Les écrits de Jacques Cheminade

Hélène Berr auprès de nous

mardi 1er septembre 2009, par Jacques Cheminade

Par Jacques Cheminade


Hélène Berr, Journal, 2008, Editions Tallandier

En livre de poche, 2009, Points


Hélène Berr, après un long parcours, a été redécouverte et se trouve désormais parmi nous.

Ce qu’elle écrivait dans sa dernière lettre, le 14 mars 1944 – « En tous cas, quoi qu’il arrive, nous avons bien l’intention de revenir » - s’est accompli. Voici Hélène à nos côtés, avec son texte arraché au quotidien de l’horreur.

« Horror, horror, horror », ce sont les mots par lesquels s’achève son journal alors qu’elle va bientôt être arrêtée, déportée et mourir assassinée en avril 1945, comme ses parents, dans le même camp de concentration qu’Anne Frank.

Lire ce qu’elle a écrit porte notre regard à la fois vers le quotidien insoutenable de l’occupation nazie d’alors et à l’horizon de ce proche futur qui est le nôtre où d’autres monstres renaîtront si nous demeurons passifs aujourd’hui.

Ce qu’elle nous communique de plus fort, jeune femme d’un milieu juif parisien de culture universelle par le cœur et par l’esprit, est, plus encore que ce qu’elle a vécu, tout ce qu’elle aurait pu donner si elle avait vécu davantage, tout ce qui une fois de plus se trouve maintenant menacé. Face aux paroles d’Hélène Berr, nous devons donc nous dire à nous-mêmes que jamais plus nous ne devons laisser anéantir tout ce qu’elle représentait, cette culture du beau et du vrai aujourd’hui en grande partie perdue faute de repères et que nous devons retransmettre de toutes nos forces. Elle qui aimait tant John Keats, nous l’imaginons aujourd’hui nous incitant à l’engagement pour qu’une chose de beauté ne soit plus jamais écrasée et puisse être joie éternelle.

Elle est morte à 24 ans et a commencé son journal à 21. Ce qui nous frappe le plus est l’extrême intelligence et la maturité d’âme face au gouffre, grandie dans la tendresse des êtres et des choses. Le 10 novembre 1943 elle assiste à un mariage à Saint-Germain-des-Près, le 11 janvier 1944 on lui propose la traduction de la Defence of Poetry de Shelley, le 11 avril 1942 elle réalise l’harmonie merveilleuse du paysage qui s’étend devant elle à Aubergenville. En même temps, presque chaque jour elle côtoie les familles démembrées par les arrestations et elle est le témoin direct de toute l’horreur quotidienne, celle du Vel d’Hiv, de Drancy et des départs à l’aube des trains de marchandise vers les camps de la mort. Le 6 juillet 1942, elle se présente au siège social de l’UGIF, l’Union générale des israélites de France, avec « le fou rire d’une espèce d’exaltation », parce qu’elle a choisi de servir et de ne pas partir. Elle reste, tout en pressentant le caractère fatal de sa démarche, sachant que la mort viendra la prendre.

Elle ne se fait aucune illusion, car elle « déteste tous ces mouvements plus ou moins sionistes, qui font le jeu des Allemands sans s’en douter ».

Sa droiture ne lui laisse cependant pas le choix, comme Socrate lui aussi refuse de partir pour témoigner.

Le plus émouvant est son goût de la vie. En la lisant, devant son amour naturel des êtres et des choses vivantes, un bouquet d’œillets panachés de son ami, un chant d’oiseau ou un simple rayon de soleil, je ne peux m’empêcher deux comparaisons. La première avec Rosa Luxemburg, d’une sensibilité si proche, le même courage sensible reconquis chaque jour contre tout espoir. La seconde, à l’opposé, avec Ernst Jünger, qui dans le même Paris occupé collectionnait les insectes et chassait les dîners en ville, en prenant ses aises face à la tragédie.

Le journal d’Hélène Berr fait aujourd’hui le tour du monde, traduit dans trente pays. Cependant, il ne signifierait rien si l’on continuait à y voir un simple et beau témoignage. Il est bien plus, une présence qui doit nous accompagner toute une vie, nous communiquant cet amour exigeant face auquel on ne peut se dérober, comme on ne peut se dérober face aux générations à naître.

Les extraits que nous publions ici le sont dans cette perspective : agir aujourd’hui pour que l’horreur ne revienne pas demain.

Samedi 13 juin 1942

« A la musique, nous avons joué le Quatrième Quatuor de Beethoven, un trio à cordes de Beethoven. J’ai joué tout l’après-midi, et le soir j’étais éreintée.

Dimanche soir, 19 juillet 1942

Les amitiés qui se sont nouées ici, cette année, seront empreintes d’une sincérité, d’une profondeur et d’une espèce de tendresse grave que personne ne pourra jamais connaître. C’est un pacte secret, scellé dans la lutte et les épreuves. »

Lundi matin, le 11 octobre 1942

J’ai relu samedi le chapitre sur le grand inquisiteur dans les Frères Karamazov. Non, on ne voudrait plus du Christ, car il rendrait la liberté de conscience aux hommes, et cela leur est trop dur. « Demain, je te brûlerai », a répondu le grand inquisiteur.

Samedi, j’ai lu aussi l’Evangile selon Saint Matthieu ; je veux dire ici toute la vérité, pourquoi la cacherai-je ? Je n’ai pas trouvé autre chose dans les paroles du Christ que les règles de conscience auxquelles j’essaie d’obéir d’instinct. Il m’a semblé que le Christ était plus mien que celui de certains bons catholiques. Quelquefois, je pensais que j’étais plus près du Christ que beaucoup de chrétiens, mais là, j’en ai la preuve…

J’ai été frappée en lisant l’Evangile par le mot « convertir ». Nous lui avons donné un sens précis qu’il n’avait pas. Dans l’Evangile, on dit : « Le méchant s’est converti », c’est-à-dire s’est changé, est devenu bon en écoutant la parole du christ. Pour nous, maintenant, se convertir, c’est aller à un autre culte, à une autre église. Y avait-il des cultes différents au temps du Christ ? Y avait-il autre chose que le culte de Dieu ?

Comme les hommes sont devenus mesquins en croyant devenir intelligents !

Vendredi 12 novembre 1943

Et je pensais : peuvent-ils parler de charité chrétienne, ces gens-là, qui ignorent exactement ce qu’est la fraternité et la sympathie humaine. Ont-ils le droit de prétendre qu’ils sont les légataires du Christ, ce Christ qui était le plus grand socialiste du monde et dont la doctrine reposait sur la fraternité et l’égalité humaine ? Ils ne savent même pas ce que c’est que la fraternité. La pitié, oui, ils la donnent, en pharisiens, car la pitié implique presque toujours une idée de supériorité et de condescendance. Ce n’est pas la pitié qu’ils doivent donner, c’est la compréhension, la compréhension qui leur fera sentir toute la profondeur, l’irréductibilité de la souffrance des autres, la monstrueuse injustice de ces traitements et les révoltera. »

Mercredi 24 novembre 1943

Ce matin, je lisais Shelley, et sa Défense de la poésie ; hier soir, un dialogue de Platon traduit par lui. Quel désespoir de penser que tout cela, tous ces magnifiques résultats de polissure, d’humanisation, toute cette intelligence et cette largeur de vues sont morts aujourd’hui. Vivre une époque pareille, et être attiré vers toutes ces œuvres, quelle dérision, c’est presque incompatible. Que dirait Platon ? Que dirait Shelley ? On me traiterait de rêveuse et d’inutile. Mais n’est-ce pas les autres, n’est-ce pas la rage de mal qui sévit actuellement qui est la chose fausse et inutile ? Si j’étais née à une autre époque, tout cela aurait pu s’épanouir ».

Le 30 novembre 1943

Once the hungry hours were hounds
Which chased the day like a bleeding deer,
Ant it limped and stumbled with many wounds
Through the nightly dells of the desert year.

(« Jadis les Heures affamées étaient une meute/ Qui pourchassait le jour comme un daim ensanglanté/ Et il boitait et trébuchait sous ses multiples blessures/ Par les vallons nocturnes de l’année déserte. » P. B. Shelley, Prométhée délivré, IV, 73-76, 1820).

C’est maintenant.

Pour moi. Et combien plus pour des déportés, les prisonniers.

Rien n’est exagéré lorsque Shelley dit que la poésie est la suprême des choses. De tout ce qui existe, elle est le plus près de la vérité, et de l’âme. (Mal exprimé, mais senti.)

Le rêve magnifique de l’acte IV ne prend-il pas sa valeur de ce qu’il n’existe pas, de ce qu’il n’est qu’espoir, et en lutte avec la réalité ? C’est la question angoissante que l’on peut toujours se demander avec les utopies.

Lundi soir, 13 décembre 1943

Pourquoi suis-je inquiète ? Je n’ai pas peur. Et depuis le début, je m’y attends. Mais je m’y attends depuis si longtemps que je finis par me demander si ce n’est pas stupide d’attendre en sachant à quoi on est exposé. Si ce n’est pas du laisser-aller. Je ne crois pas, puisque je reste ici en étant parfaitement consciente de ce qui peut arriver, et qu’il s’agit d’un choix volontaire.

Vendredi 31 décembre 1943

Je crois que je deviendrai folle. Par moments, je perds mon équilibre.

L’autre chose, c’est le discours du Gauleiter Sauckel d’un bout à l’autre dirigé contre les « juifs ». Une telle lassitude s’empare de moi lorsque j’y pense : ne les ont-ils pas assez torturés, massacrés, persécutés depuis quatre ans ? Il n’y en a presque plus (et combien d’indicibles souffrances cela représente-t-il pour des êtres humains qui avaient sûrement plus droit à la vie que des monstres comme Sauckel), et ont-ils gagné la guerre pour cela ? Sont-ils plus avancés pour cela ?

Je me demande quel effet pareil discours peut produire sur des gens de l’extérieur ? Sans doute, une partie de celui qui est produit sur moi : l’impression de stupidité et d’inutilité. Mais pas l’autre partie : la conscience douloureuse de toutes les souffrances qui sont derrière.

(...)

Quand j’écris « juif » je ne traduis pas ma pensée, car pour moi une pareille distinction n’existe pas : je ne me sens pas différente des autres hommes, jamais je n’arriverai à me considérer comme faisant partie d’un groupe humain séparé, peut-être est-ce pour cela que je souffre tellement, parce que je ne comprend plus. Je souffre de voir le mal s’abattre sur l’humanité ; mais comme je ne sens pas que je fais partie d’aucun groupe racial, religieux, humain (car cela implique toujours de l’orgueil), je n’ai pour me soutenir que mes débats et mes réactions, ma conscience personnelle. Je me souviens de ce mot de Lefschetz lorsque nous étions rue Claude Bernard, et que ses discours en faveur du sionisme m’avaient révoltée : « Vous ne savez plus pour quoi vous êtes persécutés. » C’est vrai.

Mais l’idéal sioniste me paraît trop étroit, tout groupement exclusif, que ce soit le sionisme, l’effroyable exaltation du germanisme auquel nous assistons, ou même le chauvinisme contiennent un orgueil démesuré. Je n’y peux rien, mais jamais je ne me sentirai à l’aise dans des groupes pareils.

Mardi 15 février 1944

Pourquoi alors le soldat allemand que je croise dans la rue ne me gifle-t-il pas, ne m’injurie-t-il pas ? Pourquoi souvent me tient-il la porte du métro, ou me dit-il pardon quand il passe devant moi ? Pourquoi ? Parce que ces gens ne savent pas, ou plutôt qu’ils ne pensent plus ; ils sont pour l’acte immédiat qu’on leur commande. Mais ils ne voient même pas l’illogisme incompréhensible qu’il y a à me tenir la porte dans le métro, et peut-être demain à m’envoyer à la déportation : et pourtant je serais la même et unique personne. Ils ignorent le principe de causalité.

Il y a aussi sans doute qu’ils ne savent pas tout. La marque atroce de ce régime, c’est son hypocrisie. Ils ne connaissent pas tous les horribles détails de ces persécutions : parce qu’il n’y a qu’un petit groupe de tortionnaires, et de Gestapo qui y est impliqué.

Sentiraient-ils, s’ils savaient ? Sentiraient-ils la souffrance de ces gens arrachés de leurs foyers, de ces femmes séparées de leur chair et de leur sang ? Ils sont trop abrutis pour cela.

Et puis ils ne pensent pas, j’en reviens toujours à cela, je crois que c’est la base du mal ; et la force sur laquelle s’appuie ce régime. Annihiler la pensée personnelle, la réaction de la conscience individuelle, tel est le premier pas du nazisme.

(…)

Mme Loewe m’a demandé, lorsque nous étions à l’infirmerie en train de déshabiller deux petits jumeaux de 4 ans, nouveaux arrivés : « Eh alors, qu’est ce que vous en dites ? » J’ai répondu : « Ce n’est pas drôle ». Alors, elle a dit pour m’encourager : « Allez, ne vous en faites pas, nous serons dans la même fournée, nous ferons le voyage ensemble. »

Elle a cru que je disais cela parce que je craignais pour moi. Mais elle se trompait. C’est pour les autres, pour tous ceux qui sont arrêtés chaque jour, pour tous ceux qui ont déjà passé par là. Je souffre en pensant à la souffrance des autres. S’il n’y avait que moi, tout serait si facile. Je n’ai jamais pensé à moi, et ce ne serait pas maintenant que je commencerais. Je souffre de la chose en elle-même, de cette monstrueuse organisation des persécutions, de la déportation en elle-même. Comme elle se trompait ! »