L’anthropologie de l’astronautique

dimanche 10 mars 2013

par Krafft Ehricke

Article originellement publié dans le numéro de novembre 1957 de la revue Astronautics, de l’American Rocket Society. Nous le publions pour la première fois en français, avec l’aimable permission de l’American Institute of Aeronautics and Astronautics.

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Au total, aux Etats-Unis et dans d’autres pays, des milliards de dollars sont dépensés pour le développement d’une technologie ayant toutes les caractéristiques d’une technologie d’avenir dans l’astronautique. Ceci est une grande source de satisfaction pour ceux qui ont, au cours de la première partie de ce siècle, combattu pour faire reconnaître le voyage spatial comme un effort sérieux, pratique et valable, et ceci non pas dans un avenir lointain mais dès maintenant, au cours de ce siècle même et dans cet âge qui est le nôtre.

La campagne pour une reconnaissance technique et scientifique du vol spatial est gagnée. Cependant, la bataille pour la reconnaissance de l’astronautique en tant que partie vitale de l’avenir de l’homme, plutôt que comme une simple technique acceptée ou spécialité scientifique ne fait que commencer. L’astronautique est la science de l’opération dans l’espace et du voyage vers d’autres mondes. Les implications sont telles qu’il devient maintenant de plus en plus important de développer la philosophie, de même que les aspects utilitaires, de cette nouvelle science.

Puisque le voyage spatial a été reconnu par ses protagonistes comme l’un des concepts les plus fondamentaux et les plus remarquables de l’histoire de l’homme, il n’est pas surprenant que plusieurs penseurs se soient déjà penchés sur ce sujet, en commençant par Konstantin Tsiolkovsky, dont l’ardente croyance dans la mission cosmique de l’humanité annonçait l’aube de l’astronautique il y a de cela quelque soixante ans, suivi par Hermann Oberth, Willy Ley, A.C. Clarke, A.V. Cleaver, Wernher von Braun et Eugen Saenger. Un recoupement des pensées et des arguments avancés par ces pionniers était inévitable, étant donné qu’ils partageaient la même vision dans la promotion du voyage spatial.

Cependant, la philosophie de l’astronautique est jeune et fertile. Ses innombrables applications sont loin d’être épuisées. Pour cette raison, cet auteur, préoccupé depuis une vingtaine d’années par l’étude et la défense de l’astronautique en tant que mission aussi bien culturelle que technique, soumet au lecteur quelques réflexions additionnelles sur ce sujet.

Le concept de voyage spatial comporte d’énormes répercussions, parce qu’il met l’homme au défi sur pratiquement tous les fronts de son existence physique et spirituelle. L’idée de voyager vers d’autres corps célestes reflète au plus haut degré l’indépendance et l’agilité de l’esprit humain. Elle donne une ultime dignité aux efforts techniques et scientifiques de l’homme. Par dessus tout, elle touche à la philosophie de son existence même. Il en résulte que le concept de voyage spatial outrepasse les frontières nationales, refuse de reconnaître des différences d’origine historique ou ethnologique, et pénètre les convictions sociologiques et politiques à une vitesse fulgurante.

Comme concept technique, l’astronautique embrasse tous les domaines de la connaissance et est plus révolutionnaire que tout ce qui a été conçu jusqu’à ce jour, y compris la technologie atomique. Comme concept scientifique, elle est amenée à stimuler et rajeunir presque tous les domaines, de l’astronomie à la zoologie. Ses implications sociologiques et politiques sont telles que les générations futures pourraient décrire comme « prudentes » même les prédictions les plus audacieuses de notre temps.

Le voyage spatial est ce qui inspire probablement le plus notre monde complexe et divisé. Il semble apporter moins de gain matériel que la technologie de l’atome et pourtant, ou peut-être justement pour cette raison, son appel spirituel est extrêmement puissant, symbolisant le fait que l’homme n’a finalement perdu ni sa capacité à trancher le nœud gordien ou à faire exploser de vieilles notions qui retardent son développement, ni à surmonter des obstacles physiques a priori invincibles.

Si on peut y arriver ici, on peut éventuellement y arriver dans d’autres secteurs de notre vie aujourd’hui, là où l’homme semble être sans espoir et acculé à l’impasse. Un sentiment d’enthousiasme et d’intérêt véritable semble dominer parmi tous ceux qui ont affaire au vol spatial et à l’astronautique : les élèves qui l’étudient à l’école, les députés qui lui allouent les budgets, les dirigeants politiques de l’Est et de l’Ouest louant les contributions de leur pays à ses progrès et, surtout, les scientifiques et ingénieurs débroussaillant le passage jusqu’à l’objectif final. Nous devons néanmoins nous poser la question : « Pourquoi le vol spatial ? » Peu de gens impliqueraient aujourd’hui par cette question qu’il y aurait un gaspillage de temps et d’argent, pour une aventure sans espoir. Peu de gens doutent encore que nous puissions, par exemple, installer en orbite des satellites servant à des tâches utiles.

En tant que quête de justification philosophique des implications à bien plus long terme de l’astronautique, une réponse doit être apportée et formulée de la manière la plus concluante et la plus décisive possible.
Il a déjà été reconnu qu’il est nécessaire de réfléchir soigneusement avant de répondre à cette question, et que nous commençons à peine à nous y intéresser. Toutefois nous ne devrions pas nous emporter dans des tentatives frénétiques pour « prouver » le besoin de se ruer sur Vénus ou Mars, parce que, pour le dire franchement, il n’est pas nécessaire de le faire aujourd’hui.

L’acceptation du véhicule spatial

Le plus important est de comprendre pourquoi nous devrions accepter le véhicule spatial comme nos ancêtres ont finalement réussi à accepter la roue et le bateau. Il fut un temps, l’Odyssée le prouve, où il était presque inconcevable pour l’homme ordinaire de laisser sa péninsule ou son île pour naviguer au-delà de l’horizon vers l’inconnu. Nous n’avons pas encore beaucoup changé à ce sujet car il est encore inconcevable pour plusieurs d’entre nous de considérer notre Terre comme une île depuis laquelle un jour plusieurs hommes pourraient partir pour des lieux lointains, qui nous sont inconnus sauf de manière générale, ou qui pourrait un jour être visitée par des gens venus de loin, comme un citoyen américain aujourd’hui visite le pays de ses origines.

Comme contribution à la réponse à cette fameuse question, je me propose d’établir une large perspective en formulant trois lois fondamentales de l’astronautique et en en examinant les implications. Ces lois sont les principes de base dans l’apprentissage du vol spatial, pour le développement de la technologie des missiles modernes (comme pour d’autres technologies, comme celle de l’atome), et pour nos ambitions et espoirs concernant l’avenir de l’astronautique.

Les trois lois fondamentales de l’astronautique

  • Première loi : rien ni personne parmi les lois naturelles de l’univers n’impose de limites à l’homme, excepté l’homme lui-même.
  • Seconde loi : la Terre, mais également le système solaire tout entier et toute partie de l’univers pouvant être atteinte par l’homme avec l’aide des lois de la nature, sont le champ légitime de l’activité humaine.
  • Troisième loi : en s’étendant dans l’univers, l’homme accomplit sa destinée en tant qu’élément de la vie, doté du pouvoir de raison et portant en lui la sagesse de la loi morale.

La première loi

La première loi de l’astronautique met l’homme au défi d’écrire sa Déclaration d’indépendance par rapport à toute forme de pensée préconçue, par rapport aux conditions qu’il a jusqu’ici acceptées sans les avoir remises en question, en d’autres termes par rapport à un passé pré-technologique, par principe différent, s’accrochant à lui. Cela peut être fait. La Déclaration d’indépendance et la Constitution de ce pays le prouvent. Le passage à la pratique peut être long, mais la première percée que constituerait sa simple formulation serait d’une importance décisive.

Ces documents n’auraient probablement jamais été écrits en Europe, même si la Révolution française est créditée d’avoir stimulé beaucoup des réflexions qui y sont incluses. Un nouveau monde, la distance mentale exacerbée par la distance physique et un nouveau départ sociologique ont été nécessaires pour les formuler.

L’Europe et l’Amérique (pas seulement les Etats-Unis) sont, malgré leurs liens de parenté, deux différenciations séparées de « l’intégrale » de la capacité humaine à la civilisation, comme les Chinois, les Indiens, les Romains, les Grecs, les Hébreux et plusieurs autres civilisations avant eux. Cette intégrale contient d’innombrables variables, le nombre de différenciations possibles dans le temps et dans l’espace est par conséquent aussi très grand, à condition que l’esprit de l’homme ne soit pas éteint par l’enfermement dans un environnement cosmique trop étroit.

Nous trouvons ici une tendance importante : le gigantesque périmètre de l’astronautique est sans aucun doute l’une des raisons les plus immédiates du défi fascinant qu’elle pose à l’humanité. Elle offre d’amener l’homme là où il ne s’est jamais rendu auparavant, et par conséquent en appelle très fortement à sa curiosité innée, son goût de l’aventure et son dévouement à la recherche. Toutefois, au-delà de ça, la raison la plus fondamentale est peut-être enfouie dans un passé si lointain qu’elle dépasse de loin même l’espérance de vie de sa propre espèce. Une caractéristique de la vie sur cette planète, incluant l’espèce humaine, est le désir d’expansion, de s’étendre afin de répondre, instinctivement, de manière agressive, à l’inconnu, et de regarder ce qui semble être hors de portée comme une provocation qui ne doit pas demeurer sans réponse.

Un alunoglisseur, véhicule imaginé par Krafft Ehricke pour se poser en douceur sur la Lune. Peint par Chris Sloan sur les indications d’Ehricke

La première grande réponse de ce type est venue avec l’expansion de la vie depuis les océans vers la terre ferme. Les amphibiens et les reptiles ont reproduit les conditions d’origine des océans primitifs à l’intérieur même de leurs œufs, qui s’ouvraient ensuite au soleil dans un climat accueillant et chaud, le seul climat dans lequel ils pouvaient exister. A quelques exceptions près, ils sont restés des animaux rampants. Leur corps était en contact étroit avec le sol, produisant ainsi un échange de chaleur considérable. Ainsi, la température de leur sang suivait, et suit encore aujourd’hui, celle de la température du sol. Elle ne peut pas rester à un niveau constant et modéré comme celle des mammifères.

Le développement des mammifères, l’animal terrestre le plus versatile et le plus parfait, fut un accomplissement technologique remarquable. Le corps se trouvant divorcé, au moyen de pattes, du sol, il se trouvait du même coup libéré de son obligation de suivre servilement le cycle de température du sol, permettant le développement de fourrures isolantes et le maintien à une température presque constante de 37°C, correspondant à peu près à celle des océans primitifs. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de pondre des œufs en dépendant du soleil pour l’éclosion. La couvée peut se faire dans le ventre de la mère même. Ainsi, la vie est devenue presque indépendante des conditions climatiques. La conquête des terres pouvait être complétée. De plus, la basse atmosphère put être occupée par la suite par le développement successif des reptiles, qui montrèrent un plus grand potentiel de croissance dans cet environnement que les mammifères.

La vie se trouva ensuite entravée par les frontières de l’espace. Aucun moyen biologique directement appliqué ne pourrait permettre aux êtres vivants de pénétrer et de traverser l’espace. Il est curieux de penser que la vie puisse avoir trouvé la réponse à ce défi en produisant un nouvel amphibien, l’homme, dont l’esprit débordant d’énergie atteint les confins de son monde biologique. Seul le cerveau humain est en mesure d’utiliser certaines qualités supérieures de la matière inorganique pour s’engager dans l’espace.

Et maintenant commence le prochain acte de cette gigantesque pièce de théâtre, l’homme y tenant un rôle clé. Entourée de coquilles protectrices, la vie entreprend de s’étendre sur d’autres mondes. Elle le fait peut-être depuis plusieurs foyers dans l’espace, distancés de plusieurs années-lumière. Il apparaît dans cette perspective plus difficile de présumer que notre réponse à ce défi du vol spatial puisse se limiter à construire des satellites terrestres, à moins que nous ayons choisi de nous imposer cette limite nous-mêmes.

Il est dans notre héritage d’enfants de cette planète de rechercher d’autres mondes, de croître et de grandir avec nos capacités étendues vers des degrés de liberté et d’indépendance qui feraient passer nos sociétés actuelles pour les incroyables confinements des communautés médiévales ou les régulations des tribus africaines. Il est historiquement établi que l’esprit humain croît avec l’espace dans lequel il lui est permis d’opérer.

La seconde loi

L’importance de la seconde loi peut être mesurée par l’effet que l’expansion de l’homme européen sur toute la Terre a eu sur le développement de la civilisation. La civilisation européenne médiévale, gelée dans l’étroitesse de ses communautés petites et rigides, et fortement limitée par un dogme religieux tout puissant, était aux douzième et treizième siècles sur le point de devenir une autre civilisation statique, comme celles de la Chine ancienne, du Japon, de l’Inde et des Incas. Avant qu’elle ne s’étende, une succession ennuyeuse de générations transmettait un système social et philosophique rigide, sinon tyrannique, pour l’entretien duquel on leur permettrait d’exister. La reconnaissance soudaine d’une Terre vaste et magnifique attendant d’être prise par l’homme, submergea et remplit d’audace de grands penseurs de l’époque comme Giordano Bruno, Nicolas Copernic, Galilée et Johannes Kepler. Ceci fut le couronnement de la Renaissance, et fit éclater pour toujours l’univers de la scolastique dogmatique.

Nous commençons aujourd’hui à réaliser que le système solaire, et probablement même une part de cette galaxie, peuvent être nôtres. Les conséquences pour toutes les phases de l’existence humaine de cette application pratique de la seconde loi de l’astronautique au cours des siècles à venir défient presque notre imagination, tout comme le monde d’aujourd’hui serait presque inconcevable pour les pionniers de la Renaissance. Nous ne sommes aujourd’hui que les constructeurs de navires pour les hommes et femmes qui vont entrer dans une nouvelle ère de découverte et poser les fondations pour ceux qui suivront après eux, ceux qui développeront les technologies planétaires et créeront les civilisations cosmiques.

La troisième loi

La troisième loi précise cette dimension anthropologique des opérations dans l’espace, telle que nous autres humains pouvons la concevoir. Elle n’implique pas qu’il serait désirable de conquérir d’autres mondes, comme il arriva souvent dans les différentes phases de colonisation que nous avons connues. Elle proclame toutefois le droit naturel de l’homme d’explorer et d’essayer de fertiliser avec la compétence et la sagesse humaine toutes ces parties de l’univers se trouvant à notre portée, qu’elles soient habitées par des êtres intelligents ou non. Ce droit est également à la disposition d’autres civilisations de l’univers si elles peuvent nous atteindre en premier, ou si, dans le cours de leur expansion, elles atteignent d’autres mondes avant nous.

Les résultats d’un contact de l’homme avec une autre civilisation dans l’espace, si ou lorsqu’il devrait avoir lieu, ne peuvent qu’être sujets à spéculations. Ce qui importe le plus pour l’instant est le fait que l’homme est la seule source de vie intelligente qui nous soit connue, ce qui lui donne le droit à l’expansion, de se développer et d’enrichir les fondations de son existence jusqu’à la limite de ses capacités. Dans cette perspective, les expéditions vers d’autres planètes, c’est-à-dire l’âge de la découverte, n’en est qu’à ses débuts, peu importe à quel point il nous semble être avancé.

Lorsqu’elles auront les éléments à leur disposition, les générations futures trouveront les solutions aux problèmes posés par le fait de vivre ailleurs dans le système solaire, ou même dans l’espace interstellaire, conférant par conséquent au vol spatial sa signification anthropologique ultime. Il importe peu pour l’instant que nous ne puissions spécifier plus précisément l’utilité de vivre quelque part ailleurs dans l’espace, car nous sommes à peu près aussi compétents pour en juger que ne l’était Démocrite lorsqu’il jugea de l’utilité de la connaissance atomique qu’il poursuivait avec autant de diligence.

Ceci ne veut pas dire qu’il faille se dispenser d’en considérer l’utilité. Bien au contraire. Toutefois, l’astronautique, comme toutes les entreprises de grande ampleur, a un aspect à la fois immédiat, utilitaire, et un aspect à long terme, fondamental. Il n’est pas seulement de bon aloi, mais impératif, d’établir l’utilité d’un projet particulier comme celui d’un satellite artificiel, d’une sonde lunaire ou d’une comète artificielle. Nous pouvons aussi définir l’utilité d’un vol d’exploration habité vers Vénus ou Mars.

Pourtant, toutes ces justifications sont limitées à des considérations techniques ou scientifiques spéciales, ou des arguments basés sur un expédient militaire ou politique. Elles constituent un défi professionnel pour un groupe limité de personnes, comme dans le cas des avions supersoniques, du télescope du Mont Palomar, du sommet non conquis d’une montagne ou de l’observation d’une tempête de sable sur Mars.

S’il ne s’agissait que de cela, on pourrait prendre le vol spatial ou le laisser. Le défi anthropologique du vol spatial, toutefois, est beaucoup plus profond. Sa perspective et sa signification, qui à elles seules possèdent une attirance magnétique, ne peuvent qu’être dérivées des aspects à long terme, qui le placent au niveau des grands moments de la vie sur cette planète.

Nécessité d’une vision réaliste

Nous devons être réalistes, mais il existe une mauvaise sorte de réalisme, timide et statique, qui dicte à l’homme de vivre pour son existence seule et de ne pas faire chavirer le navire. Le type de réalisme dont nous avons besoin est le réalisme de la vision, le réalisme d’un Christophe Colomb, de notre Constitution, d’un Benjamin Franklin, d’un Albert Einstein, d’un Konstantin Tsiolkovsky ou d’un Hermann Oberth.

C’est le réalisme qui vit par la première loi, la fondation même du développement de l’homme, la loi affirmant notre liberté de croître dans cet univers qui est le nôtre à moins que nous ne mettions nous-mêmes le joug sur nos épaules. Munis de cette vision, il ne sera pas très difficile de trouver l’utilité immédiate fournissant à juste titre la justification formelle de chaque étape subséquente du développement de l’astronautique.

Peu importe comment nous regardons l’astronautique, il est impossible de ne pas faire face au défi qu’elle pose à la destinée humaine. Pour cette raison, le voyage spatial requiert et va trouver le soutien de toutes les nations civilisées à chaque pas difficilement franchi vers l’âge cosmique de l’homme.

Traduction de Benoit Chalifoux