Les éditoriaux de Jacques Cheminade

Cynisme et aveuglement

vendredi 29 janvier 1999

L’orchestre néolibéral des élites françaises continue à jouer sur le Titanic, sans même que les officiers aient l’excuse de naviguer de nuit. Aujourd’hui, en effet, l’iceberg du krach financier mondial est bien visible à l’oeil nu.

Même Le Monde, dans son éditorial du 15 janvier, reconnaît que nous en sommes à « l’acte III ». L’acte I, c’était l’Asie, l’acte II la Russie, l’acte III, c’est maintenant le Brésil et l’Amérique latine. La seule inconnue, si personne n’intervient pour changer de pièce, reste l’ordre d’apparition des personnages - Europe, Etats-Unis et Chine - pour les derniers actes.

Face à la scène, nos élites cherchent à se nourrir d’illusions, « comme en 40 ». Le Brésil « s’en remettra », disent-elles - avec des taux d’intérêt prohibitifs, une monnaie qui coule à pic, une dette extérieure et interne impossible à rembourser et une révolte sociale des syndicalistes, des chefs d’entreprises et des gouverneurs d’Etat dont on mesure mal, à Paris, la profondeur, trop habitué qu’on est à la docilité des Français. Le Japon parviendra à éponger ses dettes bancaires et à financer le déséquilibre commercial américain, répètent-elles - avec un krach obligataire, une consommation bloquée, un déficit budgétaire de 10 % du produit intérieur brut (PIB) et une dette cumulée de 115 %, un yen « fort » qui pénalise les exportations et une montée des taux qui asphyxie l’Etat, les entrepreneurs et les banques. Heureusement, le consommateur américain est là, ajoutent-elles, sans voir que le taux d’épargne américain est devenu nul, que la Bourse est dopée par des emprunts et les produits financiers dérivés et que la Réserve fédérale fera éclater la bulle de Wall Street si elle augmente les taux, ou provoquera une baisse du dollar impossible à maîtriser si elle les diminue. La Chine, de son côté, détruira la compétitivité de ses produits si elle maintient la valeur du yen, ou bloquera l’arrivée des capitaux étrangers dont elle a besoin si elle le dévalue.

A bout d’arguments, nos élites s’écrient, enfin en choeur : « Europe, Europe, Europe ». Le 18 janvier, le projet de réforme constitutionnelle préalable à la ratification du traité d’Amsterdam a été adopté par 758 voix contre 111. Le 1er janvier, la mise en place de l’euro s’est très bien passée. Nous sommes d’accord entre nous et bien défendus !

L’euro-Maginot a pourtant si bien laissé entrer les fonds de pension américains et anglais dans la place européenne que M. Strauss-Kahn cherche à créer la même chose en France. Un membre du gouvernement, proche de Lionel Jospin, reconnaît que le système de « stock-options » est socialement injuste mais ne peut être refusé « au risque de perdre la bataille des sièges sociaux en Europe ». Pour aider l’industrie automobile à « rajeunir ses effectifs », le gouvernement de la gauche plurielle l’aidera à mettre en pré-retraite 43 000 salariés à partir de 55-56 ans et à embaucher 12 000 jeunes. Bilan : perte de 31 000 emplois, avec une aide de l’Etat de 2,6 milliards de francs. Vous avez dit malthusianisme ? Injustice sociale ? Hier, MM. Jospin et Strauss-Kahn auraient été d’accord avec vous. Aujourd’hui, ils sifflent la chanson de l’Europe libérale... Celle-ci, pour les remercier, met Thomson SA à l’écart du pôle européen de défense, dont le noyau sera constitué par deux entreprises britanniques, British Aerospace et General Electric Company. Pour finir, le nucléaire se trouve remis en question, et malgré toutes les protestations de MM. Jospin et Chirac, ils se sont engagés dans une logique financière qui mène inéluctablement à son enterrement.

Alors que faire ? Si ces lignes vous paraissent toucher juste, faites connaître notre journal, sollicitez des abonnements autour de vous, organisez une résistance du coeur et de la raison. Car le cynisme et l’aveuglement peuvent favoriser temporairement des carrières individuelles, mais mènent au désastre le pays où ils sévissent.