Les analyses de Jacques Cheminade

Le projet Lac Tchad et l’Afrique à venir

dimanche 19 décembre 2010, par Jacques Cheminade

« La francophonie d’éternels questionnements n’a pas d’avenir. S’il faut une francophonie à la France et à l’Afrique, c’est la francophonie des résolutions, des solutions et même des mesures qui contribuent à changer le monde. »
— Cyriaque Magloire Mongo Dzon, dans Nés après les indépendances - Et si la jeunesse africaine sacrifiée avait la parole , Points de vue, L’Harmattan, 2009.

Au retour d’un voyage au Niger, il est de mon devoir d’apporter ici mes vues sur ce qui pourrait et devrait redonner souffle à cet « ouragan africain » voulu hier par Kwame Nkrumah. Je le fais sans prétendre apporter des recettes miracles, mais du point de vue d’un patriote français et d’un citoyen du monde ayant partagé les élans émancipateurs des années soixante, et conscient aujourd’hui de l’urgence d’un développement mutuel des peuples contre tous les colonialismes et les féodalismes malthusiens. C’est, ici et maintenant, une question de vie et de mort.

Nous autres Français devons retrouver notre engagement d’ouvrir « la route des temps nouveaux » , comme le disait Charles de Gaulle à Brazzaville le 30 janvier 1944, mais pour porter cette fois notre effort bien plus haut et bien plus loin.

Je suis arrivé à Niamey pour défendre un projet de remise en eau du lac Tchad, que j’ai présenté le 9 décembre au Palais des Congrès à un auditoire de jeunes responsables de la société civile et d’ONG. J’ai pu avoir de longs entretiens avec de jeunes officiers républicains, dont la foi religieuse nourrit une exigence de développement humain, de santé publique et d’éducation. Je garde un souvenir marquant d’un long entretien avec le gouverneur de Tillabéry, le lieutenant colonel Ibrahim Bagadoma, auteur en mars 2007 d’un mémoire sur la Commission du bassin du lac Tchad. J’ai pu rencontrer des cinéastes jeunes et moins jeunes qui, dans la tradition de Jean Rouch, s’efforcent de raconter des histoires pour faire l’histoire et y parviennent avec une fraîcheur engagée trop souvent perdue en Europe. J’ai parlé à des responsables d’Alternative espaces citoyens, sur la situation du peuple, des femmes, des enfants et de leurs langues. D’eux tous j’ai beaucoup appris. Et ce que je vais écrire maintenant est en grande partie le résultat de nos discussions, rencontrant ma propre histoire et celle de notre mouvement, Solidarité et Progrès.

Je commencerai par le but de mon voyage. Le lac Tchad risque de disparaître par évaporation en 2020-2025, condamnant une population de 30 millions d’êtres humains qui vit dans son bassin. En outre, le Niger, si l’on extrapole les données démographiques actuelles, doit passer d’environ 16 millions d’habitants aujourd’hui à plus de 50 millions en 2050. Ceux qui affirment, comme le géographe Roland Pourtier, que l’on pourra continuer en se bornant à gérer la situation, en s’adaptant sans remise en eau du lac, condamnent ainsi de fait, consciemment ou pas, la population à la mort et à de terribles mesures de contrôle démographique. Le projet de remise en eau est donc le choix de la vie contre celui d’infliger la mort. Il faut le dire franchement, sans cela la discussion demeure à un niveau technique ou faussement « écologique » qui ne prend pas en compte la vie humaine.

Il y a deux projets possibles. L’un, plus modeste, consiste à réorienter les eaux du bassin de l’Oubangui vers le lac Tchad en alimentant le Chari. C’est un projet qui peut sauver le lac, mais non pas créer le nécessaire développement de l’Afrique centrale. L’autre vise à capturer, par un canal de 1800 à 2400 kilomètres de long, 100 milliards de mètres cubes d’eau douce par an de la cuvette du fleuve Congo vers la zone sahélienne du Tchad et du Niger. C’est le projet Transaqua, qui permettrait de créer 50 000 à 75 000 kilomètres carrés de terres irriguées, soit la superficie du sud de l’Italie, à la fois autour du lac et du canal. L’intérêt majeur de ce projet, outre de constituer la plateforme d’accueil des populations futures de toute l’Afrique centrale, serait de créer un levier d’industries (textiles, agroalimentaires et du bois pour commencer) et un centre de développement intérieur, rompant avec la logique coloniale du comptoir et de l’export-import sans création de base productrice.

Les deux projets ne sont pas contradictoires dans le temps. Cependant, le second est indispensable pour créer un point d’ancrage de la solidarité panafricaine et un repère optimiste pour les peuples.

Ce n’est bien entendu pas aux pays occidentaux de donner de leçons, mais de fournir des moyens de faire et non assister sans promouvoir. Cheikh Anta Diop disait clairement et justement, à l’aube des indépendances, que l’Afrique ayant été le berceau de l’humanité, elle a droit aux technologies les plus avancées et les meilleures. Le contraire est l’entretien de la dépendance par des dames patronnesses intéressées aux profits. Le projet Lac Tchad n’est pas ainsi une chose en soi, mais un « être vivant » , une dynamique de désenclavement, le moyen d’effacer à la fois la dépendance économique, en créant un poumon pour l’Afrique, et la destruction des sociétés africaines opérée par la domination coloniale.

Le projet doit être à la fois « grand », pour rétablir l’estime de soi chez ceux qui y participent, et à la portée de chacun dans son développement, avec une formation sur le tas procurant aux participants le sentiment vécu que « les choses peuvent changer » , jusqu’à faire reculer le désert et dégager des espaces à partager entre agriculteurs, éleveurs, pêcheurs et futurs travailleurs industriels. Le projet du Lac Tchad consiste ainsi, dans son fondement même, à rétablir la capacité de l’homme à maîtriser la biosphère pour le bien commun et les générations futures, apport de l’Afrique à une Renaissance de grands projets dans le monde.

Cependant, on ne peut assumer le futur sans connaître le passé et s’en inspirer. C’est ici qu’apparaît la nécessité de constituer à Niamey, avec des succursales même modestes dans d’autres villes, un musée de l’histoire nationale où l’on puisse amener les enfants des écoles pour mieux connaître la vie et les réalisations exceptionnelles de leurs prédécesseurs, depuis les bifaces du paléolithique et les peintures rupestres du néolithique jusqu’aux accomplissements d’aujourd’hui et aux projets de demain, dont bien entendu celui du Lac Tchad. Actuellement, ce musée, qui a été mis en place par un républicain espagnol, Pablo Toucet, nourri de dons de Boubou Hama et Diori Hamani, ainsi que de contributions du centre IFAN Niger et de l’ORSTOM, dispose de beaucoup de choses, mais sans conception d’ensemble tournée vers l’avenir. La bonne idée est de disposer aujourd’hui de divers pavillons pour chaque élément de la richesse nationale, entourés de quelques exemples de paléontologie (l’ancienne faune) et d’animaux (la faune actuelle), et animés par des groupes d’artisans en activité. C’est vivant mais il faut dépoussiérer en faisant participer la population à la mise en valeur de « son » lieu de vie, et non en entretenant un lieu de simple promenade pour touristes ou curieux.

L’autre aspect essentiel est bien entendu l’école. Aujourd’hui, le taux de scolarisation est insuffisant du fait que les familles, à la campagne, font travailler les enfants. Le but est, comme dans la France de la Troisième République, de motiver les familles, car les enfants ont une immense soif d’apprendre. Cela ne peut se faire qu’à deux conditions. La première, je pense, est de rétablir les écoles expérimentales bilingues, qui ont eu d’excellents résultats. Des manuels bilingues devraient être mis en place, comme le préconisait Cheikh Anta Diop au Sénégal, permettant à la fois aux enfants de conserver le caractère poétique et chaleureux de leur langue et aux parents de comprendre mieux ce que font leurs enfants. L’autre mesure essentielle est de rapprocher les lieux d’enseignement des familles, en « maillant » des réseaux de transport scolaire, et d’établir des internats publics. Par ailleurs, et nous en avons longuement discuté avec le directeur de L’Harmattan, la politique des livres et des manuels français ne correspond pas aux besoins des pays qui en bénéficient. Aider des initiatives sur place, en dehors de tous réseaux de corruption, permettra de relever les défis de l’avenir et non de faire du chiffre. Evidemment, seule la hausse du niveau de vie des agriculteurs permettra de réussir. C’est le sens du projet-moteur Lac Tchad.

A ce projet devront participer les militaires, et notamment le Génie, qui doit en recevoir les moyens en formation et en matériels. Les jeunes officiers des pays africains ont un bon niveau et constituent un milieu structuré, qui trop souvent se dissout faute d’engagement et s’expose ainsi à d’autres tentations. Ces soldats travaillent sur le terrain dans des conditions extrêmes, qu’ils considèrent comme normales, et peuvent donc constituer un « fer de lance du développement endogène ». Pour soutenir ce développement, nous autres Français devrions concentrer notre effort de coopération sur l’envoi de quelques jeunes du Génie militaire et civil, ainsi que de formateurs dans les domaines mécanique et technologique.

Une autre question fondamentale est celle de l’épargne populaire. Les mères, qui n’ont confiance ni dans leurs maris ni dans les banques, souvent à juste titre, cachent leurs avoirs dans la nature en attendant d’y avoir recours. L’idée est de réintégrer les familles dans la dynamique de la vie nationale. Ce que nous préconisons vise précisément à cette intégration. Concrètement, il faut mettre en place des « crédits agricoles » à capitaux publics, susceptibles de recueillir progressivement cette épargne. Sans cette participation, tout projet sera vu comme « venant d’en haut » et ne pourra réussir sur le long et moyen terme.

Enfin, la multiplication des sectes évangéliques et l’influence intégriste wahhabite posent problème. La meilleure solution est de dire à ceux qui veulent créer des mosquées ou des églises : « Les gens sont mal soignés et souffrent de sous-alimentation ; construisez d’abord un puits, une case santé et une école, sous contrôle public ; après, vous pourrez vous occuper de religion et construire vos bâtiments de culte. » Le faire est la seule manière de se prémunir contre l’irrationnel.

L’hippopotame est le symbole et l’animal sacré du Niger. Il ne s’en prend pas aux humains, sauf lorsqu’ils s’approchent de ses petits ou semblent le menacer. Il faut le nourrir de l’herbe de la rivière lorsqu’il en manque.

Je pense que c’est une bonne leçon pour la France et la francophonie. Depuis les années 1970, les institutions financières internationales s’opposent au type de grands projets qui sont nécessaires pour développer les nations africaines et élever le niveau de vie des populations. Avec le projet Lac Tchad, la France doit rompre avec ces habitudes destructrices et respecter la « sagesse de l’hippopotame ». Or trop souvent nous avons conservé une vision impériale des choses. N’est-ce pas Lyautey qui écrivait, parlant de l’Angleterre victorienne au siècle dernier : « Si, depuis l’Egypte, va chez moi grandissant le sentiment que là est notre éternel et plus inexorable adversaire, grandit aussi, avec mon admiration pour lui, la conviction que c’est là que toutes les leçons sont à prendre. » Jacques Foccart s’en abreuva.

Il est temps, en ce moment tragique du XXIe siècle, où le système impérial britannique mène le monde à sa perte, de jeter une fois pour toutes ses leçons au feu. Le projet Lac Tchad est une occasion de retrouver ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes, ce que le Traité de Westphalie de 1648 appela « l’avantage d’autrui » . Les Jean-Claude Trichet et les Tony Blair, au nom d’une gouvernance mondiale financière, veulent mettre fin à ce monde westphalien. Leur véritable option est le chaos et une dépopulation contrôlée. Au nom des enfants qui peuvent devenir des Thomas Sankara, des Patrice Lumumba, des Aimé Césaire ou des Sembène Ousmane, combattons pour ce monde suscitant les conditions de développement des facultés créatrices de l’homme, sans plus jamais avoir de Thiaroye, de Sétif, de Guelma ni de massacres de Madagascar. Contemplant le passé, nous avons un devoir envers l’avenir.

Jacques Cheminade