1929 : la transition déflationniste de Brüning

mercredi 29 septembre 2004, par Benoit Chalifoux

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La perte de souveraineté découlant de Maastricht et de la mondialisation, la montée en puissance des institutions supranationales et l’orthodoxie monétaire et budgétaire ont engendré, parmi les populations européennes, occidentales et du tiers monde, un fort sentiment de fatalisme. L’aveuglement idéologique des chefs d’Etat face à la réalité économique actuelle a permis la montée des extrémismes et l’ébranlement des institutions politiques. Cette situation a amené nombre d’historiens à établir des parallèles avec les années 30.

Beaucoup d’entre eux se sont penchés, plus particulièrement, sur les circonstances qui ont permis à Adolf Hitler, le 30 janvier 1933, de prendre le pouvoir. Certains ont présenté cet événement comme un accident malencontreux, interne à l’histoire allemande, résultant d’erreurs de calculs des grandes formations politiques de l’époque, incapables de s’allier pour faire barrage à un dirigeant charismatique. D’autres ont vu le soutien à Hitler s’amplifier avec une crise économique sans précédent, une crise certes aggravée en Allemagne par le problème des réparations de guerre, mais une crise économique mondiale que tous devaient subir, qu’il était impossible de combattre de façon volontariste en raison d’une certaine fatalité propre aux lois de la science économique.

Or, la plupart d’entre eux ont ignoré les véritables circonstances qui ont mené à la Première Guerre mondiale, ainsi que les véritables objectifs du traité de Versailles. L’oligarchie impériale britannique, de concert avec la faction impérialiste française, avait réussi, comme elle l’avait anticipé lors de l’Entente cordiale entre ces deux pays en 1904, à entraîner la Russie et les Etats-Unis dans une guerre d’une brutalité que l’Europe n’avait pas connue depuis la guerre de Trente Ans. L’ordre financier et économique international émergeant de ce sombre épisode allait être un ordre de pillage et de spéculation, générateur d’une grande instabilité. Les réparations de guerre imposées à l’Allemagne, totalisant 132 milliards de marks-or, les dettes de guerre française et anglaise à l’égard des Etats-Unis, les prêts subséquemment accordés par ces derniers à l’Allemagne, allaient se combiner pour constituer une pyramide de créances que les nations seraient par la suite sans cesse appelées à renflouer, au mépris de leur propres intérêts, de peur de voir toute la structure s’effondrer.

C’est dans ce contexte seul qu’il est permis d’analyser les circonstances qui ont conduit au coup d’état nazi. Il n’a rien de fortuit. Les conditions en ont été créées par une oligarchie supranationale opposée au progrès économique et scientifique.

L’objet de notre étude sera Heinrich Brüning, chancelier de mars 1930 à juin 1932 et auteur de la « déflation ». Né le 26 novembre 1885 à Munster (Westphalie), il deviendra l’un des principaux dirigeants du mouvement syndicaliste à étiquette chrétienne, puis député du Centre catholique (Zentrum) en 1924. Il sera élu en 1929 président du groupe centriste au parlement. La politique économique qu’il mettra par la suite en œuvre, en tant que chancelier, plongera non seulement le monde entier dans une spirale de dévaluations compétitives, de licenciements massifs et de baisses salariales, mais conduira aussi l’Allemagne à la dictature nazie.

La spirale déflationniste mondiale

Tout observateur naïf devrait d’abord s’étonner devant la convergence idéologique unissant les chefs d’Etat de l’époque dans leur mise en œuvre de politiques d’austérité brutale. Qu’il s’agisse de Pierre Laval en France, de Ramsey MacDonald en Angleterre, de Mussolini en Italie, de Hoover aux Etats-Unis, tous renchérissaient sur les politiques de Brüning, tous s’empressaient de conduire leur nation respective vers le suicide économique. Le chancelier allemand se considérait en effet lui-même comme l’avant-garde de ce mouvement, ce dont il était particulièrement fier. Mais il n’était en réalité que l’instrument d’une oligarchie financière désireuse d’instaurer, par l’intermédiaire d’un fascisme « purement » économique, puis d’idéologies eugénistes et mystiques, un nouvel ordre féodal supranational.

Heinrich Brüning déclare dans ses Mémoires (1) que sa politique déflationniste ne visait qu’« à mettre l’Allemagne en mesure de résister à n’importe quelle contrainte extérieure, [à la rendre] capable de mettre à profit la crise mondiale pour exercer de son côté une pression sur les autres puissances », ceci afin de « contraindre le monde à prendre lui-même une initiative tendant à la suppression des réparations. » En réalité on peut se demander si cette saignée qui devait permettre aux intérêts financiers de collecter des fonds aux dépens d’une Allemagne de plus en plus exsangue était bien nécessaire comme préalable à l’annulation des réparations, d’autant plus que Brüning déclare avoir estimé au moment elle avaients été entérinées par le gouvernement Wirth en 1923, que c’était « un acte politique extrêmement perspicace et courageux de la part du nouveau cabinet Wirth de préconiser [leur acceptation]. »

Brüning prétendait que la pression populaire découlant d’une baisse généralisée des niveaux de vie amènerait les autres chefs d’Etat à abandonner leurs exigences concernant le paiement des réparations de guerre. Son raisonnement s’appuyait sur l’effet qu’aurait sur la balance commerciale de ses partenaires l’exportation par l’Allemagne de produits dont le coût serait sans cesse diminué par la baisse des prix et des salaires. Ceci amènerait bien entendu les autres pays à faire des ajustements similaires, provoquant ainsi un autre cycle de baisse en Allemagne, et créant pour tous les conditions d’une spirale descendante.

Brüning était parfaitement conscient de la signification profonde de sa politique. Ayant conclu, à la fin de 1930, un accord avec Luther, le président de la Reichsbank, sur son objectif ultime de procéder à une dévaluation de 20% du mark, Brüning précise dans ses Mémoires que « sans en être informé, un seul homme au monde pressentit ce qui s’était passé : Mussolini. Dans un article rempli d’enthousiasme pour la politique du gouvernement du Reich qu’il écrivit en janvier 1931, il montrait clairement que ses sympathies étaient pour nous et non pour les nazis. »

Le chancelier savait que l’objectif affiché, celui de la suppression des réparations, n’allait en rien résoudre la crise économique que ses mesures avaient provoquée. Tout en souhaitant voir le président Hoover convoquer, pour le début de 1932 à Washington, une conférence des premiers ministres des cinq grandes puissances dans le but de « résoudre le problème des réparations et des dettes », il affirmait qu’à ce moment, il était « déjà d’avis que l’élimination de ces deux questions ne suffirait pas à elle seule à arracher le monde à ses plus grandes difficultés. Pour que la méthode proposée fût couronnée de succès, il fallait que chacun des premiers ministres prît l’engagement de patronner inconditionnellement dans son pays les solutions envisagées à Washington [l’austérité et la déflation de Hoover], il devrait les faire triompher au parlement ou se retirer. C’est seulement ainsi qu’il était possible de trouver une voie qui fascinât le monde, lui rendît confiance et en même temps lui donnât une chance de transcender l’influence destructrice des parlements dans les différents pays. »

Nous pouvons ajouter qu’en plus de s’opposer à « l’influence destructrice des parlements », Brüning fit tout ce qui était en son pouvoir pour affaiblir considérablement les syndicats. Sa politique d’austérité ne constituait en aucun cas, comme nous l’avons d&eautce;jà dit, un moyen visant à obtenir l’annulation des réparations. Elle constituait une fin en soi, ce qu’il appelait « la vraie doctrine ».

Il déclare lui-même avoir fait part de ses projets à Hitler lors de son entretien du 6 octobre 1930 :

A notre avis, lui dis-je, la crise durera de quatre à cinq ans environ et la première amélioration interviendra au plus tôt au cours de l’été de 1932. Toutefois, des revers répétés se produiront vraisemblablement et nous ne pourrons escompter une remontée graduelle de l’économie qu’à partir de 1935, sous réserve que des événements imprévisibles ne viennent pas infirmer nos calculs. Même après la suppression des réparations, il sera impossible au cours des prochaines années de retrouver le niveau de vie de 1927-1928.

Entre le 6 décembre 1930 et le 8 décembre 1931 Brüning fit proclamer et voter, par le parlement, quatre grands décrets-lois. Il explique qu’en un an, « les salaires avaient été diminués en moyenne de 20 à 25%, sans que se produisît une seule grève, exception faite de la grève sauvage dans l’industrie métallurgique de Berlin ». Quant au quatrième décret-loi proprement dit, qui prévoyait à lui seul des baisses de salaires de 10%, son objectif était, selon lui, « de ramener les salaires, les traitements et le prix de la vie au niveau de 1913 ». Il explique plus loin :

Grâce à la production de petits logements à bon marché, en particulier par l’aménagement de colonies à la périphérie des grandes villes et par d’autres mesures en faveur de nouvelles constructions, on espérait arriver au cours de ces années à une réduction générale des loyers de l’ordre de 80%. En liaison avec d’autres mesures, cette baisse aurait permis de maintenir un niveau salarial nominalement bas, tout en relevant le salaire réel et en laissant une marge pour un relèvement nominal des loyers et des salaires que la dévaluation de 20% du mark pouvait rendre nécessaire. En fait, tout cela représentait un ajustement forcé de toutes les conditions de vie, de production, de répartition et de prix à une situation économique entièrement nouvelle.

Les partisans de la rigueur budgétaire soutiennent que le chancelier a fait preuve d’un grand courage dans la mise en œuvre de sa politique car, plutôt que de confronter une population désespérée par une baisse de son niveau de vie, des média hostiles et la hargne des partis, il eût été plus facile d’adopter une approche plus démagogique en se lançant dans une politique inflationniste qui eût pu mener, à terme, à un effondrement semblable à celui de 1922-23. Pourtant, Brüning affirme lui-même qu’il a manqué d’un autre genre de courage, le vrai courage de déclarer un moratoire sur les dettes et les réparations :

 Il était absolument nécessaire que je fisse une déclaration quelconque au Reichstag sur les réparations à l’occasion de l’ouverture des délibérations sur le budget. Ma tâche consistait à trouver des mots qui fussent aptes à tranquilliser la majorité du parlement sans susciter de réactions sérieuses à l’étranger, mais qui devaient néanmoins souligner aux yeux du monde l’urgence d’une nouvelle solution des réparations.

Une déclaration de ma part, dont les termes n’auraient pas été pesés avec toute la prudence nécessaire, aurait eu un succès de politique intérieure plus considérable, mais elle risquait de provoquer un nouveau rush des créanciers étrangers sur les banques allemandes, qui entraînerait leur effondrement. Or, sur le plan psychologique, politique et diplomatique, je ne me sentais pas encore assez fort pour surmonter une pareille crise.

On ne pouvait surmonter un pareil danger sans avoir au préalable consolidé les finances publiques à l’aide de mesures draconiennes, car seule cette méthode pouvait donner aux créanciers des banques une sécurité suffisante.

Brüning prétend par ailleurs que le Plan Young l’empêchait de déclarer un moratoire sur les dettes et réparations, car son « acceptation avait transféré [la] responsabilité [de toute interruption ou retrait des crédits étrangers à la suite de toute demande de renégociation sur les réparations] au gouvernement allemand et à la Reichsbank. Les stipulations du plan ne permettaient pas au Reich de proposer des solutions indépendantes et constructives. Ces conditions devaient être remplies à la lettre, avant tout pour ce qui concernait la stabilité de la valeur-or du mark, la politique d’escompte de la Reichsbank et la possibilité d’escompter les traites du Trésor directement ou indirectement par la Reichsbank pour une expansion directe du crédit. »

Autrement dit, le Plan Young, qui avait été proposé par les puissances victorieuses en 1929 afin de maintenir les réparations en échange d’un refinancement de l’extérieur, excluait toute politique monétaire souveraine et toute possibilité d’émission de crédit nécessaire au financement d’une politique de grands travaux, seule capable de créer des emplois et d’engendrer des gains de productivité futurs. Or Brüning avait été celui-là même qui, 19 jours avant sa nomination à la chancellerie, en tant que dirigeant du Zentrum (le parti du centre catholique alors majoritaire au Reichstag), avait amené le parlement à voter l’adoption de ce plan, sous prétexte que son rejet aurait provoqué l’annulation de l’évacuation de la Rhénanie.

Il faut comprendre que Brüning ne représentait en aucun cas les intérêts de l’Allemagne. Il n’y a aucune explication rationnelle à sa politique, si ce n’est qu’elle était le fruit d’une véritable conspiration, ourdie par son réseau de contacts dans les milieux financiers anglais et américains. Brüning ne pouvait ignorer que ces derniers avaient décidé la destruction de l’Allemagne, en étouffant dans l’œuf toute collaboration économique continentale, notamment avec la Russie. Sans Brüning, la face du monde aurait été transformée par les effets conjugués du New Deal de Roosevelt (1933-34) et de la doctrine sociale de l’Eglise, telle qu’elle fut proposée par le pape Pie XI dans son encyclique Quadragesimo anno. Les nazis n’auraient jamais pris le pouvoir et la Deuxième Guerre mondiale n’aurait jamais eu lieu.

Or, Brüning était très opposé, malgré ses origines catholiques et ses antécédents dans le mouvement syndical (il avait été nommé en 1920 secrétaire général de la Confédération générale du travail), à la doctrine sociale de l’Eglise et en particulier à l’encyclique Quadragesimo anno, qu’il disait être « si lourde de conséquences et si irréfléchie ». Cette doctrine, développée à partir de l’encyclique du pape Léon XIII Rerum Novarum sur la condition des ouvriers, avait pour objectif d’affirmer, à l’aube de l’ère industrielle, le respect de la dignité humaine et la notion de destination universelle des biens.

Brüning contre Lautenbach

En septembre 1931, la Société List organisa une réunion, tenue secrète à cause de l’opposition des créanciers de l’Allemagne (2). Y participaient une trentaine de personnalités de haut rang, dont Hans Luther, président de la Reichsbank, et Wilhem Lautenbach, directeur de cabinet au ministère économique du gouvernement Brüning. Cette société, qui portait le nom du grand économiste germano-américain du XIXe siècle Friedrich List (auteur du Système national d’économie politique et père des chemins de fer allemands), regroupait des personnalités attachées à la défense de la souveraineté économique des nations. Lautenbach présenta, lors de cette conférence, un mémorandum intitulé « L’opportunité de faire revivre l’économie par l’investissement et l’expansion de crédit ». Ce mémorandum proposait l’émission de 1,5 milliard de Reichsmarks pour financer une relance par la création d’emplois dans l’industrie lourde et par l’investissement dans l’infrastructure. Il s’agissait de lignes de crédit ouvertes par l’Etat en faveur d’entreprises ou de collectivités locales, sous forme de bons qu’elles présenteraient aux banques privées. Celles-ci auraient pu ensuite les faire réescompter auprès de la Reichsbank, avec un effet multiplicateur. L’objectif des investissements était fixé par l’Etat lui-même : construction de chemins de fer (1,2 milliards de marks), de routes et autoroutes (300 millions de marks), projets objectivement utiles et nécessaires.

La proposition de la Société List fut rejetée par l’entourage de Brüning, sous prétexte qu’elle aurait été « inflationniste ». Elle aurait été néanmoins adoptée si les industriels et les syndicats ouvriers s’étaient mobilisés en sa faveur, ce qui n’était pas le cas. Ces derniers décidèrent finalement d’organiser sept mois plus tard une autre conférence, qui eut lieu le 13 avril 1932 (3). A cette occasion furent proposés des investissements de deux milliards de reichsmarks pour les travaux publics, mais cette initiative ne prévoyait pas, contrairement à celle de Lautenbach, la possibilité pour les banques de réescompter les bons gouvernementaux auprès de la Reichsbank. Or sans cet instrument, aucun décollage économique n’était possible et l’Allemagne ne pouvait sortir du dilemme inflation-déflation.

Brüning n’hésitait pourtant pas, quant à lui, à recourir à des mesures inflationnistes lorsqu’il s’agissait de sauver les banques. Lors de la grande crise bancaire de juillet 1931, il mit à leur disposition immédiate 184 millions de marks, afin d’amortir leur dettes à court terme. De plus, « au cas où les chances d’obtenir un crédit de l’étranger seraient définitivement exclues, le Reich devait en quelques jours mettre à la disposition des banques plusieurs centaines de millions en bons du Trésor qu’elles pourraient faire réescompter par la Reichsbank en échange d’une quantité équivalente de billets de banque. »

La lutte contre le chômage n’était manifestement pas sa grande préoccupation :

On trouvait également, parfois à l’est, certains fonctionnaires prussiens qui , [...] au moins, conservaient le souvenir de la grande tradition de l’administration prussienne. [...] J’en ai connu qui refusaient de dépenser totalement les sommes allouées par le budget pour lutter contre le chômage parce qu’à leur avis le travail ainsi commandé pouvait être effectué à moindres frais. Plus tard, la plupart d’entre eux ont été honteusement chassés de leurs emplois par von Papen ou par le gouvernement hitlérien.

Cette façon de considérer le coût du travail était tout à fait conforme à la doctrine fasciste. Il est important de comprendre que les fascistes, comme Mussolini l’avait déjà démontré en Italie au cours des années 20, étaient opposés au progrès industriel, dans la mesure où celui-ci implique une meilleure formation des travailleurs. Pour eux, en effet, le progrès industriel signifiait des travailleurs plus intelligents et donc dangereux. La politique fasciste se fondait au contraire, malgré son verbiage « moderniste », sur un processus d’accumulation primitive à travers des moyens de production arriérés, contraires au développement de la force de travail (4). C’était aussi l’opinion de Brüning, pour qui l’introduction de nouvelles formes de production « supposant une intense participation du capital [la machinerie], n’est rentable que lorsque la nouvelle capacité de production est utilisée en permanence au-dessus d’un certain niveau. »

Les petits industriels ne pouvaient selon lui garantir ce niveau d’activité minimal ou une rentabilité suffisante « qu’en travaillant plus vite et moins cher que leurs concurrents étrangers » (5). Ils pouvaient aussi, dans ce contexte, diminuer l’intensité du capital (c’est-à-dire éliminer les machines et renoncer au progrès technologique) et augmenter l’intensité du travail des ouvriers. Les dirigeants syndicaux n’étaient alors pas en mesure de s’opposer à cette nouvelle « flexibilité » et aux coupes dans les prestations sociales, même si certains d’entre eux étaient particulièrement inquiets des conséquences de cette politique. Vladimir Woytinsky, un membre de la Société List qui dirigeait le département statistique de l’Alliance générale des syndicats allemands (ADGB), écrivait : « J’ai vu de mes propres yeux comment Brüning menait l’Allemagne vers une fin tragique. A chacune de ses initiatives, le chômage s’accroissait, la marée nazi-communiste montait et le pays s’approchait de plus en plus de l’abîme. » La violence des groupes extrémistes et leur recrutement massif, les actes d’intimidation et les menaces croissantes des SA et des SS, combinés à une chute importante des effectifs des syndicats, rendaient leur action de plus en plus aléatoire. Les nazis avaient obtenu, en 1930, 18,3% des suffrages. Ils allaient en recueillir 37,4% le 31 juillet 1932.

Brüning, les réseaux Bush et les tentatives de putsch nazies

Non seulement Brüning estimait-il qu’il était « nécessaire que le Vatican se réconciliât avec Mussolini », il n’hésitait pas, quant à lui, à collaborer avec les nazis :

« C’est en Hesse que l’on put tenter pour la première fois l’expérience d’une collaboration normale entre le Centre et le N.S.D.A.P [le parti nazi] » en vue des élections prévues dans ce Land pour la mi-novembre.

Le 25 novembre 1931, intervint un événement qui remit en question tous les espoirs de Brüning. Les autorités hessoises furent informées par le Dr Schäfer, un député à la Diète qui avait abandonné le Parti national-socialiste, de l’existence de plans élaborés par les dirigeants du N.S.D.A.P. en vue de s’emparer du pouvoir par la force. Au cours de perquisitions effectuées au siège du parti à Darmstadt et au domicile d’éminentes personnalités national-socialistes, on mit la main sur des documents relatifs à une délibération qui avait eu lieu à la mi-novembre 1931 près de Lampertheim, dans la propriété de Boxheim louée par le Dr Wagner, lui aussi député à la Diète.

Brüning admet avoir donné au premier procureur général du Reich « l’instruction de procéder avec prudence dans cette affaire et surtout d’éviter de donner l’impression que le gouvernement attachait à ces documents plus d’importance qu’ils n’en méritaient ».

Le chancelier n’était pas le seul à traiter avec les nazis. Les S.A. et les S.S., des milices fortes de 300000 membres, étaient en fait financées et armées par Fritz Thyssen et Friedrich Flick, les grands industriels de la sidérurgie, en collusion avec leurs partenaires de New York et de Londres, Brown Brothers Harriman et Montagu Norman. Ce dernier, un ancien de Brown Brothers, allait devenir plus tard gouverneur de la Banque d’Angleterre pendant plus de quarante ans. (6)

Averell Harriman, qui devait contrôler les finances du Parti démocrate américain après la guerre, était connu comme un fervent partisan du mouvement eugéniste. Il avait été le principal sponsor de la grande conférence sur l’eugénisme qui eut lieu au Musée d’Histoire naturelle de New York en 1931.

Le gouvernement américain ne reconnut malheureusement que beaucoup plus tard l’engagement de la constellation Harriman-Bush dans le financement et le commerce avec les nazis. Au cours de saisies effectuées sous l’égide de la Loi sur le commerce avec l’ennemi, les entreprises suivantes furent placées sous tutelle gouvernementale :

  • le 20 octobre 1942, le gouvernement prit le contrôle de l’Union Banking Corp. dont Prescott Bush, le père de l’ex-président George Bush, était l’un des directeurs et George Walker (le grand-père maternel de George Bush) l’un des co-fondateurs. Cette banque avait été fondée en 1924, à la suite d’un accord conclu en 1922 entre Averell Harriman et Fritz Thyssen. (Prescott Bush était vice-président de W.A.Harriman & Co. de 1926 jusqu’à 1931, avant de devenir partenaire senior de Brown Brothers Harriman, nouvelle entité née de la fusion avec Brown Brothers). (7)
  • le 28 octobre 1942, c’était au tour de la Holland-American Trading Corp et de la Seamless Steel Equipment Corp d’être saisies, elles aussi gérées par le groupe Harriman-Bush pour le compte de Fritz Thyssen.
  • le 17 novembre 1942, les intérêts nazis dans la Silesian-American Corp. étaient confisqués à leur tour, alors que le gouvernement laissait aux partenaires américains le loisir de vaquer à leurs occupations.

Brüning affirme que Clarence Dillon, de Dillon Reed, était le « représentant des créanciers américains, celui avec qui il devait négocier la réduction des taux d’intérêt sur les emprunts allemands à l’étranger ». Or en 1926, Dillon avait permis, grâce à un apport de 70 millions de dollars, la création de la Communauté des aciéries allemandes de Thyssen. En plus d’avoir financé l’ascension des nazis, comme le reconnaît Thyssen dans ses mémoires J’ai payé Hitler, son conglomérat sidérurgique allait produire, selon un rapport du gouvernement américain après la guerre, entre 22 et 51% des produits nécessaires à la production de guerre allemande. Dillon était un proche du grand-père paternel de George Bush, Sam Bush.

Que le but de ce cartel fût de détruire totalement l’Allemagne est démontré par le fait que ce n’est autre que Robert Lovett, un partenaire de Brown Brothers Harriman qui devint par la suite secrétaire adjoint à la Guerre pour les forces aériennes, qui allait établir les plans de bombardements massifs des villes allemandes à la fin de la guerre.

Brüning contre von Schleicher

Mais revenons à 1932. Certains affirment aujourd’hui qu’il était impossible, étant donné l’importance et le poids qu’avaient déjà acquis les nazis au Reichstag après les élections de juillet 1932, de leur barrer la voie. Une coalition Zentrum/sociaux-démocrates/communistes aurait sans doute été impossible. Une autre solution était cependant envisageable : un coup d’Etat de facto s’appuyant sur l’article 48 de la Constitution.

Dans un entretien rapporté par Brüning en avril 1929, le général Kurt von Schleicher lui avait laissé entendre qu’un coup d’Etat préventif devait être déclenché pour arrêter la montée du nazisme, en ayant recours à l’article 48 de la Constitution. Il considérait en effet que, de toutes façons, la chute du gouvernement était inévitable. Selon Brüning, au contraire, « cet article ne [devait] pas servir à modifier ou à tourner la Constitution », mais plutôt à « combattre la masse des travailleurs organisés » pour lui permettre d’imposer ses plans d’austérité.

Von Schleicher et Brüning se rencontrèrent de nouveau le 2 mai 1932. Von Schleicher, envers qui le chancelier nourrissait une haine viscérale, était un homme énergique, la figure de proue du groupe d’industriels et de scientifiques réunis autour de l’économiste Lautenbach et qui cherchaient à opposer aux partisans de Hitler une alternative dirigiste. Chancelier de décembre 1932 à janvier 1933, von Schleicher mit en œuvre avec beaucoup d’énergie un programme économique ambitieux semblable à celui qu’allait adopter quelques mois plus tard le président Roosevelt aux Etats-Unis. Mais il fut rapidement renversé puis assassiné par les nazis le 30 juin 1934, au cours de la Nuit des longs couteaux.

Pour Brüning, l’inquiétude de von Schleicher face à la montée du nazisme était une faiblesse. Il dit lui avoir expliqué, lors de leur rencontre du 2 mai, qu’il « faut des nerfs solides pour réfléchir et attendre calmement, en dépit des chars et autres armements similaires, que l’ennemi ne soit plus qu’à deux cents ou cent cinquante mètres, pour choisir alors à une minute près le moment d’ouvrir le feu à bout portant. »

Sauf qu’au moment où les nazis prirent le pouvoir Brüning ne déclencha jamais le tir. Il mit sur le compte d’un malentendu avec Mgr Kass, son collègue à la direction du Zentrum, le vote de son parti confiant à Hitler les pleins pouvoirs lors de la séance du 23 mars 1933, une situation qui permettait au nouveau chancelier de modifier à son gré la Constitution :

En fin de compte, avec l’aide de quelques amis, je l’amenai [Kass] à se charger d’une lettre que Hitler devait rendre publique avant le scrutin. Ce document déclarait expressément qu’il ne devait être fait usage de la loi des pleins pouvoirs que sous certaines conditions. Hitler précisa qu’il était d’accord pour publier cette lettre avant le vote ou, éventuellement, pour la remettre entre les mains de Kaas. C’était une certaine assurance d’ordre théorique, pas davantage. [...] La troisième lecture commença et la lettre n’était toujours pas là. [...] Le vote eut lieu, la lettre n’arriva pas. Ainsi, j’eus encore l’humiliation d’avoir voté pour les pleins pouvoirs dans l’intérêt de notre cause.

Soulignons que sans l’accord du Zentrum, Hitler n’avait pas au Reichstag les deux tiers nécessaires pour l’adoption de la loi.

Trois mois plus tard, le 6 juillet 1933, Brüning annonçait qu’il était prêt à « tirer les conséquences de la situation » et à dissoudre son propre parti. Hitler avait promis qu’il ferait publier une proclamation expressément approuvée par lui, selon laquelle il s’engageait à rétablir l’Etat constitutionnel une fois que la dissolution de tous les partis aurait été consommée. Brüning déclara qu’il ne pensait pas que Hitler tiendrait sa parole, mais cela lui permettait de se dégager de toute responsabilité aux yeux de l’histoire.

Enfin, après avoir tout fait pour discréditer et neutraliser l’influence des syndicats, il fit mine de s’étonner de leur inaction lors de la consolidation par les nazis de leur pouvoir : « l’effondrement des syndicats fut presque incompréhensible. Après l’échec de Schleicher [à la chancellerie], ils ne tentèrent même pas une fois de déclencher une grève générale ».

Quant à Brüning lui-même, il allait se retrouver dès 1939, grâce à l’influence de ses amis, confortablement installé dans une chaire d’histoire de l’Université de Harvard...



Notes

(1). Henrich Brüning, Mémoires, Collection Témoins/Gallimard, 1974, Paris.

(2). Michael Leibig, « Recovery Program could have blocked Hitler’s legal coup », EIR, March 5, 1999, pp. 22-37.

(3).Gabriel Leibig, « How the Germans Trade Unions could have stopped Hitler », EIR, April 11, 1997.

(4). Cela ne signifie pas que des innovations technologiques n’aient pas été introduites en Allemagne, en particulier dans le domaine militaire, à l’aide du système de financement du programmHjalmar Schacht, sorte de caricature de celui proposé par Lautenbach. Cependant, le but poursuivi était d’établir un rapport de force favorable, permettant la destruction et le pillage d’autres Etats, et non de jeter les bases d’un développement mutuel. Le nazisme rejette l’idée même de ce développement car il ne conçoit l’acquisition de valeur qu’au détriment de l’autre - avec la même « logique » prédatrice que les marchés financiers, mais guidée par une dictature politique raciste.

(5). Voir Lyndon LaRouche, ABC’s of Economics, sur le concept de la science comme moteur de progr&egrave et sur le besoin d’un changement continu de technologie dans l’industrie.

(6). George Bush, an Unauthorized Biography, Anthony Chaitkin and Webster Tarpley, EIR, 1992.

(7). Un New Deal allemand, répondant à celui de Roosevelt aux Etats-Unis, aurait réuni les deux plus grandes puissances industrielles de l’époque dans une politique anti-austérité. L’orientation de la politique mondiale en aurait été changée et le projet fasciste aurait perdu sa raison d’être.