Les analyses de Jacques Cheminade

Entretien exclusif avec Jacques Cheminade

mardi 9 mars 1999, par Jacques Cheminade

Jacques Cheminade, suite à la décision prise par le Conseil constitutionnel de rejeter votre compte de campagne à l’élection présidentielle du 23 avril 1995, vous aviez saisi la Cour européenne des Droits de l’Homme. Celle-ci vient aujourd’hui de déclarer irrecevable votre requête. Pourquoi aviez-vous suivi cette procédure ?

JC : En rejetant mon compte de campagne, le Conseil constitutionnel m’a condamné à rembourser l’Etat du montant de l’avance d’un million de francs qu’il m’avait consentie, ainsi que les personnes physiques m’ayant prêté, au total, une somme de 3.690.490 francs. Rien ne m’étant reproché en matière de dépenses et mes recettes n’ayant pas dépassé les plafonds prévus, une motivation « sur mesure » et sans précédent avait été trouvée pour justifier ce rejet.

Cette motivation reposait sur trois reproches conjugués : prêts sans intérêt consentis par des personnes physiques, considérés en tout ou partie comme des dons non remboursables en raison de cette absence d’intérêts, représentant une part trop importante des recettes obtenues et versés suivant des contrats conclus trop tardivement. Il faut ici rappeler que lors d’une élection présidentielle, les candidats ayant obtenu moins de 5% du total des suffrages exprimés au premier tour se voient rembourser leurs dépenses de campagne dans la limite d’un plafond de 7 200 000 francs. J’étais, avec 4 718 040 francs, loin de ce plafond et, surtout, très loin des autres candidats, en particulier les plus importants d’entre eux : M. Chirac avait dépensé 116 624 893 francs, M. Jospin 61 793 588 francs, M. Balladur 83 848 491 francs...

Le candidat de loin le plus modeste se trouvait donc être le seul sanctionné, puisque tous les autres comptes de campagne ont alors été acceptés. Sans possibilité de recours en France : les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas susceptibles d’appel, contrairement au principe général du droit qui exige la présence d’une « seconde juridiction ». C’est dans ces conditions que j’ai présenté une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

Sur quoi vous fondiez-vous ?

JC : Sur le fait que la participation à une élection présidentielle m’avait ruiné, car je me trouvais - et je me trouve toujours - dans l’obligation de rembourser avec des avoirs personnels les dépenses politiques de ma campagne présidentielle, c’est-à-dire devoir assumer personnellement la charge de dépenses électorales qu’aurait normalement dû rembourser l’Etat français. Contrairement à bien d’autres, la participation à la vie politique ne m’aura pas enrichi, mais, ne disposant pas de fortune personnelle, ruiné. Je me suis vu ainsi infliger, sous un prétexte comptable, une sanction punitive d’exception que le XIXème siècle qualifiait de « mort civile ».

J’espérais que la Cour européenne pourrait redresser ce tort qui m’était fait pour quatre ordres de raisons :

1) Mes droits et obligations civiles - ce qui relève de la compétence de la Cour en matière de droits de l’homme - ont été lésés. Car sous un prétexte politique, le Conseil constitutionnel m’a ruiné !

2) Je n’ai pas été personnellement convoqué devant le Conseil pour me défendre, et n’ai jamais pu exposer mon cas de vive voix. Les éléments supposés fautifs de mon compte n’ont pas fait l’objet de questions précises au cours d’une procédure écrite et secrète. Les rapporteurs n’ont posé aucune question sur les dons de personnes physiques, c’est-à-dire sur le seul point ayant suscité des reproches à mon encontre. Il y avait donc un triple refus : refus du principe du contradictoire, refus de la publicité des débats et refus d’être entendu en personne. De plus, j’ai toujours été laissé dans l’ignorance de la procédure dont je faisais l’objet : aucune des cinq dates d’audience visées dans la décision de rejet n’a jamais été portée à ma connaissance Et enfin, comme l’a souligné le gouvernement français lui-même, « la consultation électorale de 1995 (ayant) été la première occasion pour le Conseil constitutionnel de procéder au contrôle des comptes de campagne des candidats à l’élection présidentielle », la procédure ne fut « définie (que) lors d’une séance du 12 juillet 1995 », c’est-à-dire de manière rétroactive, après que l’élection ait eu lieu !

3) La motivation du Conseil constitutionnel ne tenait pas la rampe. Tout d’abord, les prêts consentis par des personnes physiques pour mener ma campagne ont été requalifiés en dons parce qu’ils ont été consentis sans stipuler d’intérêts, ce qui a permis au Conseil de considérer qu’ils dépassaient les limites autorisées (30 000 francs par personne physique).

Pour prétendre cela, non seulement le Conseil a présenté des calculs arbitraires, mais il a dû aller à l’encontre des articles 1902 et 1905 du Code civil, qui définissent un prêt par le caractère restitutoire des fonds- on doit rembourser - et non par la stipulation d’intérêts ! En réalité, j’avais dû solliciter des personnes physiques parce que les banques refusaient de prêter à un candidat dénonçant le « cancer financier ». La question à se poser ici est la suivante : le Conseil veut-il que seuls des candidats ayant une fortune personnelle, soutenus par de puissants partis ou ami des banques prêtant à intérêt puissent se présenter et être remboursés ?

Ensuite, sur l’encaissement tardif des sommes prêtées, je disposais d’engagements souscrits antérieurement à la date de l’élection, comme le veulent les dispositions en matière électorale. Le Conseil ne m’a même pas questionné sur ce point ! Enfin, « l’importance des sommes ainsi prêtées » (environ 1.700 000 francs) doit être comparée aux dépenses et aux recettes des autres candidats, vingt, trente, quarante et même plus de soixante fois supérieures en ce qui concerne M. Chirac, le candidat élu ! Bref, je me trouvais face à une décision tellement arbitraire et tellement disproportionnées dans ses conséquences que je me jugeai en mesure d’appeler l’attention de la Cour européenne.

4) D’autant plus que M. Dumas, dont la réputation est, comme on le sait, des plus discutables, a signé la décision alors qu’il aurait dû se désister en raison d’un conflit d’intérêts : il avait, par le passé, plaidé une affaire contre moi alors qu’il exerçait la profession d’avocat. Il n’avait d’ailleurs pas manqué de se retirer dans un autre dossier où la requérante était secrétaire générale de l’Institut François Mitterrand, dont il est lui-même président...

Deux poids, deux mesures, ce qui laisse une large place à un soupçon de partialité, d’autant plus que j’ai toujours été un adversaire politique de MM. Dumas et Mitterrand qui, j’estime, ont trahi leur idéal.

Alors, si vos raisons étaient aussi bonnes que vous le dites, pourquoi la Cour européenne a-t-elle déclaré votre cas irrecevable ?

JC : Elle a jugé, suivant en tout l’argumentation officielle de l’Etat français, qu’elle n’était pas compétente pour deux raisons principales :

1) « Les procédures concernant le contentieux électoral échappent en principe au champ d’application de l’article 6 de la Convention, dans la mesure où celles-ci concernent l’exercice de droits de caractère politique et ne portent pas sur des droits de caractère civil », quelles que soient les conséquences. Il y aurait incompatibilité rationae materiae, c’est-à-dire en raison du sujet du litige.

2) Mon patrimoine n’aurait pas été lésé, la décision du Conseil constitutionnel ne m’aurait « pas privé (...) d’une somme quelconque », car elle n’aurait entraîné pour effet que « le remboursement de sommes indûment perçues ». Une dette ne serait pas en effet susceptible d’être considérée comme un bien. Cette décision de la Cour européenne est « définitive et ne peut faire l’objet d’aucun recours ». Juridiquement, l’affaire est finie.

Politiquement, elle commence.

Que voulez-vous dire ?

JC : Personnellement, cette décision de la Cour européenne consacre ma « mort civile ». Cependant, sa portée va bien au-delà de mon cas, car elle fera jurisprudence. On peut en résumer ainsi les effets : à l’occasion et sous le prétexte d’une campagne électorale, les autorités d’un pays peuvent désormais ruiner en toute impunité un candidat, à condition de se cacher prudemment et hypocritement sous l’étiquette "politique".

L’étiquette politique de la décision définirait ainsi sa nature et lui permettrait d’échapper sans exception au domaine d’application de la Convention européenne des Droits de l’Homme, quelles que puissent être les conséquences « de fait » civiles ou même pénales de cette décision. L’on en vient ainsi à adopter, en matière de droits de l’homme, une démarche inspirée par le « nominalisme juridique » (on considère l’étiquette, pas le contenu), à l’opposé du principe d’équité et du droit naturel. Les institutions d’un Etat sont désormais en droit de ruiner la considération, le patrimoine et - pensent-elles - la carrière politique d’un homme, pourvu qu’elles procèdent sans initiative directement pénale ou civile, en contrôlant simplement l’arène politique. De plus, elles peuvent en même temps laisser élire à la présidence, sans le sanctionner, un homme qui n’a manifestement respecté ni l’esprit ni la lettre des dispositions légales concernant le financement de sa campagne ! C’est très grave, car le rejet de l’équité et la violation du droit naturel suscitent invariablement la colère des Erynies, qui peut être aveugle ... comme la justice.

Vous lancez une accusation très grave...

JC : C’est un secret de polichinelle. Le système électoral français a l’apparence de la justice, mais dans les faits, il est l’un des plus injustes du monde. On interdit aux personnes morales (entreprises, associations... ) de financer les partis, mais ceux qui sont en place bénéficient de fonds « officieux« dénaturant tout le système : fonds secrets de l’Etat, à l’abri de toute enquête, commissions sur contrats militaires (bien connues de MM. Dumas et Chirac, par exemple...), valises africaines, immobilier, emplois fictifs... Tout ceci représente des sommes dépassant les montants officiels : quelle hypocrisie !

Quant à la manne officielle, elle se répartit entre « ceux qui sont en place » : environ 200 millions de francs répartis entre les partis au pro-rata de leurs élus à l’Assemblée nationale, et 200 millions de francs répartis entre partis au pro-rata du nombre de voix obtenues... par ceux ayant pu présenter plus de cinquante candidats aux élections législatives, ce qui coûte très cher.

En ce qui concerne le financement des élections elles-mêmes, seuls les partis ayant obtenu plus de 5% des voix sont remboursés. Les partis modestes doivent avancer les fonds pour l’impression des bulletins de vote et des professions de foi, alors que les imprimeurs font crédit aux "gros", de toutes façons remboursés par l’Etat. C’est le monde à l’envers : les petits payent d’avance, les gros sont remboursés sans bourse délier ! La France vit donc dans un système de suffrage censitaire, louis-philippard. La seule exception, c’est l’élection présidentielle.

Pourquoi ?

JC : Parce que le général De Gaulle l’avait voulu ainsi : égalité d’accès, égalité de temps de parole, financement des dépenses de tous les candidats - petits et gros - dans la mesure où ils obtiendraient les signatures de notables (trente au départ, en 1965). « Rien n’est plus républicain, rien n’est plus démocratique, rien n’est plus français », disait-il. Depuis, l’esprit d’égalité et de non-discrimination, imposé par le général De Gaulle à son propre entourage, a été progressivement dévoyé. On est passé de l’exigence de trente à cent, puis à cinq cents signatures. Or cinq cents signatures, c’est plus de 1% des notables français ! C’est ce que j’avais obtenu, et si on avait été bien obligé de m’admettre à l’entrée, on était bien décidé à me harceler pendant et à me faire la peau à la sortie.

Comme l’a montré l’affaire Dumas, les « gens en place » se comportent, lorsqu’ils croient bénéficier de l’impunité, comme de véritables « sauvageons » - les sauvageons, c’est eux ! Ainsi, j’ai été systématiquement l’objet d’un traitement discriminatoire pendant la campagne tant en ce qui relève du temps de parole (0h 45 contre 1h 25 pour le reste des candidats) qu’en ce qui concerne le comportement des journalistes. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, le 24 avril 1995, et la Commission de contrôle de la campagne, par lettre du 20 avril 1995, ont bien dû le constater... deux jours avant et deux jours après la date de clôture de la campagne !

Ce qui fait que leurs mises en garde n’ont eu aucune conséquence pratique... Après la campagne, on m’a assommé à la sortie. Le rejet du compte de campagne permet de ramener le système de l’élection présidentielle à celui des élections censitaires habituelles pour le plus modeste des candidats : c’est un avertissement, il ne faut pas prétendre jouer dans la cour des grands si l’on ne respecte pas la règle du jeu.

Où en êtes-vous aujourd’hui ?

JC : Les huissiers, en application de la décision du Conseil suivant laquelle je dois rembourser à l’Etat l’avance d’un million, saisissent mes comptes en banque, ont hypothéqué mon appartement de 60 m2. Je subis donc un harcèlement tout à fait contraire dans son esprit aux droits de l’homme, mais la Cour européenne ne reconnaît que la lettre !

Comment expliquez-vous cet acharnement à votre encontre ?

JC : La nomenklatura parisienne est devenue la plus bête et la plus suffisante du monde. Hier nous avions « la droite la plus bête du monde », aujourd’hui, c’est la droite-gauche néolibérale, soumise systématiquement aux forces du marché. C’est la nomenklatura nombriliste d’Etat au service du marché ! Il est tout de même triste que ce soit trois socialistes, trois hommes se prétendant « de gauche », qui aient présidé au rejet de mon compte par le Conseil constitutionnel : Roland Dumas, le président nommé par François Mitterrand, Olivier Schrameck, son secrétaire général d’alors - aujourd’hui directeur de cabinet de Lionel Jospin - et Louis Gautier, un ancien du cabinet Joxe, aujourd’hui lui aussi au cabinet Jospin, chargé des questions de défense. Je ne doute pas de leur honnêteté, mais de leur intelligence des êtres et des choses : ils ont vu et voient en moi un adversaire, et ils ont fait passer sur lui le rouleau compresseur de la pensée unique.

Pourquoi ?

JC : Je pense qu’au fond d’eux-mêmes, ces hommes ont mauvaise conscience. Droite et gauche, gaullistes et socialistes d’étiquette, ils se sont collectivement soumis aux élites financières anglo-américaines, tout en se pavanant sur la scène française. C’est triste. Enfin, j’espère que le sens du danger et de leur intérêt mieux compris fera qu’ils se ressaisiront...

Quels sont maintenant vos projets et ceux de votre mouvement ? Allez-vous continuer ?

JC : Continuer ? Non, accélérer. Le prochain soubresaut - qui sera très violent - de la crise financière et monétaire mondiale arrive. Nos élites politiques, avec leur nez dans leur nombril, ne sont pas prêtes à y faire face. C’est notre chance. Déjà, un front du refus contre l’ordre financier, contre le diktat financier des marchés, s’exprime en Chine, en Russie, en Inde, en Malaisie.

La France devrait y apporter sa voix. Sans anti-américanisme primaire, mais en se joignant à tous ceux qui combattent pour changer la politique américaine, pour établir une nouvelle architecture financière et monétaire internationale. Nous tiendrons en mai, à Paris, une conférence internationale sur un nouveau Bretton Woods : nous faisons d’ores et déjà signer des pétitions dans toute la France que nous adresserons à MM. Jospin et Chirac. Il faut donner un autre visage à l’Europe que celui d’un sous-continent rapace cherchant à attirer les capitaux financiers du monde entier et se soumettant à leur loi. C’est l’Europe des cupides et des comptables. Il faut au contraire redonner à l’Europe un visage généreux et juste. Il faut rompre avec la règle du jeu, en redonnant l’espérance aux Français et aux Européens, sans langue de bois ni hypocrisie. Nous sommes dans un temps où il faut combattre pour la justice, même au risque de souffrir d’injustice. L’injustice infligée par un ordre injuste est une souffrance, mais, en même temps, un honneur.