Les analyses de Jacques Cheminade

Non à la privatisation rampante de l’AFP ; oui à une renaissance de la « pensée française »

vendredi 15 octobre 1999, par Jacques Cheminade

Dans la logique de l’économie de marché et de la politique d’adaptation suivie par le gouvernement français, l’actuel président de l’AFP cherche &aegrave; imposer &aegrave; toute allure un « plan de développement » qui reviendrait &aegrave; une privatisation rampante de l’Agence. En effet, ce plan implique l’ouverture du capital &aegrave; des « partenaires financiers publics et privés », parmi lesquels on cite les inévitables LVMH, Alcatel et Vivendi.

L’argumentation du président, Eric Giuily, apparaît implacablement logique : le statut actuel de l’AFP, sclérosant, ne lui a pas permis d’entamer &aegrave; temps une politique de diversification et pour pouvoir survivre en le faisant, elle aurait besoin de 800 millions &aegrave; 1 milliard de francs que seuls les molosses financiers pré-cités peuvent fournir. Le chantage est classique : mieux vaut ceux-l&aegrave;, qui sont au moins « français », que de tomber sous la coupe des puissances étrangères ! On limiterait les dégâts en fixant &aegrave; un maximum de 5% la part de chacun des partenaires, et en offrant aux journalistes une « charte déontologique ».

Le personnel et les syndicats protestent &aegrave; juste titre : que vaudrait une charte face au patron de Vivendi, Jean-Marie Messier ? Poser la question, c’est y répondre ! Que se passerait-il si on procédait &aegrave; la « réforme Giuily » ? Tout le monde reconnaît que ce serait un changement de culture contraire &aegrave; la mission de service public de l’Agence !
Alors, bien sûr, la privatisation rampante de l’AFP est inacceptable. Mais il faut souligner que la solution ne peut se trouver au sein de l’AFP en tant que telle.

En effet, la « coupable » est l’évolution financière internationale de ces trente dernières années, qui est &aegrave; remettre globalement en cause et au sein de laquelle l’« exception française » de l’AFP ne peut résister comme un petit village gaullois face &aegrave; Jules César.

Un chiffre : dans les années 60, l’agence anglaise Reuters et l’AFP avaient un chiffre d’affaires comparable. Aujourd’hui, l’agence d’outre-Manche pèse vingt fois plus lourd que la nôtre ! Pourquoi ? Reuters s’est « adaptée » dès 1970. Les services de type analogue &aegrave; ceux de l’AFP qu’elle offre aujourd’hui ne représentent que 7% de son chiffre d’affaires, les 93% restants correspondant aux services d’informations financières et de transactions qu’elle rend au monde bancaire et aux salles de marché.

De plus, forte de ses 1200 journalistes, l’AFP fournit &aegrave; l’ensemble des journaux francophones la plupart de leurs informations sous forme de dépêches. C’est pourquoi il ne faut pas que cette fonction se perde ! Mais cela fait bien moins de clients que les anglophones Reuters, Associated Press et Bloomberg. Alors, l’Etat français compense, en souscrivant des abonnements de complaisance en faveur de ses ministères et de ses administrations, et assure près de 50% des recettes de l’Agence. Les Anglo-saxons prennent d’ailleurs un malin plaisir &aegrave; désigner l’AFP comme une « agence d’Etat ». Or, pour faire sortir par le haut l’AFP de ce dilemme, il faudrait, toutes choses égales par ailleurs, qu’elle devienne une agence mondiale multimédia, tournée vers l’internet et les nouveaux supports technologiques. Mais l’Etat, jusqu’&aegrave; nouvel ordre, n’est pas prêt &aegrave; augmenter sa contribution financière - et on retombe sur la solution Giuily.

Alors ? Alors toutes choses ne sont pas « égales par ailleurs ».

Le krach boursier et financier mondial, dont les conditions sont aujourd’hui inéluctablement réunies, va bouleverser la donne. La politique de la gauche plurielle d’adaptation aux marchés financiers, dans ce contexte, ne voudra plus rien dire.

Il serait donc absurde que l’AFP s’adapte &aegrave; quelque chose qui est en voie de s’effondrer ! C’est pourquoi il faut maintenir son indépendance, comme « élément de diffusion de la pensée française » dans les conditions d’une crise internationale sans précédent. Ne serait-ce que pour cela, l’Etat doit intervenir.

Cependant, il y a un problème : aujourd’hui, il n’y a plus de politique économique française autonome - avec M. Jospin ou avec M. Chirac - et il n’y a plus de pensée française digne de ce nom. De plus, l’AFP s’est enfoncée au cours de ces dernières années dans une crise morale et financière, en se crispant sur un corporatisme suicidaire.

Alors ? Alors, il faut réellement « sortir par le haut » en faisant de l’AFP le porte-parole de l’opposition &aegrave; l’oligarchie financière et au totalitarisme anglo-américain, en saisissant l’occasion de faire revivre une pensée française ne se limitant pas au verbiage. C’est un choix de politique générale dépassant de loin le rôle et le statut de l’AFP. C’est un pari. C’est cependant le seul qui vaille la peine ; la réforme de M. Giuily serait, elle, la somme de 4 ou 5 mariages &aegrave; 5% et d’un enterrement &aegrave; 100%.