Pourquoi le canal Seine-Nord Europe nous est indispensable

vendredi 1er février 2013, par Karel Vereycken

Nous avons documenté dans un article précédent comment les grandes banques et sociétés du BTP ont, jusqu’à présent, saboté la réalisation du canal Seine-Nord Europe, pourtant un des plus grands projets du monde dans ce domaine. Quel est l’intérêt de ce projet ?

Compétitivité !

Grâce au canal Seine-Nord Europe, une seule barge poussée, chargée de 4400 tonnes de marchandises, transportera l’équivalent de 220 camions pour un prix jusqu’à trois fois moindre.

Le mot est à la mode : com-pé-ti-ti-vi-té ! Or, en général, dans le jargon financier, il ne s’agit pas de rendre l’économie physique plus compétitive, mais seulement d’augmenter les profits financiers qu’on extorque en poussant la machine jusqu’à l’explosion.

Pour rendre la France réellement plus compétitive, c’est d’« investissements d’avenir » dans les infrastructures physiques et humaines dont nous avons besoin, investissements jugés non rentables par une finance folle qui préfère jouer au casino mondial.

Parmi ces investissements d’avenir mentionnons :

  • l’énergie nucléaire de 4e génération permettant de diminuer le coût de l’électricité ;
  • l’exploration spatiale comme incitation à l’innovation et aux brevets ;
  • l’éducation et la culture afin de stimuler l’imagination et la créativité ;
  • la santé publique et en particulier la prévention ;
  • l’aménagement du territoire. En combinant une politique de logement ambitieuse et des investissements conséquents dans les transports publics plus efficaces et moins onéreux grâce à des technologies nouvelles (métros, aérotrains, etc.), il s’agit de rééquilibrer la répartition de la population française au bénéfice des villes petites et moyennes, permettant ainsi à tout un chacun de ne pas passer sa vie dans les transports.

Le fluvial, la voie royale

Rappelons rapidement les avantages majeurs du transport fluvial.

Pour les pondéreux (matériaux de construction, minerais, produits chimiques, bois, fer, céréales, etc.) et depuis quelques années les conteneurs, le fluvial, grâce au principe physique de moindre action auquel il fait appel et à la massification de la charge, représente un transport superbement efficace.

  1. En termes de volume : déjà aujourd’hui, rien qu’une grande péniche (automoteur) d’une capacité de 2500 tonnes peut transporter 174 conteneurs, l’équivalent de 125 camions de 20 tonnes et de deux trains entiers. Avec un canal mis au gabarit européen (voir encadré ci-dessous), cette capacité pourra doubler, c’est-à-dire : un convoi fluvial de 4400 tonnes = 220 camions = 4 trains entiers.
  2. En termes de dépense énergétique : avec 93 tonnes-kilomètres par kep (kilo équivalent pétrole), le fluvial, par rapport au mode routier et ses 38,7 t-km/kep seulement pour les poids lourds de charge utile supérieure à 25 tonnes, est le mode de transport le plus économe. Avec un litre de carburant, une tonne de marchandise est transportée sur 20 kilomètres par la route, 80 kilomètres par fer et 104 kilomètres par fluvial à gabarit européen. En moyenne et sur une distance comparable, on estime que le transport fluvial est près de trois fois plus efficace que le mode routier.
  3. En termes de coût financier : d’après Voies navigables de France (VNF), à l’heure actuelle, frais de pré- et post-acheminement pour le rail et la navigation compris, une tonne transportée coûte en moyenne entre 12 et 17 euros pour la voie d’eau, 21 euros pour la route et 22 euros pour le train.

Changer pour sortir des impasses

A l’opposé, il est utile de faire le point sur le transport routier. En 2012, les embouteillages nous ont coûté 5,55 milliards d’euros par an, soit 623 euros par foyer se déplaçant en voiture, notamment en heures de travail perdues et en surconsommation de carburant. Paris concentre à elle seule 40 % des bouchons et les conducteurs passent chaque année 57,8 heures bloqués dans les encombrements de la capitale, contre 45 heures à Lyon, 36,7 heures à Strasbourg et 21,8 heures à Clermont-Ferrand.

Pour résoudre ce problème, il sera essentiel, pour tout trajet dépassant les 100 kilomètres, de donner la priorité au fluvial et au rail par rapport au transport routier. En même temps, en améliorant le statut des routiers et en leur garantissant une sécurité salariale, il est envisageable que le transport du fret par camion, grâce à l’informatique et au cabotage, puisse être organisé d’une façon plus rationnelle.

Malheureusement, en France, une fois la décision prise, avec la vision d’une société « post-industrielle », d’orienter l’économie vers les services, la fabrication artisanale de produits de luxe, la gastronomie et le tourisme, les investissements dans le transport ont eu fortement tendance à délaisser le transport du fret afin de donner la priorité au transport de personnes, donc le « tout voiture individuelle » et le « tout TGV », mode de transport que nous défendons par ailleurs, tout comme la route, très utile là où il faut l’avoir.

Résultat, sur 18 000 kilomètres de nos voies d’eau dont 8500 sont navigables, moins de la moitié sont dédiées aux marchandises et seulement 1700 kilomètres sont au gabarit européen !

Barges poussées et gabarit européen

En 1953, la Conférence européenne des ministres des Transports (CEMT) a établi quatre classes de gabarit. Très vite, l’exemple des pays d’Europe de l’Est et de la Russie a incité nos experts à créer une classe VI (3000 tonnes et plus).

Dans le même temps, le développement de la technique du « poussage » importée des Etats-Unis (séparation de l’unité motrice et de la barge) a modifié la classification des voies navigables. Depuis 1996, l’UE considère la classe IV permettant d’atteindre la classe Va et Vb (passage d’un automoteur ou d’un convoi poussé de 110 mètres de long et de 11,40 mètres de large) comme minimale pour toute création ou réaménagement fluvial.

En France, le Rhône, la Saône, la Moselle et la Seine sont au Vb, à part une section, entre Le Havre et Rouen, qui est au gabarit VII (c’est-à-dire entre 13 500 et 27 000 tonnes !). L’Oise est au Vb et rejoint, pour l’instant, « l’impasse fluviale » du canal du Nord qui est seulement au gabarit II.

Le projet Seine-Nord est envisagé au Vb. Il conviendrait cependant de ne pas répéter « l’erreur du canal du Nord » mis en service en 1965 après des années de tergiversations avec un gabarit datant du XIXe siècle !

Plus dramatique encore, les cinq grands bassins (Seine – Oise, Rhin, Nord – Pas-de-Calais, Moselle, Rhône – Saône) ne sont pas reliés entre eux car dépourvus de canaux de jonction à grand gabarit. C’est l’une des raisons pour lesquelles nos grands ports sont à la peine. Faute d’artères, ces poumons économiques, coupés d’un hinterland continental, tendent à s’étouffer. Entre Le Havre et Paris, la Seine (au gabarit VI), qui met en relation Le Havre, Rouen et les producteurs de céréales de Normandie avec l’Ile-de-France, concentre 50 % du trafic fluvial national.

Entreprendre le « maillage fluvial » du territoire pour le raccorder au réseau européen s’inscrit donc comme une priorité absolue pour la France, l’Europe et le monde. C’est ce qu’avait compris très tôt Michel Rocard, maire de Conflans-Sainte-Honorine, lorsqu’il avait, en portant sur les fonts baptismaux Voies navigables de France (VNF) en 1990, tenté de créer un élan pour ce type de transport.

Plus récemment, en juillet 2002, cinq ans après la décision insensée de Lionel Jospin et des Verts d’annuler le projet de canal reliant la Saône au Rhône, un rapport du Sénat rappelait l’urgence de réaliser ce qu’on appelle parfois la politique de la « patte d’oie », c’est-à-dire « la connexion de nos grands bassins grâce aux liaisons Seine-Nord, Saône-Rhin, Saône-Moselle (qui ne doit pas être considérée comme un projet rival de Saône-Rhin mais comme un complément) et, bien sûr, Seine-Est », un plan d’ensemble dont le coût était évalué à l’époque entre 15 à 23 milliards d’euros sur 30 ans, c’est-à-dire une dépense annuelle de l’ordre de 510 à 760 millions d’euros.

Se moquant des extrapolations linéaires supposées démontrer la rentabilité comptable de ce type d’infrastructures, le rapport affirmait non sans raison qu’ici, « l’infrastructure crée le trafic et il n’est guère sérieux de juger de l’intérêt d’une infrastructure nouvelle au vu du trafic constaté avant la réalisation de ladite infrastructure. Par ailleurs, il n’est pas non plus pertinent d’apprécier la rentabilité d’un équipement, avant que le dernier kilomètre n’ait été réalisé… »

C’est dans cette optique que s’inscrit aujourd’hui la réalisation du canal Seine-Nord Europe, à l’heure actuelle le plus grand projet international du genre dont la rentabilité à court, moyen et long terme n’est plus à démontrer. Mobiliser le crédit productif pour ce projet dans le cadre d’une vraie réforme bancaire coupant les banques en deux marquera une rupture nette avec une politique de mondialisation financière prédatrice qui ruine nos pays et nos peuples.

Le projet du Canal Seine-Nord Europe

Imaginée par le général Lazare Carnot lorsqu’il était maire d’Anvers en 1814, l’idée de relier l’Escaut et la Seine n’est pas, on le voit, une idée neuve.

Situé au sein du corridor européen le plus congestionné aujourd’hui avec un trafic de plus de 130 millions de tonnes par an, le projet de canal Seine-Nord Europe, dont le coût est estimé à 4,3 milliards d’euros, bénéficie depuis 2004 de la politique européenne de soutien au développement prioritaire des réseaux transeuropéens de transport (RTE-T).

Il s’agit de creuser un nouveau canal à gabarit européen de 54 mètres de large et de 106 kilomètres de long entre Compiègne et Aubencheul-au-Bac (Cambrai) afin de faire « sauter le bouchon » en reliant le bassin de la Seine aux 20 000 kilomètres de voies fluviales européennes à grand gabarit de l’Europe du nord, notamment la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne.

Le projet de canal Seine-Nord Europe a pour objet de porter cette partie centrale à un gabarit Vb et de permettre la navigation de convois de 4400 tonnes (185 m x 11,40 m).

Contrairement aux affirmations malencontreuses de Jacques Attali, pour qui l’abandon du canal Seine-Nord représenterait une opportunité pour l’axe Paris-Le Havre, le projet mettra précisément en synergie les ports du Havre, Rouen et Paris avec ceux de Gand, Zeebrugge et Anvers en Belgique, ainsi que celui de Rotterdam aux Pays-Bas et Duisbourg en Allemagne.

Le nouveau canal nécessitera la construction de 57 ponts routiers, deux ponts ferroviaires et trois ponts canaux, dont celui de 1330 mètres franchissant la Somme qui prendra quatre ans de travaux.

Le canal sera équipé de sept écluses à simple sas et de deux bassins réservoirs d’un volume de stockage de 16 millions de mètres cubes environ, assurant l’alimentation du canal en période d’étiage de l’Oise. Ces réservoirs permettront en même temps une meilleure gestion de l’eau en cas de crues exceptionnelles de la Somme. On se souvient qu’en mars 2001, lors d’une crue mémorable de cette rivière qui est reliée à la Seine par le canal du Nord, Paris fut soupçonnée d’avoir fait inonder Abbeville pour se préserver.

Projet de plateforme multimodale de Nesle, embryon d’une ville nouvelle ?
VNF

Plus intéressant encore sera la création de quatre plateformes multimodales et de sept quais de transbordement servant d’échange avec les autres modes de transport (route et rail). Il ne s’agit donc pas de créer une simple « autoroute » fluviale, mais de faire champignonner de nouvelles villes autour de pôles d’activités tout le long d’un « corridor de développement ».

Les économistes anticipent que le trafic fluvial européen augmentera en 2020 de six à sept milliards de tonnes-kilomètres et sera multiplié par quatre sur ce corridor. Prévus également, cinq quais céréaliers pour desservir les silos au bord du canal du Nord ou de nouveaux stockages de céréales et deux quais de transbordement permettant l’accès à la logistique fluviale pour les industries de la vallée de l’Oise.

Des villes moyennes et petites et comme Cambrai, Noyon, Péronne et Nesle verront croître le nombre de leurs habitants. D’après Voies navigables de France (VNF), 4500 emplois directs sont attendus pour le seul chantier de réalisation du canal.

A terme, les plateformes logistiques et multimodales mobiliseront 3500 emplois à l’horizon 2020. Au total, on s’attend à 25 000 emplois à l’horizon 2030, quinze ans après l’ouverture du canal.

A part ce nouveau canal, il s’agit d’une mise à niveau de toutes les autres voies d’eau avec lequel il sera en communication, plus précisément la Seine jusqu’au canal de Tancarville et au Havre, le canal de Valenciennes à Dunkerque et une grande partie du réseau fluvial belge.