiques, nous ne pouvons nous passer entièrement de l’élément humain dans l’espace.

La technologie et l’industrie extra-terrestres peuvent compléter la technologie terrestre de manière plus profonde et décisive que les transferts de technologie. A travers une utilisation directe de l’espace, un important changement s’opérera dans l’avenir dans la relation entre la science et l’exploration spatiales d’une part, et l’utilisation de l’espace de l’autre. Dans un premier temps, la science et l’exploration spatiales ont conduit à de nouvelles applications. A l’avenir, l’utilisation de l’espace à plus grande échelle nous apportera les moyens et le savoir-faire, et justifiera l’investissement de départ pour des projets d’exploration spatiale de grande envergure.

L’utilisation de l’espace dépend toutefois de percées dans les transports dans une plus large mesure que l’exploration spatiale, qui n’a pas besoin au moins, contrairement à la première, de répondre à des critères d’efficacité en terme de coûts commerciaux. Par conséquent, les impulsions dans le domaine du transport spatial font partie de l’héritage le plus crucial d’Apollo.

Des avancées majeures ne sont jamais limitées à l’objet pour lequel elle ont été conçues. Leur potentiel à long terme, a l’opposé de leur objectif immédiat, est la cause de leur impact économique, sociologique et politique sur les affaires humaines. Ce potentiel fournit de nouvelles options pour satisfaire les besoins et contrer les dangers à venir. Dans aucun domaine ceci n’a été aussi vrai que dans celui des transports, car il élargit le rayon d’action de l’homme et déclenche par conséquent une multitude de changements dans les domaines économique, politique et sociaux. Le scepticisme initial rencontré par une percée dans les transports a toujours eu pour cause un manque de capacité à saisir son potentiel, à reconnaître les nouvelles opportunités offertes par elle, et à en tirer avantage.

Les Etats-Unis ont grandi avec leurs chemins de fer. Un Congrès faisant preuve de vision a consacré les fonds nécessaires à l’exploration de l’Ouest et a par la suite investi dix pour cent du modeste produit intérieur brut de la jeune nation dans la construction de chemins de fer afin d’ouvrir de nouveaux espaces. L’Amérique a tiré profit de cet investissement au-delà de toute attente.

Aujourd’hui le pays investit bien en-dessous de un pour cent de sa richesse productive dans ces vastes territoires situés au-delà de notre atmosphère. Moins d’un dixième de un pour cent est investi dans ce qui pourra ouvrir la porte à un potentiel illimité : le transport à bas prix dans l’espace. Serons-nous les nouveaux vikings de l’âge spatial, les premiers à atteindre les rivages d’un nouveau monde pour ensuite l’abandonner ? Ou seront-nous, comme Christophe Colomb, le fer de lance d’une nouvelle ère de croissance ? Je crois que l’engagement vis-à-vis de la navette spatiale, même s’il a été accordé avec une certaine résistance par la nation, répond à la question.

La pertinence temporelle de l’espace

La pertinence temporelle de la navette, qui est la pertinence temporelle de l’espace aujourd’hui, ne réside pas dans notre capacité à envoyer quelques personnes ou instruments dans « l’immensité de l’espace. » La navette fournit un levier à notre capacité prométhéenne d’introduire un petit élément d’espace dans « l’immensité de l’humanité », de démontrer aux milliards d’habitants de notre planète que l’espace Terre-Lune, le petit hectare cosmique de la Terre, détient des options et des ressources qui peuvent améliorer leur vie, leurs espoirs et leur futur en leur permettant de développer un partenariat plus mature avec leur planète et eux-mêmes. Qu’est-ce qui peut être plus opportun qu’une technologie qui nous encourage à grandir ensemble et nous aide à satisfaire nos besoins et aspirations tout en préservant notre environnement terrestre unique ? Qu’est-ce qui peut être aussi opportun qu’un système de transport mettant à notre portée, d’un point de vue économique, l’application de cette technologie au développement de ce petit hectare cosmique de la Terre ?

L’observation de la Terre – la surveillance de l’atmosphère et de la surface de notre planète – utilise des opérations spatiales nous fournissant l’information nécessaire à une meilleure gestion de l’environnement terrestre et de ses ressources. Vous pouvez considérer ceci comme la troisième découverte de la Terre – et chaque découverte à été d’une immense importance pour la croissance humaine. De plus, la troisième découverte de la Terre sera également significative pour la biosphère et l’environnement terrestre dans leur ensemble. Pour la majeure partie des 100 000 dernières années, l’homme primitif a erré autour du globe, à pied. L’homme de la Renaissance a navigué vers ce qui allait constituer la deuxième découverte de la Terre. L’homme du début de l’ère spatiale a orbité vers ce qui sera la troisième découverte de notre planète.

Dans le domaine de la seule surveillance atmosphérique, les économies annuelles obtenues par la prévision météorologique à long terme (14 jours ou plus), grâce à un réseau de satellites, sont estimées à $2,7 milliards environ, rien que pour ce pays. Quelque 91% de cette somme ont eu lieu dans l’agriculture. En comparaison, les coûts pour le développement des satellites Tiros, ESSA, ATS et Nimbus ont été d’environ $400 millions, plus les $500 millions pour les approvisionnements et fournitures. En voilà un retour sur investissement pour vous !

Les satellites consacrés aux ressources terrestres promettent, aux Etats-Unis seulement, des économies annuelles dans l’agriculture de $850 million pour commencer, pouvant atteindre possiblement $2 milliards dans l’agriculture et la foresterie, comparés à des coûts de développement et de production de l’ordre de $200 à $300 millions sur une base annuelle pour une une amélioration progressive des satellites.

En passant à un système de gestion globale, les économies potentielles sont multipliées par un facteur de 5 à 10, selon la qualité de l’usage des données – dans l’agriculture le facteur est de 15 à 20.

Les implications au-delà des bénéfices pour la production mondiale de nourriture peuvent être difficilement surestimés. Il y a actuellement, globalement, 1,8 milliards d’hectares de terres arables en culture. Une extension des terres arables, même de 10 à 20 pour cent, coûtera des milliards de dollars et aura un impact conséquent sur la biosphère. Les fortes hausses des besoins alimentaires devront être couvertes essentiellement par une augmentation des rendements.

Ceci exige de vastes dépenses d’énergie en grande partie pour la production des fertilisants, mais également pour l’irrigation, la machinerie agricole, la distribution, les pesticides et biocides. Une réduction dans l’usage des deux derniers éléments permet d’économiser de l’énergie, de soulager le fardeau écologique et d’améliorer la qualité de l’eau, avec un impact bénéfique sur les coûts d’irrigation. Une réduction des déchets agricoles et un usage plus efficace de fertilisants sont reliés aux conditions climatiques. L’observation de la Terre par satellite permet d’optimiser cet ensemble complexe d’objectifs d’une manière qui n’est pas seulement efficace en terme de coûts, mais en économisant en même temps des millions de litres d’essence qui seraient autrement utilisés pour la surveillance aérienne traditionnelle.

La transmission globale de l’information par satellite relancera non seulement l’éducation du genre humain sur une nouvelle base, mais permettra aussi d’économiser des millions de tonnes de câbles et d’équipements de relais. Ceci implique d’énormes économies dans l’usage des métaux, parmi lesquels le cuivre et le plomb – deux métaux peu abondants – et la réduction des charges sur l’environnement associées au traitement de ces métaux.

Enfin, et c’est le plus important, la technologie et l’industrie extra-terrestres nous donnent la possibilité de soustraire de l’environnement plusieurs des processus de production qui ont un impact intrinsèque ou sont peu désirables pour la qualité de nos vies pour quelque raison que ce soit.

Le fait d’avoir plus d’un environnement à notre disposition nous donne un plus grand choix de lieux de production, en fonction de la comptabilité environnementale et de la viabilité économique.

D’un point de vue environnemental et industriel, est il particulièrement heureux que l’espace soit un vacuum et la Lune un monde soi-disant mort.

D’un point de vue économique, l’objectif doit être de cultiver l’espace, et non pas de le peupler. De larges villes en orbite et des colonies lunaires abritant des milliers de gens relèvent de la science-fiction en ce qui concerne l’utilisation industrielle de l’espace ou de la Lune. Le gouvernement soviétique à trouvé que chaque ouvrier productif dans les régions reculées et hostiles de la Sibérie – qui sont de plusieurs manières pires que les conditions lunaires – requiert les services de 5 à 7 personnes ailleurs dans le pays. La création d’un emploi en Sibérie coûte 3 à 4 fois le coût normal. La réponse est la mécanisation et l’automatisation. Cela vaut également pour l’industrie extra-terrestre.

Pour autant que la participation humaine est nécessaire cependant, une large base de soutien est requise sur la Terre, et ceci demande à son tour un niveau de productivité élevé de la part du personnel extra-terrestre, qui peut être assuré par l’usage de l’automatisation et de l’énergie. Le transfert des activités industrielles « non plaisantes » vers l’espace, sujettes à des conditions réalistes de productivité, a par conséquent un effet secondaire plaisant – l’expansion du marché des emplois de service [éducation, santé, recherche, ndt] proportionnellement plus importante que le taux de croissance de l’industrie extra-terrestre.

Des stations solaires hautement automatisées en orbite géostationnaires fourniront une lumière tamisée même lors de nuits nuageuses pour l’agriculture – des millions de kilowatts en équivalent sans la moindre génération de puissance sur Terre – permettant d’accélérer l’ensemencement et la moisson, avec une réduction des coûts afférents aux mauvaises conditions climatiques, ainsi qu’une utilisation partagée de la machinerie agricole.

Des satellites pourront relayer l’énergie produite sous la forme de micro-ondes, à partir de stations solaires reculées ou autres stations situées dans le désert et ailleurs, à travers les continents et les océans, jusqu’aux consommateurs dans les régions densément peuplées et intensément cultivées et industrialisées. De larges centrales à fusion nucléaire pourront éventuellement transmettre par faisceau leur énergie électrique vers la Terre et rejeter la chaleur résiduelle directement dans l’espace.

L’extraction à grande échelle de métaux à partir de minerais extra-terrestres, leur traitement pour en faire des alliages, ainsi qu’une activité manufacturière extra-terrestre à grande échelle seront développés sur la Lune, pour être ensuite transférés vers d’autres planètes. Ici aussi, il est fort heureux que nous ayons un filon de minerais de la taille d’une planète et une base d’opérations industrielles à seulement trois jours de vol de la Terre.

L’industrialisation de la Lune

Il nous faudra moins de temps pour transférer des matériaux depuis Lune jusqu’à la Terre qu’il n’en faut pour transporter le pétrole du golfe Persique vers les Etats-Unis.

Les ressources de la Lune contiennent la source extraterrestre de minerais métallifères la plus proche. Les métaux sont un ingrédient indispensable d’une civilisation avancée, d’une civilisation industrielle en particulier. La seule source de métaux sont les minéraux. Il n’est par conséquent pas possible de concevoir en termes concrets un état, même de notre civilisation techno-scientifique, qui puisse contourner de nombreuses limites lorsqu’il n’est plus dépendant des ressources minérales.

Dans le siècle passé, les besoins industriels de l’Europe dépendaient de plusieurs ressources, incluant les minéraux, en provenance d’autres continents – des mondes distants dispersés derrière de vastes océans.

Les Etats-Unis seront la première puissance industrielle de taille continentale à connaître à l’avenir un épuisement significatif de ses ressources de minerais métallifères indigènes. Le coût des importations de minéraux pour la période 1980-1990 approchera les $100 milliards, et il sera de plus en plus affecté par la divergence croissante entre la demande et l’offre.

D’ici l’an 2000, la consommation de minerais métallifères aura doublé ou triplé par rapport à la demande actuelle. Dès les débuts du 21e siècle, des pénuries affecteront plusieurs pays. Les sphères d’influence économique sont en train de se déterminer en fonction de cette situation.

Même si la menace de pénuries ne peut pas être écartée, il serait néanmoins simpliste de voir la confrontation sur les métaux uniquement en termes d’épuisement des réserves. Le socle de ressources minérales de base est bien plus grand, mais le minerai doit être traité, le métal raffiné puis mis en forme dans des usines. Un accès à des réserves terrestres nouvelles, suffisamment importantes pour satisfaire une demande toujours croissante, signifie également une augmentation équivalente dans le volume de l’activité minière, dans le rejet de traces métalliques dans l’environnement et dans le nombre d’usines utilisant les produits métalliques semi-finis et finis. L’activité minière produit, et de loin, la plus grande quantité de déchets inorganiques, plus d’un milliard de tonnes par an aux Etats-Unis seulement, une quantité surpassée uniquement par le 1,3 milliard de tonnes de déchets organiques agricoles.

Comparé aux déchets produits par l’activité minière, la quantité de déchets et de rejets liquides en provenance des usines, des domiciles et des immeubles à bureau (350 millions de tonnes aux Etats-Unis) semble presque faible. Les acides produits lors du traitement des métaux sont parmi les biocides les plus polluants. Les conséquences d’un besoin croissant de produits métalliques vont au-delà de la seule question des réserves, même si les pénuries sont le plus directement et le plus fortement ressenties. Ainsi, la découverte de nouvelles réserves terrestres constitue seulement une partie de la solution. La confrontation sur la question des métaux est un problème complexe, allant des minéraux jusqu’au traitement en manufacture.

Les minéraux sont les seules matières premières qui sont largement répandues dans la ceinture intérieure du système solaire. L’environnement terrestre est plus sensible que les autres mondes à l’exploitation minière et n’est pas par conséquent une base métallifère appropriée sur le long terme. Le besoin de retourner sur la Lune est déjà bien plus grand aujourd’hui qu’il n’était il y a 15 ans, lorsque le programme Apollo fut entrepris. Au cours des années 90, nous pays sera bien content de revenir aux années 80.

Des minerais de haute qualité ne seront probablement pas trouvés sur la Lune. Nous pouvons toutefois créer des mines riches en contenu métallifère de manière assez simple. La principale méthode, également la plus économique, serait d’utiliser des détonations nucléaires souterraines. Aucun des facteurs imposant des limitations concernant l’usage de telles méthodes ici sur Terre – contamination des eaux souterraines, contamination de l’air, dommage aux barrages et aux zones urbaines – n’existent sur la Lune.

Une détonation souterraine permet de séparer les oxydes métalliques présents sous la surface lunaire en oxygène et en métaux. On laisse ensuite l’oxygène s’échapper vers la surface pour le capturer dans des contenants et le liquéfier. Reste dans la cavité un riche filon de métaux, plus concentré que la plupart de ceux que l’on trouve sur Terre, que l’on peut ensuite extraire de manière économique.

Une détonation souterraine d’une charge de mille tonnes [en équivalent TNT, ndt] – très petite par rapport à l’ogive nucléaire d’un missile balistique intercontinental – devrait permettre de récupérer entre 6000 et 10 000 tonnes d’oxygène, de générer des dépôts métallifères de 9000 à 15 000 tonnes – les deux mesurés en terme de poids terrestre.

Après avoir récupéré les métaux, la cavité peut être remplie d’hydrogène liquide contenu dans des réservoirs. Une seconde détonation souterraine, déclenchée à une distance convenable, perce le mur de la première cavité et fait exploser les réservoirs d’hydrogène. L’oxygène chaud qui s’échappe vers la première cavité réagit avec l’hydrogène déjà présent pour former de la vapeur d’eau. Si la première cavité avait été remplie avec 630 à 1250 tonnes d’hydrogène, alors entre 5000 et 10 000 tonnes d’oxygène provenant de la deuxième cavité pourraient être transformées en presque 6000 à 12 000 tonnes d’eau, en plus de la création d’un deuxième filon métallifère. L’hydrogène devrait être importé de la Terre mais, à part cet inconvénient, vous ne pourriez obtenir de réservoir d’eau à plus faible coût sur une Lune aussi sèche qu’un désert. [Nous savons, depuis que Krafft Ehricke a écrit ce discours, que la Lune contient de vastes réserves d’eau sous forme de glace aux pôles, ndt.] Avec la présence d’eau et autres composés chimiques, tels le méthane, l’ammoniaque, le cyanures, etc., qui peuvent être produits en utilisant la même technique, le champ des activités industrielles peut être élargi de manière significative, jusqu’à la production de plastiques et autres types de produits relâchant en particulier de grandes quantités de biocides.

Je me suis attardé sur ces deux exemples pour vous donner une idée des vastes possibilités qui nous sont offertes par ce nouveau monde. Il en existe bien d’autres.

Les matières premières peuvent être importées sur Terre directement ou utilisées dans des usines situées sur la Lune ou en orbite lunaire, produisant des biens semi-finis ou finis dans une grande variété et quantité. Le principal critère est à nouveau le coût de production extra-terrestre par rapport au coût total, incluant le coût environnemental, de la production sur Terre. Les usines sur la surface lunaire bénéficieront de la présence du vide et d’une faible gravité. Une gravité nulle sera probablement obtenue de la manière la plus efficace dans des usines situées en orbite autour de la Lune, en raison de leur proximité de la principale source de matières premières.

Laissez-moi ajouter que les transports, en particulier celui des matériaux en provenance de la Lune vers la Terre, n’est pas le facteur de coût le plus déterminant, puisque nous parlons ici de déplacer des centaines de milliers de millions de tonnes sur une base annuelle. Dans ces conditions, comme pour le cas des super-pétroliers, le transport peut être très efficace en termes de coûts.

Du point de vue de l’humanité, nous devons payer le prix nécessaire pour préserver notre niveau de vie, tout en assurant une meilleure qualité de vie dans les pays moins privilégiés, là où la révolution industrielle reste encore à compléter, et préserver en même temps notre biosphère.

Rejeter l’option extra-terrestre nous coûtera au final bien plus cher, et les perspectives seront au mieux profondément inquiétantes.

Un monde ouvert

L’héritage ultime d’Apollo est par conséquent un monde qui n’est pas plus fermé aujourd’hui qu’il n’est plat. Bientôt nous ne serons plus confinés à la biosphère comme nous l’étions dans le ventre de notre mère, nous fournissant tous les nutriments dont nous avions besoin. Nous avons été relâchés dans un monde plus large, qui est ouvert à l’univers.

Une nouvelle ère de croissance nous attend, si nous passons les tests que toute nouvelle forme de vie a eu à passer depuis le début – celui de leur aptitude à survivre. A ce point-ci de notre histoire, toutes la capacités mentales de l’homme sont mises à l’épreuve. Jusqu’à maintenant il nous était permis de nous sustenter sur le dos de la biosphère, grâce à des fossiles et autres ressources convenablement placées. Il nous est demandé maintenant de montrer que nous pouvons faire plus que de nous contenter d’exploiter une abondance déjà disponible – que nous pouvons créer l’abondance à partir de ressources primitives mais en quantités inépuisables.

Si vous réfléchissez à propos des options de manière pragmatique, une nouvelle croissance à travers le développement d’un monde ouvert est une réponse pleine de promesses au défi qui nous est posé. Si en plus vos capteurs mentaux captent le rythme évolutif des éons [longues périodes dans l’échelle géologique, ndt], vous découvrirez qu’il s’agit d’une réponse naturelle à ce moment clé de l’histoire, présagé par la photosynthèse lors d’un autre moment critique antérieur. Nous avons ainsi fait le tour de l’orbite en trois milliards d’années.

La Terre n’est pas un vaisseau isolé mais fait partie du convoi de notre étoile – un paquebot de luxe flottant dans l’espace galactique, accompagné d’une immense centrale d’énergie et de plusieurs cargos. Ne détruisons pas les meubles de notre cabine de luxe pour en faire de simples matières premières.

Notre convoi faisant route dans l’espace
Photo montage de la NASA/JPL montrant huit des neuf planètes formant notre système solaire, avec notre lune et quelques astéroïdes.
www.jpl.nasa.gov

Nous pouvons nous approvisionner sur les cargos qui nous accompagnent. Ceci a été fait le 20 juillet 1969 ! La dimension humaine de l’héritage d’Apollo est un message d’espoir et de confiance, de croissance et de réalisation du potentiel de l’esprit humain – en résumé, d’un monde potentiellement plus grand et meilleur. Si nous faisons en sorte qu’il en soit ainsi, alors Apollo n’aura été qu’un commencement après tout.

Dans ce monde de mondes, nous formons un lien commun – depuis la planète bleue dont la mission est la vie jusqu’aux rivages incandescents de Mercure et aux falaises glacées des lunes de Jupiter. Ils font tous partie d’un même objectif – destination l’humanité et son futur, une partie intégrale et indivisible du monde plus vaste de l’espace et de notre système solaire – notre magnifique héritage.

Traduction Benoit Chalifoux