Le nucléaire civil, 50 ans déjà !

mardi 2 octobre 2007, par Benoit Chalifoux

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SIPA

En cette quinzaine d’août 1955, l’attention de la communauté scientifique et des nations était fixée sur Genève, devenue pour l’occasion la capitale mondiale de l’atome. C’est en effet là que se tenait, du 8 au 20 août, il y a cinquante ans, la première conférence internationale pour les usages pacifiques de l’énergie atomique. Une exposition sur les différentes utilisations de l’atome permettait aux visiteurs d’apprécier les promesses d’un dessalement de l’eau à grande échelle, d’une énergie condensée et abondante, de nouvelles techniques médicales, d’une meilleure conservation des aliments par l’irradiation, et bien d’autres choses encore.

Le président de la conférence, le célèbre physicien nucléaire indien Dr. Homi Bhabha, expliquait aux 1500 délégués, ainsi qu’aux 1350 observateurs et 900 journalistes provenant de 73 pays réunis pour l’occasion, que l’énergie nucléaire constituerait, pour les pays en voie de développement, un formidable raccourci vers une industrialisation généralisée.

Au-delà des problèmes habituels associés à la reconstruction d’aprèsguerre, cette nouvelle science de l’atome allait enfin permettre à l’humanité d’entrer dans une nouvelle ère où l’énergie serait inépuisable, et d’initier aussi un processus de développement en profondeur à moindre effort. Car en raison de sa densité incomparable, on pourrait dorénavant désengorger des infrastructures monopolisées par le transport de minerais encombrants et de faible valeur puis, en faisant appel à une main d’oeuvre limitée et hautement qualifiée, orienter ceux qui venaient de s’arracher à grand peine des tâches agricoles vers cette nouvelle dynamique d’industrialisation. Pour se convaincre des avantages apportés par cette nouvelle science, il suffit de se rappeler les immenses sacrifi ces consentis pendant plus d’un siècle par les millions de mineurs de charbon en Europe et en Amérique, sans lesquels le processus d’industrialisation n’aurait jamais pu se mettre en marche.

Tout compte fait, la science de l’atome allait permettre aux nations les moins favorisées d’accomplir un saut formidable dans le temps, puis d’entrer enfin, par la grande porte, dans l’ère de la prospérité. L’heure était à l’euphorie, cette conférence étant en quelque sorte un vibrant hommage, une ode à l’Atome.

Les deux visages de l’atome

Cet enthousiasme et cette effervescence n’étaient toutefois pas de mise quelques mois plus tôt. Les Etats-Unis et la Russie venaient en effet tout juste de faire exploser leurs premières bombes thermonucléaires, des engins d’une effrayante puissance destructrice, au moins 1000 fois supérieure à celle des bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki dix ans plus tôt.

A peine élu président des Etats- Unis, le général Dwight Eisenhower avait été convié un matin de novembre 1952 à une réunion secrète au cours de laquelle on lui avait annoncé le succès du premier test thermonucléaire américain. Les forces libérées par l’atome, ce minuscule grain de matière, semblaient alors vouloir terrifier et hanter l’humanité à tout jamais.

Depuis son accession à la présidence, Eisenhower faisait face à un important dilemme. La terreur associée aux forces de l’atome était le fruit des agissements de son propre pays puisque son prédécesseur Harry Truman avait décidé d’utiliser l’arme atomique à deux reprises, lors de ces terribles jours d’août 1945, sur les populations civiles d’Hiroshima et de Nagasaki. Ces jours d’infamie avaient non seulement déshumanisé l’Amérique, mais aussi l’homme, au plus profond de son être. Celui-ci serait désormais capable de détruire la planète qui l’a vu naître, sa mère nourricière. La boîte de Pandore semblait alors avoir livré sa plus terrible malédiction : l’atome.

Depuis ces quelques décennies d’exploration dans les profondeurs de la matière, au-delà des frontières de la chimie, où des scientifiques de tous horizons faisaient marche commune sur des sentiers jusqu’alors inexplorés, un lourd climat de secret s’était soudainement abattu sur l’ensemble de la communauté scientifique. En décembre 1938, quelques mois à peine après l’annonce de la découverte de la fission de l’atome d’uranium par une équipe de chercheurs de Berlin, nombre de scientifiques allaient se trouver mobilisés pour des projets de recherche liés à la guerre. Le militaire allait prendre le dessus sur la découverte désintéressée de nouveaux principes physiques.

Depuis lors, toute communication scientifique concernant l’atome fut interdite, et la course à l’armement atomique entre les deux grandes puissances d’après guerre ne semblait pas vouloir arranger les choses. La frontière entre l’intérêt militaire et l’intérêt scientifique s’était estompée, et un climat de suspicion entourait le travail des chercheurs, interdits de tout idéalisme et susceptibles d’être accusés de trahison à tout moment. L’atome devenait quant à lui un sujet tabou, une sorte de monstre dont on ne parle jamais lors des réunions familiales.

Pourtant, jamais une arme nouvelle n’avait été associée, dans le cadre d’une utilisation pacifique, à des avantages aussi importants. Il est vrai que les explosifs sont les enfants de la chimie, et que cette science a joué un rôle essentiel dans le développement de l’humanité ; mais les liens qui unissent la science des explosifs à la chimie sont plus diffus, et leur usage bénéfi que, dans un contexte pacifique, est plus circonscrit. Certes l’homme a acquis, grâce à eux, un instrument lui permettant de devenir un facteur géologique important sur la surface de la Terre, en facilitant l’exploitation des mines, le creusement de canaux, et de bien d’autres tâches encore ; ils lui ont permis aussi de développer les moteurs à réaction, puis les fusées, accroissant de ce fait sa capacité de se déplacer dans la biosphère, et même au-delà. Mais comparée à ce que représente l’atome, la puissance des explosifs est presque marginale. [1]

En tant que général de premier rang au cours de la deuxième guerre mondiale, le nouveau président américain était parfaitement conscient de l’ambiguïté de la situation. Il lui fallait donc trouver un moyen d’affranchir cette nouvelle branche de la science du joug de la terreur militaire : après que l’atome eut été, au cours de la décennie qui venait de s’écouler, son pire ennemi, Eisenhower chercha à en faire le meilleur ami de l’homme.

Atoms for Peace

Le 8 décembre 1953, au cours d’un discours devant l’Assemblée générale des Nations Unies, Eisenhower présenta sa vision la plus intime. Une initiative appelée « atomes pour la paix » fut alors soumise à la communauté internationale. Le président américain fit part de son désir de construire entre les grandes puissances nucléaires un nouveau climat de confi ance, d’engager, par le partage du savoir-faire et des connaissances liées à l’atome, l’humanité toute entière dans une nouvelle aventure commune, celle d’un développement et d’une prospérité mutuels.

Plutôt que d’accepter, comme il le décrivit, « la probabilité d’une civilisation détruite, de l’annihilation de l’héritage irremplaçable de l’humanité, tel qu’il nous fut transmis de génération en génération », Eisenhower décida de parier à nouveau sur ... l’homme.

Le discours d’Eisenhower devant l’assemblée générale des Nations Unies, 1953. C’est à occasion qu’il lança l’idée d’Atoms for Peace, qui allait mener à la création de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA).

Il proposa à cette occasion la mise en place d’une agence internationale à laquelle les nations nucléarisées confieraient de leur propre volonté des quantités suffisantes de cette nouvelle matière fissile alors difficilement accessible, l’uranium enrichi, de façon à ce que toute nation intéressée puisse y avoir accès pour la recherche et le développement pacifique de nouvelles applications. Avec cette proposition, selon le président, les Etats-Unis faisaient part de « leur détermination à aider à résoudre le terrible dilemme atomique - de se vouer de tout leur coeur et leur esprit à trouver le chemin par lequel cette capacité d’invention miraculeuse de l’homme ne serait pas dédiée à sa mort, mais consacrée à sa vie. » Par cette initiative, Eisenhower lançait le processus qui allait mener à cette conférence de Genève (citée plus haut) et à l’établissement, en 1957, de l’Agence internationale de l’Energie atomique, depuis lors domiciliée à Vienne. Par ce double processus et après de nombreuses vicissitudes, l’atome acquérait enfin son « droit de cité ».

Les origines de la terreur atomique

Cette situation nouvelle représentait cependant une lourde défaite pour ceux qui étaient à l’origine de cette « terreur atomique », parmi lesquels on comptait Bernard Baruch, l’ambassadeur américain qui avait présenté en 1946 à l’ONU un plan infâme pour une dictature atomique mondiale, le physicien nucléaire, Leo Szilard, principal théoricien de la doctrine de « Destruction mutuelle assurée » (MAD) et le patricien anglais Bertrand Russell, mathématicien et philosophe, « grand inquisiteur » du XXe siècle et véritable père de la terreur atomique.

Lord Bertrand Russell était, comme le grand inquisiteur espagnol Tomas de Torquemada (XVe siècle), un ennemi acharné de la liberté humaine. Derrière sa prétention de vouloir assurer la survie de l’humanité, le « civisme » de Russell cachait une profonde haine de l’homme, une pauvre créature contaminée selon lui par un esprit prométhéen [2], trop désireuse de s’affranchir des contraintes de la nature.

Petit-fils de John Russell, deux fois premier Ministre sous la Reine Victoria, Lord Russell faisait partie de cette caste impérialiste anglaise qui s’identifiait aux dieux de l’Olympe et entendait soumettre les pauvres mortels à un système féodal dirigé par de puissants intérêts financiers.

Par l’intermédiaire de l’écrivain H. G. Wells [3], Russell s’était intéressé très tôt à l’atome. Opposés à l’émergence de républiques souveraines modernes, dans le sillon de la Révolution américaine, ils rêvaient d’un gouvernement mondial au sein duquel de valeureux seigneurs dotés de pouvoirs supranationaux prendraient en main les affaires de l’humanité.

Après avoir pris connaissance du livre du physicien anglais Frederick Soddy [4], Interpretation of Radium, qui fut publié en 1909, Wells comprit immédiatement l’intérêt que pourrait revêtir le développement d’une bombe atomique comme instrument de réorganisation politique et sociale. Il publia à cet effet un roman de science fiction, The World Set Free (Le monde libéré, 1914), qu’il dédia à Soddy et à son livre. Le roman de Wells racontait comment une guerre atomique, devant avoir lieu en 1956, allait permettre la mise en place d’une Fédération impériale mondiale dirigée par des aristocrates déchus et un ex-président américain, placés sous la surveillance d’idéologues. Comme l’affirma Wells dans une préface à la réédition de son livre de 1921 :

C’est la thèse principale [de mon livre] qui présente toujours un intérêt ; la thèse selon laquelle à cause de la connaissance scientifique, des Etats séparés et souverains et des empires séparés et souverains ne sont désormais plus possibles dans le monde.

Ainsi, bien avant l’annonce de la découverte de la fission en 1938, Russell et ses associés avaient jeté leur dévolu sur l’atome dont ils entendaient faire l’instrument privilégié de leur dessein. Russell expliquera plus tard, dans un essai intitulé Common sense and nuclear Warfare [5] :

Il faut former une force armée internationale assez puissante pour être sûr de vaincre des forces armées de n’importe quelle nation ou alliance de nations. (...) L’Autorité internationale devra être libre de créer toutes les forces armées qu’elle jugera nécessaire pour imposer ses décrets lorsque ceux-ci seront requis. Elle devra aussi avoir le droit légal de limiter les forces armées nationales afin de prévenir toute remise en question de son autorité. (...) Aussi utopique que cela puisse paraître, tout ceci ressemble étroitement à ce qui est arrivé avec la découverte de la poudre. Au moyen âge, dans toute l’Europe occidentale, de puissants barons, dans leurs châteaux, pouvaient défi er le gouvernement national. C’est seulement lorsque l’artillerie parvint à détruire les châteaux que celui-ci se trouva en mesure de contrôler ces barons. Ce que la poudre à canon a accompli au moyen âge, les armes atomiques peuvent le faire aujourd’hui.

Le roman de Wells n’envisageait pas encore la fi ssion nucléaire proprement dite, mais plutôt un processus de désintégration radioactif permettant tout de même d’engendrer des quantités d’énergie d’un ordre de grandeur semblable aux processus atomiques ; il s’agissait ici en l’occurrence d’une série de transmutations permettant de transformer le bismuth en or.

La bombe atomique

Dès 1934 cependant, Leo Szilard faisait breveter « la libération de l’énergie nucléaire pour la production de l’électricité et autres usages par la ‘transmutation’ nucléaire » et proposait l’utilisation de neutrons pour la production de réactions en chaîne. Afin de garder le secret de ses brevets, Szilard se vit contraint de les offrir en 1936 à l’Amirauté britannique. Ces brevets en font l’inventeur légal de la bombe atomique. Cette attitude monopolisatrice, de même que celle de Rutherford qui niait toute possibilité de produire de l’énergie à partir des processus atomiques, tranchait nettement avec celle de Vladimir Vernadski qui voyait en l’atome une source d’énergie abondante pour l’ensemble de l’humanité.

Plus tard, en 1939, Szilard persuadera Albert Einstein d’écrire au président Roosevelt pour lui demander de construire la bombe. Il l’avait alarmé en affirmant que les Allemands étaient sur le point de construire l’arme atomique, ce dont Einstein, de même que plusieurs autres scientifiques, doutait fortement. Szilard se retrouvera ensuite au coeur du projet Manhattan, à l’Université de Chicago, le centre névralgique de décision concernant les travaux sur l’arme atomique.

Une fois la bombe construite il fallait, pour que l’orchestration de la terreur soit maximale, qu’elle soit utilisée : il aurait été autrement impossible de soumettre les autres nations et surtout la Russie à cette nouvelle autorité internationale souhaitée par Russell. On décida par conséquent de lancer la nouvelle arme sur le Japon, et ce avant que la guerre ne prenne fin. L’un des protagonistes de cette décision, le secrétaire à la Défense américain Henry Stimson, avait alors résumé la stratégie poursuivie par l’administration Truman (qui avait entre temps succédé à Roosevelt, décédé le 12 avril 1945) comme suit :

Le moment approprié et la méthode appropriée pour faire face à la Russie était de garder le silence et laisser nos actions parler par elles-mêmes. Les Russes les comprendront mieux que quiconque. (...) Ils ne peuvent se passer de notre aide et de nos industries et nous pourrons bientôt mettre à l’oeuvre une arme qui sera unique. Ne nous embarquons pas dans des querelles inutiles en parlant trop et ne laissons transparaître aucune faiblesse en parlant trop ; laissons nos actes parler par eux-mêmes. [6]

Manipulé par Stimson et par James Byrnes, son secrétaire d’Etat, le nouveau président américain était fermement résolu à passer à l’acte, et ce malgré l’opposition formelle des militaires, plus particulièrement des généraux tels qu’Eisenhower, MacArthur, l’amiral Leahy et plusieurs autres.

Il fallut à cette fin retarder la conférence de Postdam jusqu’à ce que la bombe soit testée, puis s’arranger pour empêcher la reddition des japonais, en faisant la sourde oreille à leurs multiples demandes de négociation et en insistant sur la démission de l’Empereur, demande qui sera effectivement abandonnée après l’utilisation de la bombe. La bombe devait permettre, selon la propagande mise de l’avant par les partisans de son utilisation, d’éviter le débarquement sur le Japon et d’épargner « un million de vies américaines ». Dwight Eisenhower confie dans ses mémoires, Mandate for Change, s’être directement opposé à Stimson lors d’une réunion en juillet 1945 :

Je lui ai fait part de mon désaccord, premièrement sur la base de ma croyance que le Japon était déjà défait et que l’utilisation de la bombe n’était pas du tout nécessaire, et deuxièmement parce que je croyais que notre pays devait éviter de choquer l’opinion mondiale en utilisant une arme dont l’emploi n’était plus requis, je pensais, comme moyen de sauver des vies américaines. Je croyais que le Japon cherchait, exactement à ce moment là, à se rendre sans trop perdre la face. [7]

Pour que le choc psychologique souhaité par les « russéliens » soit efficace, il fallut, de surcroît, s’assurer que la bombe soit utilisée sur des populations civiles : dans un rapport du Comité intérimaire au président Truman, James Conant proposait de la lancer « sur des usines vitales employant un large nombre de travailleurs et étroitement entourées par leurs habitations ». C’est sur cette base que les villes d’Hiroshima et de Nagasaki furent désignées comme cibles.

La bataille pour la réhabilitation de l’atome

C’est par un profond attachement à la souveraineté des nations et à un développement économique équitable qu’Eisenhower s’engageait donc, une décennie plus tard, à réhabiliter l’atome. Après des années de terreur, son projet d’Agence internationale de l’Energie atomique devait permettre de partager et de propager le nouveau savoir, ainsi que de développer des usages de l’atome à des fins pacifiques.

L’esprit de ce projet était nettement différent de celui proposé dans le cadre du plan Baruch, présenté au Nations Unies le 14 juin 1946. En effet, le plan Baruch prévoyait plutôt une agence semblable à celle envisagée par Russell, le germe d’un gouvernement mondial doté de pouvoirs dictatoriaux et devant monopoliser le savoir et les techniques atomiques, de même que tous les stocks de combustibles et d’armements atomiques.

Russell avait décrit cette vision dans un article du Bulletin of the Atomic Scientist, le magazine fondé par Szilard, en septembre 1946 :

Lorsque je parle d’un gouvernement mondial, je parle d’un gouvernement qui gouverne réellement, pas une gentille façade comme la Ligue des Nations ou d’une fraude prétentieuse comme les Nations Unies sous leur forme actuelle. Un gouvernement international [...] doit posséder les seules bombes atomiques, les seules usines pouvant les produire, la seule force aérienne, les seuls navires et, plus généralement, tout ce qui peut être nécessaire pour le rendre irréversible [...]. Il devra être obligé, en vertu de sa constitution, d’intervenir par la force des armes contre toute nation qui refuserait de se soumettre à son arbitrage.

Le plan Baruch, calqué sur la conception de Russell, avait toutefois été rejeté en raison de son caractère trop radical.

Lord Russell était même allé jusqu’à proposer de lancer un attaque nucléaire préventive sur la Russie, afin de l’obliger à se soumettre au Plan Baruch. Lors d’une interview accordée à la BBC en 1959, il expliqua son raisonnement de la façon suivante :


BBC : Est-il vrai que vous avez défendu, il y quelques années, l’idée d’une guerre préventive contre le communisme, contre la Russie soviétique ?

Russell : C’est entièrement vrai, et je ne m’en repens pas aujourd’hui. Ce n’est pas incohérent avec ce que je pense maintenant. [...] A un certain moment, juste après la guerre, les américains avaient le monopole des armes nucléaires et avaient proposé le plan Baruch qui avait pour but d’internationaliser les armes nucléaires, et je jugeais qu’il s’agissait d’une proposition extrêmement généreuse de leur part, [...] ; ce n’est pas que j’ai défendu l’idée d’une guerre nucléaire mais je pensais qu’une forte pression devait être mise sur la Russie pour accepter le plan Baruch, et j’ai pensé que s’ils continuaient à refuser, il aurait été sans doute nécessaire d’aller vraiment en guerre. [8]

Le projet d’Eisenhower devait permettre, malgré les multiples obstacles provenant en partie de sa propre administration, de rompre le cordon sanitaire empêchant l’utilisationpacifiquedel’atome.Le ralliement de Krouchtchev à la vision russélienne, à partir de 1957, puis la crise des missiles de Cuba de 1962, devaient cependant renforcer le camp de la non prolifération, c’est-à-dire le camp de ceux qui espéraient, sous prétexte d’arrêter la prolifération des armes atomiques, empêcher les pays anciennement colonisés ou en voie d’industrialisation de développer l’énergie atomique.

Afin de contrer la démarche d’Eisenhower, et toujours avec la volonté d’associer l’atome à la bombe, Russell se convertit par la suite au pacifisme et lança, avec Szilard, un mouvement de scientifiques engagés dans la lutte pour le désarmement : il s’agissait des Conférences Pugwash. [9]

L’ambiguïté, en raison des manigances de Russell, de la mission de l’Agence internationale de l’Energie atomique, la montée en puissance du Fonds monétaire international dans la foulée de la destruction des accords de Bretton Woods en 1971, et les conditions financières nettement défavorables découlant de l’introduction des changes flottants, devaient finalement avoir raison de l’idéal d’Eisenhower.

« L’Eau pour la Paix »

Le général revint toutefois à la charge en proposant une initiative de paix au président Johnson, quelques jours après la « guerre des six jours » opposant Israël à ses voisins arabes. Elaborée avec l’aide de l’ancien commissaire à l’énergie atomique, son fidèle allié Lewis L. Strauss, et le directeur du Laboratoire national d’Oak Ridge, Alvin Weinberg, cette initiative appelait à la construction de trois centrales atomiques permettant non seulement de produire de l’électricité, mais surtout de dessaler l’eau de mer. Elles devaient être construites en Israël, en Jordanie et en Egypte et produire un total de 1,4 million de mètres cubes d’eau douce par an, l’équivalent du débit du Jourdan et de ses affluents.

Cette proposition était l’aboutissement d’une offensive plus vaste lancée au début de la décennie et qui avait culminé avec la tenue, du 23 au 31 mai 1967 à Washington, d’une conférence internationale sur l’eau pour la paix, réunissant 6400 participants de 94 pays. Le déclenchement de la guerre de six jours en juin 1967 avait malheureusement troublé cette initiative, mais Eisenhower entendait démontrer que le développement et la coopération technique et scientifique étaient les meilleurs gages de paix. Dans un article publié dans le Reader’s Digest en juin 1968, il résuma ainsi son approche :

La plupart des diplomates professionnels semblent penser que nous devons avoir la paix et la stabilité au Moyen-Orient avant que [mon] plan puisse être mis en oeuvre. Je soutiens que l’inverse est vrai : la proposition en elle-même est un chemin vers la paix.

Les artisans de la non prolifération n’avaient toutefois pas l’intention d’en rester là. Un étudiant de l’Université de Chicago, Paul Wolfowitz, fut coopté par l’un des pères du mouvement néo-conservateur américain, Albert Wohlstetter, pour rédiger une thèse de doctorat dans le but de réfuter l’approche d’Eisenhower. Cette thèse de 400 pages, publiée en 1972 et intitulée La prolifération nucléaire au Moyen-Orient : la politique et l’économie des propositions pour le dessalement nucléaire, visait à démontrer qu’une abondance d’eau douce n’aurait aucun impact politique bénéfique sur la région et que les coûts du dessalement avaient été grandement sous-estimés. Wolfowitz y affirmait également que la construction de trois centrales nucléaires en Israël, en Jordanie et en Egypte mèneraient à la prolifération des armes atomiques dans cette région, prétendant ignorer que la France avait déjà transmis cette technologie à l’Etat israélien dès 1956, et que ce pays était parfaitement en mesure de construire la bombe en 1970, deux ans avant la publication de sa thèse. [10] Après un passage au Pentagone, comme sous-secrétaire à la Défense entre 2000 et 2004, Wolfowitz dirige aujourd’hui la Banque mondiale.

Le sabotage des efforts pour le dessalement nucléaire eut pour effet, avec les causes déjà mentionnées plus haut, de sérieusement ralentir la propagation de l’énergie atomique. Ainsi, selon des estimations effectuées par l’AIEA en 1975, « la capacité nucléaire installée devrait atteindre 1,0-1,3 millions de MWe en 1990, et 3,6-5,3 millions en 2000. » A la fin de 1995, la capacité totale mondiale était de seulement 344 422 MWe, moins du dixième de l’estimation la plus basse pour l’année 2000.

Le tournant de 1975

Le choc pétrolier devait pour sa part renforcer l’implantation d’une nouvelle doctrine, développée quelques années plus tôt et émanant elle aussi de la vision de H.G Wells : le malthusianisme. L’embargo pétrolier organisé en 1973 par les pays producteurs de pétrole et la montée des prix qui en découla n’eurent pas pour effet de relancer, contrairement à ce que l’on aurait pu penser naïvement, le nucléaire : la crise énergétique fut avant tout utilisée pour appliquer des mesures drastiques de restriction de la consommation d’énergie dans la plupart des pays occidentaux, et tuer tout potentiel de développement économique dans les pays du tiers-monde.

Le mot d’ordre d’un groupe nouvellement formé, le Club de Rome, fut alors de faire « halte à la croissance », de clore l’épisode des « trente glorieuses ». La nécessité de d’arrêter l’exploitation des matières premières devint alors le nouveau mantra des disciples de Wells. L’heure n’était plus à l’expansion de la production d’énergie mais au contrôle des populations... et des matières premières. Cette lutte contre la croissance n’avait aucune justification scientifique, mais relevait d’une logique néoimpérialiste. [11]

Ce type de mesures allait être pérennisé quelques années plus tard aux Etats-Unis sous l’Administration Carter, lui-même assez peu favorable à l’énergie nucléaire. Ainsi, contrairement à la France, qui s’engagea dans une politique déterminée de développement de l’énergie nucléaire, les Etats-Unis allaient stopper net la construction de nouvelles centrales, l’accident de Three Miles Island du 29 mars 1979 permettant de justifier après coup cette décision.

L’administration Carter avait par ailleurs décidé dès 1977, sous prétexte de non-prolifération, d’empêcher la clôture du cycle du combustible, fournissant là encore un prétexte idéal aux opposants du nucléaire. Le président décida alors d’abandonner la construction d’un surgénérateur (permettant de convertir et consommer jusqu’à 20 % de l’uranium 238, contrairement aux 2 % habituels) et d’arrêter les opérations de retraitement des éléments de combustible usés, qui permettait ici aussi de réutiliser les vastes quantités d’uranium 238 restant et d’extraire le plutonium nécessaire au fonctionnement des surgénérateurs. L’administration Carter privilégiait ainsi une utilisation unique des éléments de combustibles, et le stockage sur place des éléments usés, immergés dans des piscines installées au pied des centrales atomiques.

Les cinquante prochaines années

La propagation des doctrines malthusienne et postindustrielle en Occident a toutefois donné naissance, en raison de la délocalisation croissante des capacités de production, à de nouvelles puissances industrielles qui, fort heureusement, n’entendent pas se soumettre à la vision pessimiste de Wells, Russell et de leurs disciples.

Ainsi, depuis 1995, la Chine, l’Inde et d’autres pays asiatiques se sont lancés dans de vastes projets d’infrastructure, des programmes spatiaux ambitieux, et la construction de nombreuses centrales nucléaires. Trente deux réacteurs sont prévus pour la seule Chine d’ici 2020.

La récente crise des matières premières, en partie la conséquence d’actions spéculatives découlant du manque de confiance accru à l’égard de la dette américaine [12], amène aujourd’hui plusieurs dirigeants politiques à envisager une refonte du système financier international et à rétablir des politiques d’investissement public et privé à long terme. Ainsi, l’homme s’apprête de nouveau, après s’être trop exclusivement fié à son instinct et à la magie des marchés, à rétablir une démarche axée sur la raison et l’appelant à évaluer l’impact de ses actions sur une période d’au moins une ou deux générations.

La mise en place, dans le contexte d’une refonte du système financier et monétaire international, d’une agence ou d’un fonds mondial pour la gestion des ressources et le développement de matières premières nouvelles permettra de protéger les peuples des avatars de la spéculation financière et de combattre l’action monopolisatrice des grands trusts supranationaux. Elaborée dans un esprit de coopération entre Etats souverains, pour la défense de l’intérêt général et dans un souci de coordination à long terme, elle permettra de jeter les bases d’un renouveau industriel à l’échelle planétaire et d’améliorer l’action de l’homme sur la biosphère. De cette manière l’approche du scientifique russe, Vladimir Vernadski, qui fut à l’origine du concept moderne de biosphère, pourra enfin reprendre le dessus et s’affirmer face aux considérations politico-financières aujourd’hui dominantes.

En reprenant l’esprit du mouvement des pays non-alignés, lancé lui aussi il y a cinquante ans à Bandung, en 1955, nous pouvons libérer l’humanité du joug féodal et réinstaurer une nouvelle ère de coopération entre peuples véritablement souverains. Nous pouvons enfin libérer l’humanité de la terreur russellienne associée à l’atome et utiliser ce dernier dans une grande oeuvre de paix et de développement mutuel.

Le développement à grande échelle de nouvelles centrales nucléaires à haute température permettra enfi n de faire du dessalement de l’eau de mer à grande échelle une réalité. La chaleur excédentaire d’une dizaine d’unités semblables à celles présentement développées par la Chine et l’Afrique du Sud (d’environ 165 MWe chacune) permettra de produire, en plus de la production d’électricité, près de 780 000 m3 d’eau par jour, soit plus que n’en consomment l’ensemble des parisiens ! Au-delà des côtes maritimes, l’homme pourra renforcer sa présence au coeur des grands ensembles continentaux, en dessalant l’eau de certaines nappes phréatiques aujourd’hui inexploitables.

L’utilisation du thorium comme nouveau combustible [13] et la récupération du plutonium entièrement produit par l’action humaine illustrent la nature des relations toujours changeantes entre l’homme et son environnement. Ici encore, la Chine et d’autres pays asiatiques entendent accélérer le développement de surgénérateurs, malheureusement abandonnés en France et dans plusieurs pays occidentaux, de façon à consommer de manière plus complète l’uranium contenu dans les éléments de combustible de départ. Si les réacteurs ordinaires (par exemple à eau sous pression) permettent de tirer d’une tonne d’uranium naturel 8000 tonnes d’équivalent pétrole (tep), le surgénérateur en fournira, grâce à l’utilisation du plutonium, environ soixante fois plus, c’est-à-dire 480 000 tonnes.

Si les cinquante dernières années ont vu s’accomplir une mutation, marquée mais hésitante, de l’action de l’homme sur la biosphère, les cinquante années à venir verront sans aucun doute l’émergence de la noösphère, c’est-à-dire l’âge où l’humanité prend les rennes de la biosphère et en pérennise l’existence. Avec les immenses quantités d’énergie libre à sa disposition, l’homme pourra intervenir pour contrer les effets nuisibles, pour lui-même et la biosphère, de phénomènes géologiques comme les âges glaciaires, ou même les menaces d’origine extraterrestres, comme les astéroïdes par exemple.

Ainsi, si Prométhée fut à l’origine le protecteur de l’homme, il est probable que ce dernier deviendra un jour, à l’image de Prométhée, et ce dès qu’il aura atteint l’âge de la raison, le protecteur de la biosphère.


Notes

1. En effet, la scientifique Lise Meitner, très impliquée dans les travaux visant à confirmer le phénomène de la fission de l’uranium avait calculé, dès 1938, lors d’une promenade en forêt avec son neveu, que les processus atomiques mettaient en jeu des millions de fois plus d’énergie que les processus chimiques jusqu’alors maîtrisés par l’homme. Cette première évaluation fut publiée dans Nature peu de temps après.

2. Russell n’a pas osé s’attaquer directement à la tradition prométhéenne, préférant s’en prendre à Icare, dans Icare et la science. La civilisation européenne s’est trouvée confrontée, depuis la Grèce antique, à deux vues opposées de la science (téknè, chez les grecs). Hésiode, l’auteur de la Théogonie, voyait en Prométhée le responsable de la chute de l’homme, dès lors qu’il lui fit part de la connaissance du feu et provoqua, par la même occasion, l’ire de Zeus. Zeus n’aimait pas l’homme, une créature insignifiante selon lui, qu’il avait même songé à éliminer. Pour le dramaturge Eschyle, Prométhée était au contraire le créateur de l’homme ainsi que son plus grand bienfaiteur. Le feu, ou plus généralement la science, fut son plus grand don, un savoir qui ne devait pas selon lui être jalousement monopolisé par les dieux. Russell se range généralement du côté de Zeus et des dieux capricieux de l’Olympe, et partage le pessimisme d’Hésiode à l’égard de l’homme.

3. H.G. Wells (1866-1946). Ecrivain anglais mondialement connu pour ses romans d’anticipation (La guerre des mondes, L’homme invisible, La machine à explorer le temps, etc.), Wells est considéré comme l’un des pères de la science fiction. Membre du Club des Coefficients puis de la Société fabienne, employé au ministère de la Propagande au cours de la Première guerre mondiale, Wells fut l’un des principaux défenseurs d’un utopisme post-industriel et de l’eugénisme.

4. Frederick Soddy, Prix Nobel de Chimie (1921) pour ses travaux sur la séparation des isotopes. Il travailla avec Sir Ernest Rutherford à l’Université McGill de Montréal sur la radioactivité, de 1900 à 1902.

5. Common Sense en Nuclear Warfare, Simon and Schuster, New York, 1959.

6. Gar Alperovitz, Atomic Diplomacy (New York : Penguin Books, 1965, p. 49).

7. L’intuition d’Eisenhower était exacte. Des négociations avaient été initiées avec les Japonais à travers le Vatican, un canal qui fut toutefois abandonné en raison du décès de Roosevelt. Devant cette interruption, l’Empereur japonais fit appel aux Russes pour jouer le rôle d’intermédiaire. Plusieurs demandes en ce sens furent interceptées par les services secrets américains, mais rejetées et ignorées par Truman et Churchill. Pour plus de détails, voir « The Beast-men behind the dropping of the Atomic Bomb », in 21st Century Science & Technology, Spring 2005. Voir aussi « The Wells of Doom », Executive Intelligence Review, 19 décembre 1997.

8. Pour plus de détails à ce sujet, voir « Russell-Wells-Huxley : Comment la science a été dévoyée au XXe siècle », Fusion n° 87, septembre-octobre 2001.

9. Afin de maintenir l’épouvantail de la bombe atomique vivace dans l’esprit des populations occidentales, Szilard réussit tout de même, malgré le caractère « pacifiste » de la seconde Conférence Pugwash de Québec en 1958, à lancer la célèbre doctrine de la Destruction mutuelle assurée (MAD, selon son acronyme anglais). Szilard fut d’ailleurs l’archétype du Docteur Folamour, selon le film de Stanley Kubrick du même nom.

10. Le directeur de la CIA, Richard Helms, avait témoigné en ce sens lors d’auditions au Sénat américain en juillet 1970, information publiée une semaine plus tard dans le New York Times.

11. Cette stratégie fut élaborée de façon détaillée et explicite dans une série de memoranda publiés sous l’autorité d’Henry Kissinger lors de son passage au National Security Council, dont le plus connu est NSSM-200 (1974). Traçant une connexion directe entre la croissance des populations et les revendications des pays du tiers monde pour un accord plus équitable sur la distribution des matières premières, ce document explique : « Des concessions aux pays étrangers peuvent être vues [par les populations des pays producteurs de matières premières, ndlr] comme de l’expropriation ou une intervention arbitraire. Aussi bien à travers l’action du gouvernement, des conflits ouvriers, du sabotage, ou des émeutes civiles, le flux régulier des matières premières nécessaires sera mis en péril. Bien que les problèmes de population ne soient pas les seuls facteurs impliqués, ce genre de perturbation est moins probable sous les conditions d’une croissance lente ou nulle de la population. Par conséquent, la réduction de la population dans ces états est une question vitale pour la sécurité nationale des Etats-Unis. »

12. Plusieurs investisseurs institutionnels quittent le dollar pour se réfugier dans la spéculation sur les matières premières, comme le pétrole, le gaz, les métaux industriels et précieux.

13. L’uranium 233, fissile, peut être généré à partir du thorium 232, qui lui est non fissile.

Bibliographie

  • Atoms for Peace and War, 1953-1961 : Eisenhower and the Atomic Energy Commission, Richard G. Hewlett et Jack M. Holl. Berkeley : University of California Press, 1989.
  • History of the International Atomic Energy Agency, The First Forty Years, David Fischer, IAEA, Vienne, 1997.