Les analyses de Jacques Cheminade

Arrêtons le carnage social !

dimanche 20 septembre 2009, par Jacques Cheminade

Encadrés

Par Jacques Cheminade

La scène est terrible, d’une violence absolue. Le vendredi 11 septembre, le corps d’une jeune femme consciencieuse, qui « réalisait de bons objectifs et recevait les félicitations de ses clients », gît au pied de l’immeuble de France Télécom, rue Médéric, à Paris. Elle s’est jetée par la fenêtre de son bureau et mourra deux heures plus tard. Tous ses collègues de travail ont assisté à son agonie. Il s’agissait du 23e cas de suicide au sein du groupe depuis février 2008, en dix-neuf mois. Le 14 septembre, une cadre d’une agence à Metz (Moselle), 53 ans, a été retrouvée inanimée sur le sol après avoir avalé des barbituriques. Le 14 juillet, c’est Michel Deparis, un Marseillais expert en réseau mobile, qui se suicidait. Il a, lui, laissé une lettre : « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom (…) Je sais que beaucoup vont dire : il y a d’autres causes que le travail. Mais non. C’est bien le travail l’unique cause. »

Le président de France Télécom, Didier Lombard, a déclaré, après le 11 septembre, que l’on allait s’efforcer de « mettre un point d’arrêt à cette mode de suicides ». En s’exprimant de manière si inhumaine, il n’a fait que révéler le point de vue de la direction : dans l’adaptation forcée à la concurrence internationale, cette « incertitude permanente dans laquelle nous vivons », les suicides sont considérés « logiquement » comme une mode gênante. Ceux qui s’y livrent n’étaient pas aptes à s’adapter à un monde nouveau dans lequel règne le profit à court terme et…la « cupidité ».

Comment en est-on arrivé là ? L’ex-Direction générale des télécommunications a été transformée en entreprise en 1996, et c’est Dominique Strauss-Kahn qui, dès 1997, a convaincu le Premier ministre d’alors d’en ouvrir le capital. Depuis, l’on est passé, en France, de 160 000 à 100 000 salariés. Les fonctionnaires qui, du temps du monopole public, avaient des repères techniques et humains qui les aidaient à tenir, ont vu ceux-ci systématiquement détruits. Beaucoup « ne savent littéralement plus où ils sont », comme le constate Danièle Linhart, directrice de recherche au CNRS citée par le Monde. La cruauté avec laquelle ils sont traités est effarante, même si on considère que la déesse cupidité doit être abondamment servie.

Ils ont perdu la référence au service public, au bien commun, certains d’entre eux ont changé plusieurs fois de métier et leur réseau professionnel s’est disloqué. A la direction générale de l’opérateur, on « secoue le cocotier humain » en pratiquant le « Time To Move ». Traduction en français : il est temps de bouger. En clair, l’obligation pour les cadres de changer de poste tous les trois ans. « Ta performance se dégrade, ça fait trop longtemps que tu es sur le même poste… Si tu ne bouges pas, c’est ta part variable qui va sauter ». « Pour faire plier les gens, ils menacent de nous envoyer en MOT si on est cadre, et en boutique ou au 10-14 pour les agents », rapporte un employé au Nouvel Observateur. Le MOT (mission opérationnelle temporaire), c’est six mois au maximum et parfois dans un poste pour lequel la personne est surqualifiée, inoccupée ou sans expérience. Le 10-14 est la plateforme où les agents reçoivent « à une cadence de poulets en batterie » les appels des clients mécontents. Il s’agit donc d’une forme de bizutage sadique.

Derrière cette « gestion du personnel » il y a la croyance commune au « management moderne » que le « résultat » implique la mobilité, qu’un salarié devient inefficace lorsqu’il s’est « enkysté » dans un poste, y a acquis de l’expérience, un réseau, l’amitié de ses collègues, un équilibre. La direction de France Télécom a poussé très loin cette logique en mettant ses salariés en concurrence permanente. « Il faut rendre compte de ses objectifs tous les trois mois, au lieu d’une fois par an auparavant ». « Les managers ont été choisis pour leur obéissance. Ils me font penser à des kapos dont le seul but serait de virer les gens », déclare une cadre supérieure. « On a le sentiment que, pour réduire les coûts, France Télécom a trouvé comme seule solution de dégoûter les salariés pour qu’ils partent », affirme Bernard Salengro, président du syndicat des médecins du travail CGC et de l’Observatoire du stress au travail. Début 2008, six médecins du travail ont démissionné de la société : « Nos propositions pour remettre du débat dans l’organisation du travail ont été rejetées en bloc. Puis la direction a commencé à nous diaboliser, expliquant que l’on voyait des dépressifs partout. »

Didier Lombard avait déclaré en prenant ses fonctions qu’il voulait « embarquer tout le monde, en n’abandonnant personne ». En fait, « il n’y a plus d’humanité, plus de proximité, seul compte le business », comme l’a dit Patrice Diochet, secrétaire national CFTC France Télécom, et « les logiques financières ont gagné l’ensemble de la structure », comme l’analyse Yvan du Roy, auteur d’ « Orange stressée ». Et France Télécom a bien embarqué tout le monde, mais en jetant constamment des membres de l’équipage par-dessus bord pour « faire du résultat ». En 2006, dans un séminaire pour cadres, l’animateur a expliqué : « Vous devez travailler au corps vos équipes pour en faire partir le plus possible. Suggérez-leur des reconversions, par exemple ouvrir une chambre d’hôte ou un club de plongée ». Tout est dit.

Dans ce contexte, pour les tenir, les managers ne donnent plus aux salariés tous les moyens nécessaires pour réaliser leur travail, ils comptent sur leur narcissisme. Dans les open space installés partout – des plateformes décloisonnées pour « gagner de l’espace, comme en Amérique » – les cadres perdent leur dernier signe extérieur de prestige, le bureau fermé. L’open space permet ainsi de mettre les individus directement en concurrence. Il devient un outil de contrôle social. Le cadre se polarise sur sa compétence et les résultats qu’on lui demande pour survivre dans un monde de la performance individuelle : le soir, le week-end, pendant les vacances, il doit être joignable, recevoir et envoyer des mails à l’autre bout du monde s’il le faut. Les vieux craquent, et c’est le résultat souhaité.

L’Etat, encore principal actionnaire, ne peut que se livrer à des déclarations incantatoires et s’il prévoit l’embauche de plusieurs médecins du travail et de cent personnes « spécialement dédiées aux ressources humaines », il ne pourra être qu’une dame patronnesse au sein d’un carnage tant qu’il n’aura pas changé la règle du jeu que toute la classe politique française a admise depuis plus de quarante ans.

« Une société sans cupidité est pauvre »

C’est ainsi que s’exprime le « philosophe » André Comte-Sponville dans le numéro 179 de Challenges du 10 septembre 2009. Nous retenons ici son « point de vue », page 53, car il résume bien ce sur quoi l’injustice et l’inefficacité de notre société se trouvent bâties : la croyance que la somme des vices privés peut conduire à la vertu publique, comme l’exprimait au XIXe siècle le précurseur d’Adam Smith et du libéralisme britannique, Bernard de Mandeville. Ecoutons notre philosophe :

« La cupidité, c’est la passion de l’argent. Il est de bon ton de s’en scandaliser. Moralement, il y a pourtant bien pire (la cruauté, la méchanceté, le racisme…). Socialement, il n’y a guère mieux. C’est ce que Voltaire et Mandeville avaient compris. C’est ce que Engels a confirmé : "La basse cupidité fut l’âme de la civilisation, de son premier jour à nos jours, la richesse, encore la richesse, toujours la richesse, non pas la richesse de la société, mais celle de ce piètre individu isolé, son unique but déterminant. Si l’humanité a connu le développement croissant de la science et, en des périodes répétées, la plus splendide floraison de l’art, c’est uniquement parce que, sans eux, la pleine conquête des richesses de notre temps eût été impossible." Imaginons une société de saints, où la cupidité serait inconnue. Ce serait une société de pauvres (…) Quel développement humain, au contraire, quand la cupidité s’en mêle ! Voyez le siècle de Périclès, à Athènes, ceux d’Auguste ou Marc Aurèle à Rome ; voyez Venise au XIVe siècle, Florence au XVe, Anvers au XVIe, Amsterdam au XVIIe ; voyez la France du XVIIIe siècle, l’Angleterre du XIXe, l’Amérique du XXe (…) Et croit-on qu’elles se seraient enrichies sans la cupidité des individus ? "Vice privé, bienfaits publics", disait Mandeville ».

Comte-Sponville n’est, hélas, qu’un exemple particulièrement révélateur de cette rupture admise par nos cercles dirigeants entre « efficacité » (les marchés, le désir de possession) et « morale » (le respect de la dignité de l’autre). Daniel Cohen, éditorialiste associé au Monde et professeur émérite, intitule son dernier ouvrage : La prospérité du vice et explore les mêmes horizons.

Que de telles inepties – comme si une grande découverte scientifique, enrichissant toute une société par ses applications technologiques, pouvait être inspirée par la cupidité ! – puissent être proférées par des intellectuels médiatisés est la preuve d’une dérive qui, si elle continuait, conduirait nos sociétés à leur perte. Car la cupidité fait toujours prévaloir l’avoir, le court terme, sur l’être, la vision créatrice à long terme au service du bien commun et des générations futures. La « gestion » de France Télécom renvoie à cette conception bestiale du monde, un darwinisme social sans autre horizon que la survie au détriment de l’autre (au besoin baptisée « concurrence ») et sans dessein collectif.

Une culture de la mort

Il faut le dire brutalement : France Télécom n’est qu’un exemple particulièrement révélateur. On voit la même folie financière et la même souffrance humaine au travail se répandre partout, de proche en proche, en raison de la désintégration du système économique et social et de l’idéologie qui l’accompagne.

Marianne, dans son numéro 69 du 12 septembre, dans « On achève bien les cadres… », rapporte qu’en un an, le recrutement des cadres a chuté de 31% et plonge même de 40% pour les ingénieurs et jusqu’à 54% pour les fonctions en rapport avec les méthodes, le contrôle et la qualité. Sur le Technocentre de Guyancourt (Yvelines) de Renault, trois suicides ont eu lieu entre fin 2006 et début 2007, en raison d’un régime de cadences infernales et de tortures morales aussi intenable qu’à France Télécom. Depuis, les horaires d’ouverture ont été réduits et 40 responsables RH de proximité ont été recrutés sur le site. Cependant, les dames patronnesses ne peuvent rien face à la crise : hier on faisait travailler à outrance, maintenant, début mai, la direction a annoncé à ses cadres dopés à l’excellence et à la performance que du 28 août à la fin décembre, ils seront en chômage partiel chaque vendredi de la semaine, comme de vulgaires fonctionnaires de l’Etat américain de Californie. « Renault est un cas d’école. Il montre à quel point le système est devenu absurde. On demande aux cadres de se défoncer comme des fous pour réussir le challenge, puis, tout d’un coup, on dit : ‘ça suffit’. Résultat, la démobilisation est totale. Les gens ne veulent plus y laisser leur santé alors qu’au bout du bout, ils risquent tout bonnement de perdre leur job ». Et ce n’est pas un extrémiste qui le dit, mais Bernard Van Craeynest, président de la CFE-CGC.

Partout une même souffrance se répand. Ici, c’est la directrice de la Protection judiciaire de la jeunesse de Paris qui s’est, elle aussi, défénestrée du troisième étage en pleine réunion de service, dans un secteur victime lui aussi de restructurations et de suppressions d’activités. Ailleurs, ce sont des hommes et des femmes rongés par l’angoisse, « cuits à petit feu », dans les banques, les sociétés d’assurance ou les équipementiers et sous-traitants de l’automobile.

Il faut bien comprendre que l’impératif d’une société monétariste basée sur la cupidité conduit à la désintégration économique et sociale tout ensemble et partout. Il se crée une culture globale, une culture de l’abus, créée par et pour les forts, qui assimile l’économie à une guerre et regroupe les intérêts dominants en un Empire mondialiste, dont le centre est à Londres et à Wall Street, contre l’intérêt de tous les peuples, y compris l’anglais et l’américain. Dire, comme le fait Jacques Attali, que « nous devons, pour survivre, participer à l’aventure mondiale », cette aventure de la cupidité globalisée, est pire qu’un crime, une idiotie absolue.