Les analyses de Jacques Cheminade

Sortir du bourbier afghan par le développement mutuel du continent asiatique

mardi 2 mars 2010, par Jacques Cheminade

par Jacques Cheminade

Il y a dix ans, une partie de la France manifestait contre la guerre du Golfe. Aujourd’hui, il n’y a pratiquement pas de mobilisation politique contre la présence de nos forces en Afghanistan. Le Parti socialiste a avalisé en 2009 les conclusions du rapport Glavany réfutant jusqu’à l’hypothèse d’un calendrier de retrait. Le pouvoir s’en tient à une position de « ni renfort ni retrait ». Tout se passe comme si nous détournions le regard du bourbier afghan. Pourtant, les évènements sont là, porteurs d’une tragédie inévitable si rien n’est fait pour l’arrêter.

Une guerre absurde

Troisième « bavure » en moins d’un mois : le 21 février, des avions de l’OTAN ont ouvert le feu sur un convoi de trois bus civils. Ce raid a fait vingt-sept morts, dont quatre femmes et un enfant, ainsi que douze blessés. En 2009, 2412 civils afghans ont été tués, dont un tiers au moins par les forces de l’OTAN, selon le bilan établi par les Nations unies. Le vendredi 26 février, un attentat suicide des talibans a frappé Kaboul, en tuant au moins seize personnes, dont un Français. Il s’agit de la quatrième attaque en quatre mois au cœur de la capitale du pays. Terrorisme et contre-terrorisme, élections truquées, espoirs de négociations avec les « modérés » de l’autre bord : tout ravive, en nous autres Français, les souvenirs de la guerre d’Algérie. En pire, puisque le relief et la composition ethnique de l’Afghanistan le rendent bien plus difficile à contrôler, que la présence des forces étrangères d’occupation y est récente et que le trafic de drogue y prolifère.

En pire encore, doit-on ajouter, si l’on se réfère aux déclarations et au comportement des responsables par rapport à la réalité du terrain. Le général Petraeus, commandant en chef des forces américaines en Irak et en Afghanistan, croit pouvoir l’emporter en appliquant les recettes du manuel de contre-insurrection de David Galula [*], rédigé en 1964 et fondé sur l’illusion qu’après avoir été gagnée militairement, la guerre d’Algérie aurait pu aussi l’être politiquement, si le général de Gaulle n’avait changé de politique. D’autres, comme Daniel Korski, analyste de l’European Council on Foreign Relations, voient dans l’opération « Mushtarak » un nouveau Guadalcanal, comme si la situation dans le Pacifique au cours de la Deuxième Guerre mondiale pouvait être comparée à celle de l’Afghanistan aujourd’hui. Enfin, Bertrand Gutter, commandant de l’Armée de terre, lance un cocorico étrange dans Le Monde du 27 février : « Ayons le courage, au risque de passer pour de généreux optimistes, de dire que le succès est à portée de la main ». Il ne s’agit plus ici d’un « quarteron de généraux à la retraite » mais d’experts formés aux Ecoles de guerre ou aux Collèges interarmées de défense. Aussi doit-on rappeler cinq points fondamentaux sur la situation pour dissiper les préjugés politiques et militaires.

1) Une guerre terrestre sur le continent asiatique ne peut jamais être gagnée par des forces étrangères, nécessairement perçues comme des forces d’occupation. D’autant plus en Afghanistan parce qu’avec ses divisions et ses seigneurs de la guerre, le pays est fait de telle façon qu’aucune armée régulière n’a jamais été capable de stabiliser durablement la situation sur le terrain.

2) Le trafic de drogue et la complicité ou la mansuétude de certains rendent la situation encore plus inextricable. Penser comme le fait Bertrand Gutter qu’« auparavant désordonnée, l’incitation financière à la réconciliation est maintenant efficacement coordonnée par le Royaume-Uni » consiste à se jeter dans les bras d’un grand mafieux pour échapper à un petit. Osons le dire, on semble ici dépasser l’aveuglement.

3) Comme l’affirme justement Louis Gautier dans le même Monde du 27 février, « implicitement, depuis le départ, il est de surcroît admis que l’initiative des combats et des solutions politiques ne peut être qu’américaine ». Nous avons déployé là-bas environ 3800 hommes et la contribution des Etats membres de l’Union européenne à la Force de l’OTAN (FIAS) n’a cessé d’augmenter, passant de 16 900 hommes en 2007 à 32 337 en 2010. Nous sommes donc pris dans l’engrenage sans pratiquement avoir voix au chapitre en tant que nations européennes. Cette perte de souveraineté, parallèle à celle que nous avons aliénée en matière économique, se fait en réalité non pas en faveur des Etats-Unis en tant que peuple et nation, mais en faveur d’une politique anglo-américaine de domination impériale. L’humiliation acceptée par Nicolas Sarkozy à Kigali fait partie du même « package ». Ne pas être clair sur ce point, c’est se condamner à admettre la mainmise de Londres, de la City et de Wall Street sur le processus de décision politique américain, donc adopter une démarche qui mène au chaos, militairement, économiquement et socialement.

4) Tant que nous ne donnerons pas au Pakistan la certitude que les conditions de sa sécurité nationale seront assurées dans la région, ses dirigeants continueront à jouer un double ou triple jeu, où ils voient une stratégie de survie. Il continuera donc à se développer sur le terrain un pseudo islamisme lié au terrorisme et au trafic de l’opium, avec lequel l’Arabie saoudite et les services britanniques jouent sans scrupule, depuis le Londonistan, Dubaï ou Karachi.

5) Il est nécessaire de négocier avec les talibans « modérés » (en fait un conglomérat de seigneurs de la guerre faisant passer leurs intérêts en Afghanistan avant ceux de l’internationale terroriste), y compris probablement avec le mollah Omar. L’argument moral suivant lequel on ne négocie pas avec des criminels ne vaut pas grand-chose : la coalition occidentale, comme le note Gilles Dorronsoro, « a travaillé avec (et protégé dans certains cas) des criminels de guerre comme Dostum et des trafiquants de drogue, alors même que le fondamentalisme est bien représenté dans les élites afghanes ». Cependant, un autre argument exige que ces négociations ne soient pas une chose en soi. C’est que dans les conditions actuelles, négocier avec les talibans « modérés » sans traiter d’autres éléments fondamentaux qui définissent la situation, ne peut que l’aggraver et créer des conditions d’extension du conflit à toute la région. Surtout si la « coordination de la réconciliation » est abandonnée au Royaume-Uni qui, historiquement et aujourd’hui sur le terrain, non seulement pêche en eau trouble mais tente de tirer parti du chaos qu’il fomente.

Les conditions de la paix

La première condition de la paix est de changer radicalement de point de vue. On ne peut partir de l’Afghanistan et aboutir à la paix ; il faut partir de l’ensemble de la région, dont l’Afghanistan est l’épicentre, pour parvenir à une politique de paix de grande envergure, la seule qui puisse durer. Cette politique doit impliquer toutes les parties prenantes de la région : une Loya Jirga (ou grande assemblée) qui doit inclure les principales forces politiques afghanes, les forces de la coalition (FIAS), le Pakistan, l’Inde, l’Iran, la Russie et la Chine, qui vient d’investir dans la mine de cuivre d’Aynak.

Là doit être définie une politique de développement mutuel, fondée sur de grands projets d’intérêt commun, l’acceptation de certaines réformes sociales, concernant notamment l’éducation et le statut des femmes, et l’éradication de la culture et du trafic de drogue. Les projets devront être définis et organisés en commun, y compris celui de l’accès au nucléaire civil pour fournir à toute la région les moyens énergétiques de son développement.

Il est clair qu’un certain nombre d’engagements devront être pris : lutte de tous contre le trafic de drogue, organisation des cultures de substitution, abandon par le gouvernement américain de la sous-traitance d’une partie de la sécurité à des agences privées, renoncement par les talibans parties prenantes de l’accord à tout soutien au terrorisme, que ce soit d’Al-Qaida ou de tout autre, accords de non agression entre Inde, Pakistan et Iran.

Evidemment, nous dira-t-on, vous rêvez ! Vous décrivez des conditions idéales dans une région où rien ne l’est. Cette affirmation a un certain poids. Il faut en effet ajouter quelque chose.

Une telle démarche ne sera possible que dans le cadre d’un nouvel ordre international basé sur le crédit productif public, et non sur l’impérialisme monétariste de la City et de Wall Street. Il faut de l’argent pour les grands projets ; or, dans l’ordre monétariste actuel, il dérive vers les spéculations à court terme sur des actifs existants, sans irriguer l’économie productive ou l’équipement de l’homme et de la nature.

C’est pourquoi toute la question de la paix en Afghanistan ne peut reposer sur des solutions simplistes. Dire qu’il faut retirer nos soldats n’est pas suffisant. La France doit participer à la reconfiguration de tout le système international d’après la Guerre froide. C’est le défi que nous jette la situation en Afghanistan, au moment où la crise de l’euro risque d’emporter avec elle le peu qui nous reste de souveraineté nationale et de justice sociale. La France doit se reprendre et soutenir ceux qui en Russie, en Chine, en Inde et aux Etats-Unis particulièrement, mais aussi ailleurs, veulent se battre pour ce nouvel ordre plus juste.

Il est ironique mais légitime que la guerre en Afghanistan, pays victime de toutes les ambitions et proie de l’Empire financier britannique, nous lance le défi de la paix dans toute la région et dans le monde. L’on ne peut arriver à une solution par le petit bout de la lorgnette, mais en élevant chez nous le débat vers où ni la majorité ni l’opposition actuelle ne veulent aller. Nous sommes arrivés à un de ces moments de l’histoire où la survie exige que nous abandonnions nos vices et nos compromissions passés. En un mot, la paix en Afghanistan exige un examen de conscience, non pour se morigéner, mais pour se donner la liberté d’agir. 

 

 


[*cf. Algérie-Afghanistan : l’inéluctable échec de la contre-insurrection
http://www.solidariteetprogres.org/article5912.html