IV. La Théorie générale de Keynes

mercredi 22 avril 2009, par Benoit Chalifoux

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Cet article constitue la quatrième partie du dossier de Solidarité et Progrès consacré à Keynes

Néanmoins, la théorie de la production conçue comme un tout, qui est ce que ce livre cherche à développer, convient beaucoup mieux aux conditions d’un Etat totalitaire que la théorie de la production et de la distribution de richesses produites dans les conditions de la concurrence libre et d’une large dose de laissez-faire. La théorie des lois psychologiques mettant en correspondance la consommation et l’épargne, l’influence des crédits sur les prix et les salaires réels, le rôle joué par le taux d’intérêt : ceux-ci restent les ingrédients nécessaires de notre schéma de pensée.

John Maynard Keynes, préface à l’édition allemande de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 7 septembre 1936.

Cette caractérisation que donne Keynes lui-même de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, est restée une énigme pour les admirateurs du célèbre économiste anglais, un secret de famille qu’on préfère ne jamais soulever en public. Et cependant, c’est bien là l’essentiel.

Confrontée, au début des années 30, à la Grande dépression et à l’échec fracassant de la théorie classique développée par Smith, Malthus, Ricardo, Stuart Mills et autres penseurs impériaux, la Fabian Society appela Keynes à la rescousse pour contrer l’influence grandissante du New Deal de Roosevelt aux Etats-Unis et dans le monde.

C’est ainsi que Keynes émit en toute hâte et sous forme d’articles variés, des prescriptions tous azimuts, qu’il formalisa ensuite dans sa Théorie générale. Il la fit publier en 1935 en anglais, en 1936 en allemand et en japonais, puis en 1939 en français. L’édition allemande, dont nous avons tiré la citation ci-dessus, était dirigée contre les cercles de Wilhelm Lautenbach, haut fonctionnaire au ministère de l’Economie allemand qui proposa, dès 1931, une relance par le crédit productif public basée sur les théories de Friedrich List.

Aujourd’hui, face au discrédit frappant le dogme « libéral » qu’elle a imposé avec brutalité au cours des trente dernières années et qui se trouve être l’origine même de la crise, la haute finance, refusant de rompre avec le monétarisme, ressort Keynes de son cercueil pour en justifier la poursuite, quel qu’en soit le coût en vies humaines.

La résurgence bien orchestrée des thèses de Keynes vise surtout à contrer l’influence de l’économiste américain Lyndon LaRouche aux Etats-Unis, en Europe, en Russie, en Inde et en Chine.

Pour dissiper toute confusion dans les esprits, notamment ceux des penseurs de gauche, un examen des principales thèses de la Théorie générale est devenu essentiel. Nous sommes conscients que la lecture que nous en donnerons ici ne correspond pas aux images d’Epinal qui s’y rattachent.

Les principaux éléments de la Théorie générale

La Théorie part d’un premier constat : lorsque l’emploi croît, le revenu total de la société s’accroît, mais la psychologie de la société retient les gens de consommer autant que leurs revenus ne leur permettraient. Dans une communauté devenue riche et que Keynes considérait comme indolente (il faisait allusion plus particulièrement à l’Angleterre et aux Etats-Unis de la fin des années 20), les gens sont amenés à épargner plus qu’ils ne consomment, et une importante accumulation de capital fait que les opportunités d’investissement se font moins attractives pour des détenteurs de capitaux ayant tendance à devenir rentiers, à moins que les taux d’intérêt ne chutent suffisamment rapidement. Ce dernier phénomène ne se produit pas automatiquement, contrairement à ce que prédit la théorie classique.

Keynes résume cette situation en affirmant que la demande effective, qu’il définit comme la somme de la consommation et des investissements courants, s’écarte anormalement, dans les communautés devenues riches, de la demande totale définie par la théorie classique.

Le deuxième constat de la Théorie générale porte sur les salaires. Selon la théorie classique, le plein emploi correspond toujours au point d’équilibre entre l’offre et la demande de main d’oeuvre. Un refus de la part des travailleurs d’aligner leurs exigences salariales sur la demande des employeurs engendre ce que la théorie classique qualifie de « chômage volontaire ». Une chute générale des prix comme celle des années 30, combinée au refus des syndicats d’accepter une réduction du salaire nominal suffisamment draconienne, doit nécessairement aboutir, selon la théorie classique, à une montée progressive du chômage volontaire. Mais cela n’explique pas la montée brutale du chômage.

Keynes partage en partie le point de vue classique, mais admet qu’une composante du chômage, qu’il qualifie d’« involontaire », puisse être le résultat d’autres facteurs, tel le sous-investissement lié à une baisse insuffisante des taux d’intérêt, comme nous l’avons évoqué plus haut. Heureusement pour lui, une baisse des taux d’intérêt, tout en relançant de manière indépendante l’investissement, provoque en même temps une montée des prix et par conséquent une baisse du revenu réel, c’est-à-dire du pouvoir d’achat salarial !

En effet, Keynes apporte une nuance qui peut sembler a priori anodine, mais qui constitue un élément essentiel de son dispositif : si les travailleurs rechignent à accepter une réduction de leur salaire nominal, on peut néanmoins leur faire avaler une chute de leur revenu réel, en faisant monter subrepticement les prix : « Tandis que les travailleurs résistent généralement à une réduction du niveau de leur salaire nominal, il n’est pas dans leur habitude d’arrêter de travailler lorsqu’il y a une augmentation du prix des biens de consommation », affirme-t-il. (ibid., chapitre 2.)

Un autre constat concerne ce qu’il appelle la préférence de la communauté pour les liquidités (liquidity-preference, le fameux bas de laine des Français). Dans le contexte d’une grande défiance à l’égard de la solvabilité des banques, les gens thésaurisent chez eux des liquidités, ce qui aggrave l’insuffisance de demande effective, d’abord parce que cela réduit la consommation et ensuite parce que cela empêche (même si la monnaie devenait plus abondante en raison d’une baisse par la banque centrale de son taux d’intérêt directeur) les taux d’intérêt des banques privées de baisser suffisamment pour relancer les investissements et par conséquent la création d’emploi.

Le dernier point est un peu plus technique, mais nous l’introduisons malgré tout car il est lui aussi d’une grande importance pour une compréhension adéquate de sa théorie : il s’agit de l’efficacité marginale du capital, qui dépend d’un accroissement des perspectives de retour sur le capital par rapport aux coûts d’investissement mesurés en termes purement monétaires.

Le remède de Keynes

Maintenant que nous avons la liste des principaux ingrédients, voyons comment agit la concoction élaborée par Keynes pour « soigner » une économie dépressive et en vertu de quoi il faudrait lui faire avaler de force un remède qui ne fera qu’aggraver l’état du malade.

Keynes propose donc de procéder comme suit :

D’abord, il faut bien distinguer, d’une part, les éléments sur lesquels on ne peut agir à court terme : la quantité et le niveau de qualification de la main d’oeuvre, la quantité et la qualité des équipements disponibles (infrastructure), les techniques existantes, le degré de compétition, les goûts et habitudes du consommateur, les structures sociales, etc.

Ensuite, il y a des variables indépendantes, puis d’autres qui dépendent des premières, qui sont les variables dépendantes. L’Etat doit donc intervenir en focalisant son action sur les variables indépendantes qui sont la propension à consommer, l’efficacité marginale du capital et le taux d’intérêt, tandis que les variables dépendantes sont le volume de l’emploi et le revenu global.

Il faut donc en premier lieu amener la banque centrale à abaisser son taux directeur. Ensuite, de concert avec les banques privées, mener une action psychologique appropriée pour faire diminuer la préférence des gens pour les liquidités, de manière à ce que, relayant la baisse du taux directeur, l’ensemble des taux d’intérêts bancaires baisse. L’objectif est d’augmenter la propension à consommer de même que la quantité de monnaie en circulation. Ceci provoquera une augmentation des prix, autrement dit une baisse du revenu réel qui, combinée à la baisse des taux d’intérêt, accroîtra les perspectives de retour sur le capital, relançant ainsi l’investissement et l’emploi.

Evidemment, tout ceci exige que les acteurs impliqués acceptent de jouer le jeu. La banque centrale doit accepter d’être à l’écoute des exigences de l’Etat, les banques privées doivent accepter que l’Etat mette le nez dans leurs affaires, les entrepreneurs doivent accepter d’investir avant de voir s’accroître leurs bénéfices, et les syndicats doivent accepter une réduction du revenu réel des travailleurs. Keynes estimait qu’un Etat totalitaire pouvait plus facilement imposer ces mesures.

La Théorie générale et le New Deal

Nous allons maintenant voir pourquoi, contrairement à la propagande ambiante, le New Deal de Roosevelt ne pouvait être compatible avec cette approche.

Tout d’abord, l’approche de Keynes est entièrement orientée sur le court terme, comme le montre son attitude à l’égard des éléments qu’il considère comme « donnés d’avance » : qualification de la main d’oeuvre, infrastructure, techniques existantes, degré de compétition, structures sociales. Au chapitre 18 (op. cit.), Keynes explique que « ceci ne signifie pas que nous jugions ces facteurs comme constants ; mais seulement que, dans ce lieu et contexte, nous ne considérons ou ne prenons pas en compte les effets et les conséquences de ces changements. »

Au contraire, en construisant des barrages, des écoles, des hôpitaux et autres types d’infrastructures, en électrifiant les campagnes, en accélérant la recherche pour développer de nouvelles technologies, en instaurant des mesures protectionnistes appropriées, en défendant les organisations syndicales, le New Deal de Roosevelt entreprit dès le départ, comme son nom l’indique par ailleurs, de « changer la donne ».

Un Etat totalitaire est toujours obsédé par le court terme : le maintien au pouvoir et la reproduction à l’identique des structures sociales en place. Un Etat républicain cherche au contraire à faire évoluer la société, à améliorer les niveaux de vie, à préparer les capacités d’accueil pour les générations à venir. C’est exactement ce que visait à accomplir le New Deal de Roosevelt, à l’opposé des politiques poursuivies par Mussolini en Italie et Hjalmar Schacht en Allemagne (que Keynes admirait par ailleurs, et qui fut président de la Reichsbank et ministre de l’Economie d’Adolf Hitler). Certes, en raison des tentatives de déstabilisation organisées contre lui, de la dégradation de l’environnement (Dust Bowl) et des tensions sociales liées à la fermeture des usines, Roosevelt dut lui aussi faire face à des impératifs à court terme, et, par exemple, créer des emplois non qualifiés pour combattre le chômage.

Contrairement à l’approche prônée par Keynes, le New Deal était, dans son esprit et son intention, résolument tourné vers l’avenir. Ses bienfaits furent pleinement ressentis une décennie plus tard, en pleine mobilisation de guerre, et même bien au-delà. En effet, ce n’est pas l’économie de guerre qui permit de sortir l’économie américaine de la dépression (d’autant plus qu’au moment où fut lancé le New Deal, les Etats-Unis n’envisageaient nullement une guerre mondiale), mais c’est le New Deal qui permit à l’économie de guerre d’exister. Sans l’électrification générale des campagnes au début des années trente, jamais les Etats-Unis n’auraient trouvé la main d’oeuvre suffisante pour faire tourner les usines pendant la guerre.

Ensuite, Keynes était partisan, selon ses propres termes, d’« un retour aux idées médiévales d’entités autonomes distinctes les unes des autres », autrement dit un défenseur des corporations chères à Benito Mussolini (*). Son hostilité à l’égard de l’enrichissement de la communauté dans son ensemble, confondant allègrement la rente des riches avec l’épargne populaire pour mieux attaquer cette dernière, découle non seulement de son idéologie malthusienne et eugéniste, mais également de son souhait de revenir à une société formée de strates sociales fixes et immuables, à l’image de celles composant le système corporatiste médiéval. Keynes ne fit jamais aucun lien entre la productivité (hausse de la production physique par tête et par unité de surface), la consommation et la qualification technologique du travail humain. D’ailleurs, il ne chercha même pas à donner de définition satisfaisante pour ces termes ! La nécessité des mutations scientifiques, technologiques et culturelles qui changent la qualité des équipements et de la main d’œuvre – en un mot, le progrès social – n’entrait pas dans son champ de vision.

Ceux qui n’ont pas lu Keynes sont persuadés qu’il défend l’idée d’augmenter les salaires afin de relancer la consommation. Il suffit de lire sa Théorie générale pour se convaincre du contraire. Keynes soutient la relance de ce qu’il appelle la « demande effective » qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, comprend deux composantes, la consommation et l’investissement. Pour ce qui concerne l’investissement, il s’agit d’abord et avant tout de l’investissement privé, pas celui que l’Etat pouvait entreprendre en matière d’infrastructures en entraînant dans son sillage l’industrie privée. Dans la logique corporatiste de Keynes, le rôle dévolu à l’Etat par une caste impériale consiste à dicter aux entrepreneurs les niveaux d’investissement qui peuvent servir au mieux cette caste, dont les intérêts ne doivent pas être confondus avec l’intérêt général d’un pays libre, où le peuple est véritablement souverain.

Quant à la composante consommation de la demande effective, nous répétons qu’il ne s’agit pas pour Keynes d’encourager les gens à consommer en augmentant les salaires, mais en décourageant l’épargne et en pénalisant ceux qui, en raison de la crise bancaire, préfèrent garder leur épargne chez eux. « Achetez ce que vous pouvez dès maintenant, car si vous attendez ce sera plus cher », peut-on entendre un régime en apparence compatissant crier aux travailleurs désespérés. Quant aux chômeurs, « la baisse du revenu réel amènera très rapidement les entrepreneurs à vous embaucher ». Ici encore l’approche du New Deal était diamétralement opposée : Roosevelt insista d’abord sur l’importance des investissements publics, tout en exigeant que les salaires des ouvriers soient augmentés, de manière à accroître le niveau de vie général.

Dans la logique du court terme de Keynes et des auteurs classiques, les salaires doivent être bas pour permettre aux gens de travailler. A l’opposé, dans une économie dont le but est de servir le progrès social, les gains de productivité obtenus par le développement de l’infrastructure et les découvertes technologiques vont accroître les niveaux de vie et d’activité économique, et indirectement, mais tout à fait sûrement, l’emploi qualifié.

Finalement, Keynes insistait lourdement sur l’importance de la psychologie. Les principales variables auxquelles il fait référence, comme la « propension » à consommer, la « préférence » pour la liquidité et les « perspectives de retour » sur le capital reposent toutes sur des facteurs psychologiques. Pour reprendre ses termes cités en exergue, « la théorie des lois psychologiques mettant en correspondance la consommation et l’épargne, l’influence des crédits sur les prix et les revenus réels, le rôle joué par le taux d’intérêt : ceux-ci restent les ingrédients nécessaires de notre schéma de pensée ».

Si « progrès » il y a chez Keynes, c’est qu’il a mieux compris que les auteurs classiques l’importance de manipuler les perceptions et les comportements. La théorie classique se veut l’expression d’une prétendue « objectivité rationnelle » d’un état d’équilibre parfait. Pour autant qu’il s’en détachât, ce fut pour rejeter l’existence d’un impératif économique indéniable : le rôle de l’innovation scientifique et technologique, expressions du progrès de l’esprit humain. Voilà comment Keynes « innove » en ouvrant toute grande la porte aux théories actuelles de l’économie comportementaliste.

Benoit Chalifoux


* Voir l’extrait de La fin du laissez-faire, par John Maynard Keynes, présenté dans notre dossier Keynes et le combat pour un nouveau Bretton Woods : http://www.solidariteetprogres.org/article4964.html#ST3