Les analyses de Jacques Cheminade

L’Europe de demain est en Eurasie

mardi 25 mai 2004, par Jacques Cheminade

Discours à Berlin, le 26 mai 2004.


Aujourd’hui, l’Europe n’existe pas. Ce qui en tient lieu est un conglomérat d’intérêts, d’habitudes et de petitesses. Elle n’existe pas car elle a perdu la mémoire des grands moments de son histoire, lorsqu’elle inspira la Renaissance, la Russie de Pierre le Grand et la Révolution américaine. Elle n’existe pas car elle a sacrifié les valeurs des traités de Westphalie en faisant prévaloir l’illusion de son propre avantage sur l’avantage de l’autre. Elle n’existe pas car elle a trahi ses propres sources, culturelles, économiques et sociales, sombrant dans une société de consommation, de l’image et des rapports de force. Elle n’existe pas car elle s’est soumise à l’ordre financier et monétaire anglo-hollandais, engendrant en son sein les deux grandes guerres mondiales du vingtième siècle et se reconstruisant ensuite, mais sans bâtir durablement l’alternative.

Et voilà que nous nous présentons à des élections européennes, en vue d’être élus au Parlement européen. Sommes-nous pour autant candidats à des choses qui n’ont qu’une apparence et, plutôt que de prétendre adhérer à une armée de fantômes, ne ferions-nous pas mieux de traverser l’Atlantique ou l’Oural pour aller nous engager ailleurs ? L’état, ou plutôt le non-état, de l’Europe actuelle fait que cette question doit être posée, qu’elle est légitime. Nous devons cependant répondre « non » de toutes nos forces, de toute notre intelligence et de toute notre reconnaissance à ceux qui ont construit ce qui fut l’Europe-monde, « non » à la mesure de l’immense responsabilité qui nous a été léguée. Non, pourvu que notre candidature soit la solution à un paradoxe. Passé, présent, futur : de ce qui a construit la civilisation européenne, en dialogue avec les autres grandes civilisations humaines, nous devons tirer l’inspiration pour aujourd’hui, une inspiration de rupture avec l’ordre destructeur dominant afin de servir les générations à naître demain. Notre tâche est d’abord, comme Lyndon Larouche le fait vis-à-vis des valeurs fondatrices de la République américaine, de réactiver la mémoire européenne en redonnant vie à ce qu’elle a oublié afin d’engendrer ce qu’elle doit accomplir.

Pour cela, l’Europe ne doit pas partir de formules creuses ou de compromis institutionnels qui, comme le projet ridicule de Constitution européenne actuellement en discussion, masque notre impuissance. Les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice, avec le pacte d’austérité qui en est le couronnement, ne sont qu’une Sainte Alliance nous détruisant nous-mêmes. Il faut d’abord dire non à cette absurde construction qui est prétexte, alibi et relais d’une loi de la jungle conçue en faveur de l’oligarchie financière dominante.

C’est de la réalité qu’il faut au contraire partir. Et dans le monde réel d’aujourd’hui, notre mission est de relever le défi de l’effondrement du système financier, monétaire, culturel et moral qui domine le monde, et de lui opposer, ici et maintenant, un contre-projet, un contre-modèle. Voilà la grande cause qui doit refonder l’Europe. Tout le reste n’est que vaines paroles de bureaucrates ou de diplomates, et revient à fuir devant nos responsabilités.

Le monde ne peut continuer avec l’exploitation de la main d’œuvre des pays du Sud et de l’Est, qui nous permet de vivre sur le dos de leurs peuples, et le gonflement infini de bulles spéculatives dans les actions, les obligations, l’immobilier, les matières premières et les produits financiers dérivés, qui ruinent nos propres peuples. Ce découplage entre l’inflation des secteurs monétaire et financier, au profit d’une minorité de plus en plus étroite, et la stabilité des prix des biens de première nécessité, obtenus en Chine, en Inde ou ailleurs, crée une situation de rupture. Les 870 000 milliards de dollars circulant annuellement sur le marché ultra-spéculatif des produits financiers dérivés, comparés aux quelque 40 000 milliards de dollars de la production mondiale annuelle, reflètent une situation de faillite. Avec la courbe de la spéculation financière atteignant des proportions exponentielles et celle de la production physique par tête en chute libre, comme on le voit sur le graphique, les conditions sont réunies pour un effondrement du système. A l’échelle du monde, nous nous trouvons dans les conditions de l’Allemagne de Weimar au printemps 1923. Comme alors, comme dans les années trente, les élites qui veulent garder le pouvoir, les élites qui ont pris aujourd’hui les Etats-Unis en otage, veulent passer à une phase de contrôle militaire et policier du monde. C’est dans leur monde que les militaires et les mercenaires américains torturent en Irak, et l’Irak n’est que leur galop d’essai. Nous sommes à la croisée des chemins, et l’Europe n’a plus le droit de répéter les politiques d’austérité de Brüning en Allemagne et de Pierre Laval en France. C’est pourtant ce que font nos gouvernements, par action ou par omission, en nous menant à une pire débâcle.

C’est pour changer cela que nous nous battons. La mission de l’Europe est de rebâtir un vouloir-vivre en commun pour le monde, non pas dans un lointain futur, mais ici et maintenant, à la mesure de l’urgence.

Relever le défi, c’est tracer l’horizon d’une vraie Europe, de faire exister l’Europe et de faire renaître des Européens. Depuis l’effacement du gaullisme en France, la dilapidation de l’héritage d’Adenauer en Allemagne et l’assassinat d’Enrico Mattei et d’Aldo Moro en Italie, les forces représentatives du courant idéologique impérial de type anglais ont pris le dessus. Contre eux, c’est avec l’esprit d’une seconde révolution américaine, par delà les errements de notre vingtième siècle, que nous pouvons ensemble construire une culture de la vie pour le vingt-et-unième siècle.

Cela signifie d’abord revenir à ce qui inspira la reconstruction européenne d’après-guerre, elle-même inspirée par l’œuvre de l’administration Roosevelt, et à l’idéal du traité franco-allemand de l’Elysée, du 22 janvier 1963, signé après que de Gaulle ait alors fermé les portes de la Communauté européenne à l’Angleterre. Cela signifie rejeter la dérégulation anti-sociale et le néo-libéralisme sans foi ni loi qui règnent depuis le 15 août 1971.

Cela signifie ensuite bâtir l’Europe en mettant l’argent au service de l’homme : 1000 milliards par an de grands travaux de Paris à Pékin, nous redonnant un avenir en Eurasie - l’avenir de l’Europe, c’est l’Eurasie - et rétablissant la paix par le développement économique mutuel de la Méditerranée à la mer de Chine en passant par l’océan Indien. Suivant la doctrine LaRouche, rétablissons la paix par le développement économique mutuel en suivant les voies des corridors de développement Est-Ouest et Nord-Sud, entre Palestiniens et Israéliens, en Irak et dans toute l’Asie du Sud-Ouest ! Du même élan, lançons un grand programme européen de recherche, avec 200 milliards d’euros pour assurer son décollage, lié à trois grands projets : le développement du Sud et de l’Est du monde, l’exploration spatiale et l’essor des sciences de la vie. Etre européen c’est rendre justice à l’Afrique, c’est mettre un homme sur Mars et c’est créer les conditions dans lesquelles tout être humain puisse vivre cent ans en restant bien portant. L’Europe ne peut être elle-même qu’au-delà d’elle-même, dans l’espace et dans le temps du vivant.

Mais où trouver tant d’argent ? Ceux qui font marcher la pompe à finances pour sauver leurs bulles financières au détriment des êtres humains sont précisément les mêmes qui prétendent qu’il n’y a pas d’argent ! Il faut donc en engendrer non pour la spéculation, mais pour le développement. Ce n’est pas une question technique, c’est une question politique. Le socle de ce renouveau de l’équipement et de la production, sans lequel promettre une Europe sociale ou la création d’emplois n’est qu’une escroquerie, c’est un nouvel ordre économique et monétaire international, le nouveau Bretton Woods qui, comme commencent à le comprendre les parlementaires italiens, doit devenir la grande cause européenne. Cela signifie d’abord assainir le terrain en constatant la faillite du système et en mettant en redressement judiciaire les intérêts financiers spéculatifs, pour éliminer toutes les opérations d’émission monétaire sans intention de produire ou d’améliorer les conditions d’existence humaine. Cela signifie ensuite émettre du crédit productif à long terme et faible taux d’intérêt pour financer les 1000 milliards d’euros annuels des grands travaux et le plan recherche de 200 milliards. Il ne s’agit pas ici de l’argent des impôts ou provenant d’un endettement de l’Etat, mais d’un argent émis par les Etats exclusivement pour les grands projets. C’est une anticipation faite par l’homme sur un revenu de l’avenir : le produit du projet permettra de « rembourser » l’engagement pris par l’Etat. Au moment du plan Marshall on parlait de « paiements différés » : les hommes et les équipements mobilisés par le projet permettent, en s’associant, de « payer » après un certain temps. C’est donc ici toute la fonction essentielle de l’Etat-nation, anticipatrice et garante du développement futur, qui se trouve en jeu. Or c’est précisément cette forme de crédit, qui n’est pas inflationniste puisqu’elle permet de construire de la substance, qui est interdite par les conditions de Maastricht et par « l’orthodoxie » financière. Raison de plus pour abroger Maastricht et l’idéologie qui lui est attachée.

Cela signifie substituer des disciplines à la loi de la jungle actuelle. Les relations économiques entre Etats européens et ceux qui voudraient s’associer à eux, devront être basées sur des taux de change fixes entre monnaies, interdisant la spéculation, sur un contrôle des mouvements de capitaux et sur la mise en place de marchés organisés, agricoles et industriels, avec un euro à référence-or pour garantie commune.

Enfin, c’est bien entendu une autre conception de l’homme qui sous-tend cette cause. Dans le système actuel, l’homme est un loup pour l’homme et une créature de sensations, dont une autorité doit limiter les appétits. Dans l’Europe actuelle, c’est la Direction de la Concurrence et la Banque Centrale européenne : un euro sans référence sociale ni productive, soutenant les bulles financières, dans un univers de loi du plus fort. Au contraire, dans notre perspective, le conflit n’est pas l’état naturel de la société, mais le développement mutuel et le travail coopératif. Contre le choc des civilisations, des Samuel Huntington et des Bernard Lewis, l’Europe doit défendre un dialogue des cultures, des civilisations et des religions. Exemplaire de ce dialogue doit être l’adhésion d’une Turquie qui soit pont de paix entre l’Europe et l’Asie du Sud-Ouest. Au socle du système économique ainsi conçu, l’euro à référence or est la garantie commune des grands projets, qui sont la source de vouloir-vivre en commun.

Cette volonté de vivre en commun doit être consacrée immédiatement par un enseignement de l’histoire européenne dans les écoles, l’étude obligatoire d’une deuxième langue européenne dès le primaire et l’introduction dans les programmes universitaires de l’obligation d’accomplir une année d’études dans l’Union hors du pays d’origine. Cependant, ces initiatives n’ont aucun sens si le contenu de l’enseignement n’est pas défini par rapport au projet d’ensemble. Il ne s’agit pas, dans notre approche, d’apprendre des formules ou les lois de systèmes, mais de faire découvrir à l’homme les grands principes physiques universels et les grandes compositions artistiques, c’est-à-dire comment s’identifier au pouvoir humain de changer de système. Là est le fondement même de notre engagement : L’Europe sans mémoire ne serait qu’un arbre sans sève, aux branches mortes, alors qu’en s’identifiant aux grands moments où elle a été le facteur déterminant dans la transformation de l’histoire du monde, elle peut puiser les ressources pour devenir projection vers l’avenir.

Revenons maintenant à notre moment de l’histoire. Il y a une extrême urgence, car le sort de l’humanité se joue au carrefour que nous avons décrit : nouveau fascisme ou renaissance. A ce point, l’enjeu décisif du monde est la présidence des Etats-Unis d’Amérique. Là se trouvent la puissance suffisante et le mandat constitutionnel pour faire pencher la balance. C’est pourquoi notre campagne doit non seulement soutenir celle de Lyndon LaRouche aux Etats-Unis, mais se considérer comme une seule et même chose avec elle. Il représente les valeurs de la civilisation européenne là où elles se sont exprimées au plus haut, où elles peuvent le plus immédiatement devenir opérantes. C’est notre visage ; sans lui, livrée à elle seule, l’Europe ne pourra renaître.

Je voudrais, pour terminer sur une note d’espérance, vous citer le texte du discours que Charles de Gaulle prononça en allemand, le 9 septembre 1962, dans la cour du château de Ludwisburg, en s’adressant à la jeunesse de votre pays :

« Quant à vous, je vous félicite ! Je vous félicite, d’abord, d’être jeunes. Il n’est que de voir cette lamme dans vos yeux, d’entendre la vigueur de vos témoignages, de discerner ce que chacun d’entre vous recèle d’ardeur personnelle et ce que votre ensemble présente d’essor collectif, pour savoir que, devant votre élan, la vie n’a qu’à bien se tenir et que l’avenir est à vous (...)

« Je vous félicite enfin d’être des jeunes de ce temps (...) Votre génération voit et, sans doute, continuera de voir se multiplier les résultats combinés des découvertes des savants et de l’agencement des machines qui modifient profondément la condition physique des hommes. Mais le champ nouveau et prodigieux qui s’ouvre ainsi devant vos existences, c’est à ceux qui ont aujourd’hui votre âge qu’il appartient de faire en sorte qu’il devienne la conquête non de quelques privilégiés, mais de tous nos frères les hommes. Ayez l’ambition que le progrès soit le bien commun, que chacun en ait sa part, qu’il permette d’accroître le beau, le juste et le bon, partout et notamment dans les pays qui, comme les nôtres, font la civilisation, qu’il procure aux milliards d’habitants des régions sous-développées de quoi vaincre à leur tour la faim, la misère, l’ignorance et accéder à une pleine dignité . »

Aujourd’hui, nous pouvons juger que la génération à laquelle s’adressait de Gaulle a échoué. Et voilà qu’autour de notre Europe se lève un nouveau mouvement de jeunes, déterminé cette fois à changer le cours des choses, à mener la grande querelle de l’univers. Avec eux, nous pouvons espérer une nouvelle aurore.