La PAC : ce grand combat contre l’Empire britannique

mardi 13 mai 2008, par Karel Vereycken

« A l’origine, la PAC fut un réel contrat de mariage entre l’Allemagne et la France qu’ont voulu Adenauer et De Gaulle... »

Michel Jacquot, négociateur de la PAC

Après une période d’instabilité de quatre ans, le 1 juin 1958, le général Charles de Gaulle est élu président du Conseil. Le 28 septembre suivant, 79,2% des électeurs approuvent par référendum la Constitution de la Cinquième République proposée par de Gaulle, qui en sera élu président à la fin de l’année et prendra ses fonctions le 8 janvier 1959.

Pendant les six mois séparant son élection de son installation à l’Elysée, de Gaulle définit le cœur de sa politique. Hormis donner une nouvelle constitution au pays et mettre de l’ordre dans les finances, il envisage une nouvelle politique européenne avec le chancelier Konrad Adenauer, qu’il rencontre le 14 septembre. Il envoie également un mémorandum à son ami, le général Dwight Eisenhower, à l’époque président des Etats-Unis, exprimant l’entière indépendance de la France à l’égard de ce grand pays ami.

A peine un an plus tôt, le 25 mars 1957, six pays européens avaient signé le Traité de Rome (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-bas et le Luxembourg) établissant entre eux un marché commun, la Communauté économique européenne (CEE). Ce traité venait s’ajouter à celui instaurant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et celui sur la coopération nucléaire (Euratom). Les dirigeants de ces institutions seront progressivement intégrés dans un exécutif européen : la Commission européenne.

De prime abord, la CEE apparaît comme une structure hybride combinant libre échange et le marché organisé d’une union douanière à la Friedrich List, bien qu’il s’agisse cette fois de plusieurs pays et non plus d’un seul, avec toutes les ambiguïtés et complications que cela comporte.

L’article 3(e) du Traité de Rome de 1957, un traité signé sous la Quatrième République, définit déjà les principes d’une « politique commune dans le domaine de l’agriculture et de la pêche », cet objectif est énoncé dans l’article 39 :

Les objectifs de la politique agricole commune ont pour but :

  1. d’accroître la productivité de l’agriculture en favorisant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu’un emploi optimum des facteurs de production, notamment de la main-d’œuvre ;
  2. d’assurer ainsi un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l’agriculture ;
  3. de stabiliser les marchés ;
  4. de garantir la sécurité des approvisionnements ;
  5. d’assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs.

A partir de juillet 1958 se tiendra la conférence de Stresa et en juin 1960 les lignes directrices de la PAC sont présentées. Le rapport du Commissaire européen à l’Agriculture et vice-président de la Commission, Sicco Mansholt (avant de sombrer dans le pessimisme du Club de Rome) y introduit le concept des trois piliers fondamentaux permettant de faire de cette démarche « productiviste » une réalité : d’abord la création d’un marché unique (pour les produits concernés) ; ensuite une politique de « préférence communautaire », imposée grâce à des barrières et tarifs douaniers, et enfin, une solidarité financière unifiant les contributions des Etats.

Pour permettre cette intégration, le traité opte pour « la régulation des prix, des aides à la production et à la commercialisation de divers produits, leur stockage et transport et les outils communs permettant de stabiliser les importations et les exportations ». Aussi, « toute politique des prix sera formulée sur la base de critères communs et de méthodes uniformes de calcul. »

Des mécanismes d’intervention sur les marchés sont ajoutés au dispositif. L’article 39.4 stipule que « pour atteindre les objectifs, un ou plusieurs fonds de garantie et d’orientation peuvent être créés ». Et enfin, l’engagement est pris que dès l’entrée en application du traité, la Commission « convoquerait immédiatement une conférence des Etats membres afin de comparer leurs politiques agricoles et faire l’inventaire de leurs ressources et de leurs besoins ».

Le problème anglais

Contre cela, s’est toujours dressé ce que les économistes appellent aujourd’hui le Dutch disease (la maladie hollandaise), référence à tout gouvernement impérial croyant pouvoir faire l’économie d’un Etat-nation composé de citoyens et de producteurs.

De ce point de vue, l’opposition, voire la haine, des élites britanniques pour la PAC est caricaturale. Une petite anecdote, que raconte Jean-François Deniau dans ses Mémoires, est révélatrice. Deniau, à l’époque jeune fonctionnaire français participant aux négociations pour le traité de Rome raconte :

« Dans ses débuts, un fonctionnaire britannique assistait aux réunions de travail. L’Angleterre, en effet, avait été invitée. Jamais son digne représentant n’ouvrait la bouche, si non pour y insérer sa pipe. Enfin, un jour, il demanda la parole à la surprise générale. C’était pour tenir le discours d’adieu suivant : ‘Monsieur le Président, Messieurs. Je voudrais vous remercier pour votre hospitalité et vous indiquer qu’elle va cesser à partir d’aujourd’hui. En effet, je regagne Londres. Fonctionnaire sérieux, il me gène de perdre mon temps et de ne pas justifier le modeste argent que me verse mon gouvernement. J’ai suivi avec intérêt et sympathie vos travaux.

Je dois vous dire que le futur traité dont vous parlez et que vous êtes chargés d’élaborer :
a) n’a aucune chance d’être conclu ;
b) s’il était conclu, n’a aucune chance d’être ratifié ;
c) s’il est ratifié, n’a aucune chance d’être appliqué.

Nota bene : S’il l’était, il serait d’ailleurs totalement inacceptable pour la Grande-Bretagne. On y parle d’agriculture, ce que nous n’aimons pas, de droit de douane, ce que nous récusons, et d’institutions, ce qui nous fait horreur. Monsieur le Président, Messieurs, au revoir et bonne chance… »

Un contrat de mariage entre de Gaulle et Adenauer

Michel Jacquot, l’ancien directeur du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) qui fut l’un des négociateurs de la PAC, avouait lors d’un déjeuner-débat, le 6 juin 2007, qu’« à l’origine, la PAC fut un réel contrat de mariage entre l’Allemagne et la France qu’ont voulu Adenauer et de Gaulle… ».

Les deux chefs d’Etat savent visiblement que la misère et le manque de sécurité élémentaire ne fournissent pas les bases d’une réelle réconciliation entre nos deux pays déchirés par les désastres de la guerre.

Cependant, dès que la PAC est envisagée, les Anglais passent à l’attaque, et avant même que cette politique voit le jour, le 31 juillet 1961, le Premier ministre britannique Harold McMillan annonce la candidature soudaine de l’Angleterre à la CEE, à condition, évidemment, qu’elle abandonne toute politique agricole de cette nature. « On peine à imaginer ce que serait devenue l’agriculture européenne si le Royaume-Uni avait intégré la Communauté économique dès 1962 ou 1963 », lit-on dans un rapport du Sénat français publié en 2003. Et le document ajoute :

Dans le cadre d’une économie « de comptoir » entièrement ouverte sur l’extérieur pour son ravitaillement (avec notamment le blé, le beurre, le sucre et la viande importés des pays du « Commonwealth ») et attaché au libre-échange, les producteurs d’Outre-Manche bénéficiaient de revenus constitués en partie d’aides directes versées notamment lorsque les cours mondiaux étaient inférieurs aux prix de revient (mécanisme dit des « déficiency payments ».

Les consommateurs britanniques profitaient des prix bas, mais c’est le contribuable qui assurait des revenus décents au monde agricole. Ce système, acceptable dans un pays où 5% seulement des actifs étaient agriculteurs, aurait été ruineux dans l’Europe des Six du début des années soixante, où un actif sur quatre ou cinq vivait encore de l’agriculture.

Pourtant, poursuit le rapport, la plupart des partenaires de la France – et même la Commission – étaient prêts à « lâcher du lest » sur le dossier agricole afin de rapprocher les deux systèmes. Seule la France – il faut le reconnaître – a su se montrer inflexible en évitant une probable dissolution de l’agriculture communautaire dans un grand marché mondial.

Perspicace, les auteurs du rapport ajoutent que « sans vouloir faire de mauvais esprit, on ne manquera pas de relever d’étonnantes similitudes entre ce que nous avons si fermement rejeté il y a quarante ans et les orientations générales qui nous sont présentées aujourd’hui comme dictées par la "modernité" et les inévitables évolutions du monde ! »

Tenaces, De Gaulle et Adenauer persistent et la PAC voit le jour dans la nuit du 13 au 14 janvier 1962, vers 4h30 du matin.

Un an plus tard, le 14 janvier 1963, lors d’une conférence de presse à Paris, de Gaulle, tout en exprimant son admiration pour le courage légendaire du peuple anglais, déclare qu’il s’oppose à l’entrée de la Grande Bretagne dans la CEE, jugeant son système incompatible avec la philosophie et les fondements de l’Europe des Six.

Il rappelle d’abord :

Après avoir fait quelques pressions sur les Six pour empêcher que ne commence réellement l’application du Marché commun, l’Angleterre a demandé à son tour à y entrer, mais suivant ses propres conditions.

Cela pose, sans aucun doute, à chacun des six Etats et cela pose à l’Angleterre des problèmes d’une très grande dimension.

L’Angleterre, en effet, est insulaire, maritime, liée par ses échanges, ses marchés, son ravitaillement, aux pays les plus divers et souvent les plus lointains. Elle exerce une activité essentiellement industrielle et commerciale et très peu agricole. Elle a, dans tout son travail, des habitudes et des traditions très marquées, très originales.

Bref, la nature, la structure, la conjoncture, qui sont propres à I’Angleterre, diffèrent profondément de celles des Continentaux.

(…) Par exemple, le moyen par lequel se nourrit le peuple de Grande-Bretagne, c’est-à-dire en fait l’importation de denrées alimentaires achetées à bon marché dans les deux Amériques ou dans les anciens Dominions, tout en donnant encore des subventions considérables aux paysans anglais, ce moyen-là est évidemment incompatible avec le système que les Six ont établi tout naturellement pour eux-mêmes.

Le système des Six consiste à faire un tout des produits agricoles de toute la Communauté, à fixer rigoureusement leurs prix, à interdire qu’on [les Etats individuels] les subventionne, à organiser leur consommation entre tous les participants et à imposer à chacun de ces participants de verser à la Communauté toute économie qu’il ferait en faisant venir du dehors des aliments au lieu de manger ceux que fournit le Marché commun.

On comprend donc mieux les propos obsessifs des Anglais à l’encontre de la PAC. Signalons également qu’à part l’opposition britannique, les Etats-Unis avaient rejoint le credo affirmant que la PAC violait les règles du commerce international défini par le General Agreement on Trade and Tariffs (GATT), qui allait devenir en 1995 l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Sous pression américaine, la CEE finit par accorder des exemptions de droit de douane pour les importations de soja, produit essentiel pour nourrir le bétail.

Et quand finalement, sous l’œil bienveillant du président Georges Pompidou, le Royaume-Uni, de pair avec le Danemark et l’Irlande, adhère à la CEE, le 1er janvier 1973, sa première exigence consiste à réclamer une « réforme en profondeur » de la PAC. Lors de la réunion du Conseil européen à Dublin en 1979, et surtout en 1984, Margaret Thatcher finira d’ailleurs par arracher la fameuse « ristourne britannique », une réduction de la contribution anglaise au budget de la CEE, dont la plus grande partie est consacrée à la PAC.

En dépit des obstacles et des défaillances, la PAC atteint rapidement son but. La production européenne de céréales, de lait et de bœuf augmente de 5% par an, doublant quasiment en quinze ans grâce à une productivité en hausse.

De 30 quintaux/ha au début des années soixante, les rendements passent à 65 vingt ans plus tard. La PAC a aussi atteint son objectif principal, qui n’est une question ni d’argent ni de commerce, mais d’une relative autosuffisance alimentaire dans de nombreux domaines. Notons ainsi que, comme le soulignait récemment Michel Barnier en réponse à ceux qui prétendent que la PAC est une « aberration économique », en termes réels (et non de prix affichés sur les étals), le prix des biens agricoles a baissé de moitié en trente ans, et des deux tiers pour le blé sur la même période.

Victime de son succès

L’accusation contre la PAC se résume au fait qu’elle est source de « surproduction ». Sans expliquer le rôle des stocks, qui permettent aux autorités de faire baisser les prix en cas de hausses soudaines, la presse caricature les « montagnes de beurre » et les « lacs de lait », tandis que rien n’est dit sur la sous-production dans d’autres secteurs où la CEE reste, aujourd’hui encore, importatrice nette de biens alimentaires.

Dès lors, mobilisant le Club de Rome, le GATT et ultérieurement l’OMC, les Anglais sont au centre d’une campagne assidue pour en finir avec la PAC, accusée de tous les maux : « Trop chère » par rapport à ce qu’elle rapporte, égoïste, favorisant la pollution des sols et de l’eau, profitant essentiellement aux aristocrates terriens plutôt qu’aux fermiers, et même responsable de la famine dans le monde car bloquant l’accès des marchés solvables aux pays pauvres, etc.

Depuis la disparition de De Gaulle et d’Adenauer, la plupart de nos gouvernements ont fini par capituler devant la campagne anglaise visant à rétablir une économie impériale, basée sur la famine et le libre échange. Ainsi, la plupart des « réformes » de la PAC visaient en réalité à la faire disparaître.

Pour conclure voici quelques exemples :

1972 : Club de Rome
Le néerlandais Sicco Mansholt, commissaire européen à l’Agriculture de 1958 à 1972, rejoint le Club de Rome, officine de l’OTAN qui prône le malthusianisme. Pour lutter contre la « surproduction », le « plan Mansholt » préconise l’abandon de 5 millions d’hectares de terres agricoles et 5 millions de fermiers sont priés de quitter la profession.

1984 : Les quotas
Un système de quotas à la baisse est instauré sur la production du lait. La CEE s’engage à limiter les dépenses agricoles.

1986 : Chantage du « tiers monde »
Suite à l’Uruguay Round du GATT à Punta del Este, un groupe de pays agro-industriels montants (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Brésil, Argentine, Indonésie, etc.) se réunit à Cairns, en Australie. Mis au banc des accusés : la PAC et le protectionnisme d’autres pays développés.

1988 : Les jachères
En 2008, l’ensemble des terres mises en jachère obligatoire dans l’Union européenne totalise 3,8 millions d’hectares. En ramenant ce taux à zéro, comme l’envisage l’UE, entre 1,6 et 2,9 millions d’hectares pourraient rapidement revenir aux cultures. Avec des rendements moyens, on estime pouvoir obtenir une production supplémentaire de 10 à 17 millions de tonnes de céréales, à condition que les fermiers choisissent cette culture plutôt que les oléagineux (colza, tournesol, etc. ) utilisables pour la consommation ou les agro-carburants.

1992 : La réforme Mac Sharry
Sous pression du GATT, l’UE est amenée à s’ouvrir aux marchés mondiaux et adopte le principe du « découplage » entre subventions et production en tant que telle, qui sera mis en œuvre ultérieurement. Le commissaire européen à l’Agriculture, l’anglais Ray Mac Sharry, impose une baisse des prix garantis des produits agricoles, compensée par une hausse des aides directes aux producteurs. Le prix garanti des céréales est réduit de 35% et celui de la viande de 15%. Psychologiquement, ces réformes furent les pires, car en acceptant la baisse de leur revenu provenant de leur travail, les producteurs se consolent avec des subventions transformées en charité.
Entre-temps, par les accords de Blairhouse du GATT, l’UE concède de produire moins de 30% de sa propre consommation d’oléo-protéagineux, pourtant essentielle pour nourrir son bétail. En conséquence, l’UE dépend toujours du bon vouloir et des prix fixés par une poignée de cartels agro-alimentaires mondiaux du type Cargill, Archer Daniels Midland (ADM) ou Monsanto.

1995 : Libre échange non-faussé
A l’issue de l’Uruguay Round, l’OMC nouvellement créée impose l’Agreement on Agriculture (AoA), qui classifiera les subventions en trois « boîtes » : la verte (feu vert, donc autorisée) pour des aides ayant un effet minime sur les échanges et sur la production. (dont certains programmes environnementaux, de recherche ou de formation ainsi que les frais de stockage des réserves de sécurité) ; une de couleur orange (amber) pour les aides directs (en baisse) à la production et une bleue pour des mesures de maîtrise de la production. A part cela, l’AoA imposait une réduction des subventions à l’exportation des pays développés d’au moins 35% (21% de leur volume) entre 1995 et 2000.

1999 : Budget en baisse
« L’Agenda 2000 » programme la réduction du budget alloué à la PAC (en termes de pourcentage du budget européen, et non pas en montant absolu), détournant une partie des fonds vers des programmes environnementaux. En 1985, la PAC représente 81% du budget de l’UE, 65% en 1995 et 44% en 2005. On prévoit qu’elle ne représentera plus que 37% en 2013.

2003 : découplage entre aides et production
L’UE impose le « découplage » des aides, comme le réclament Mac Sharry et le GATT. L’opposition française fait naître des formules comme le « découplage partiel » et une liberté est accordée à chaque Etat pour la mise en application des réformes, région par région, secteur par secteur et selon son propre calendrier. La mission de production subsiste mais on considère que c’est le marché qui doit la rémunérer. Les aides publiques autorisées visent à rémunérer les fonctions non marchandes (entretien, patrimoine, etc.) La mission des (ex) producteurs s’oriente de plus en plus à l’entretien du paysage et à quelques exercices pédagogiques donnés aux enfants des villes.