Les analyses de Jacques Cheminade

Sacrifice des démunis et de l’avenir

mardi 14 octobre 2003, par Jacques Cheminade

Alors que la politique internationale de Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin demeure attachée à la loi naturelle entre les peuples - Jacques Chirac s’est courageusement opposé à George Bush sur les bombardements de camps palestiniens en Syrie par le gouvernement Sharon - leur politique intérieure est, au contraire, toujours aussi désastreuse. Elle repose sur une justification des inégalités sociales et le sacrifice des plus démunis, avec des accents dignes du XIXème siècle. Cette distorsion entre l’international et le national est, à terme, intenable, car une telle politique intérieure ne peut en aucun cas mobiliser les Français pour soutenir une politique extérieure juste et hardie. D’autant plus que les injustices sociales ne feront que s’aggraver avec le temps, si l’on continue à s’adapter à un ordre financier, injuste par sa nature même.

Plus pour les riches, moins pour les chômeurs

Les déclarations les plus inquiétantes sont venues du ministre de l’Economie, Francis Mer, qui a fait ses classes en présidant au démantèlement de l’industrie sidérurgique française. Il a lancé, le 15 septembre sur France 2, que ceux qui gagnent beaucoup d’argent le méritent « car ils apportent à la société une valeur supérieure à ceux qui gagnent moins d’argent ». Il a annoncé un plan de rigueur après les élections régionales et partagerait, dit-on, la thèse de Nicolas Baverez sur « la France qui tombe ». En même temps, Renaud Dutreil, secrétaire d’Etat chargé des PME, n’a pas caché son intention de faire modifier cette « fiscalité française qui dissuade ceux qui ont beaucoup d’argent ».

Tout un discours suit, suivant lequel, en « servant mieux les riches », on les aiderait à « mieux s’occuper des pauvres ». L’on abaisse, d’une part, l’impôt sur le revenu de 3%, on relève le plafond de l’aide aux emplois familiaux et l’on réforme l’impôt sur la fortune (ISF), mesures qui bénéficient aux ménages les plus aisés. L’on parle, d’autre part, de « remettre les gens au travail », de « responsabiliser les chômeurs », l’on dénonce les faux chômeurs, faux malades, faux érémistes.

Ainsi, 15 000 chômeurs ont été radiés de l’ANPE en juillet, essentiellement parce qu’ils n’avaient pas répondu à trois convocations de l’Agence. Or, comme le dit Margareth Maruani, directrice de recherche au CNRS, « radier les gens des listes ANPE, ou baisser les allocations, cela ne réduit pas le chômage réel, juste son affichage » ;. Ceux qui ont baissé les bras se trouvent ainsi jetés en dehors de cette « société » dont on parle tant par ailleurs.

Plus grave encore, suivant la nouvelle convention Unedic signée par les partenaires sociaux, un demandeur d’emploi qui avait droit à 30 mois d’allocation n’aura plus droit qu’à 23 mois de versement s’il a moins de 50 ans ; s’il a plus de 50 ans, il sera indemnisé à 36 mois au lieu de 45. Ce régime s’applique déjà aux nouveaux chômeurs depuis le 1er janvier de cette année. Il s’appliquera à ceux qui étaient déjà au chômage lors de la signature de l’accord, compte tenu d’un principe de rétroactivité considéré jusqu’à présent comme inacceptable. Les syndicats n’avaient dû l’accepter que pour éviter d’avoir à rétablir la dégressivité des allocations de tous les chômeurs. C’est ainsi que les chômeurs concernés, que personne n’avait prévenus, ont reçu des lettres les informant de l’amputation de leur indemnisation. Selon leur date d’admission aux Assedic, ils sont ainsi entre 613 000 et 856 000 à perdre d’un jour à neuf mois d’allocations. Pour 60 % d’entre eux, la perte sera supérieure à six mois.

Suivant les calculs syndicaux, 250 000 à 300 000 personnes ne devraient plus être indemnisées par les Assedic après leur basculement dans le nouveau système. Certaines devraient alors se retrouver avec l’ASS (allocation de solidarité spécifique, environ 410 euros par mois), destinée aux chômeurs ayant épuisé leurs droits.

Mais alors que jusqu’ici, l’ASS, financée par l’Etat, n’était limitée par aucune condition de durée, sa durée d’attribution sera désormais réduite à 2 ans pour les nouveaux chômeurs en fin de droits et à 3 ans pour les 420 000 personnes qui en bénéficient actuellement.

Au total, on estime qu’au 1er janvier 2004, 250 000 chômeurs en fin de droits seront rejetés de l’ASS vers le RMI et beaucoup plus en 2005. Ce sera un drame humain pour tous, et une manière pour l’Etat de se défausser sur les conseils généraux , qui financent le RMI et seront, faute de moyens, beaucoup plus sévères dans son attribution ! François Fillon a déclaré le 21 septembre, dans un entretien au Journal du dimanche, « qu’on ne peut pas indemniser le chômage indéfiniment ».

 » Revaloriser le travail « est, bien entendu, une nécessité, mais encore faut-il en offrir et le payer, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Au contraire, jamais, depuis dix ans, tant de grosses sociétés n’ont succombé : Metaleurop, Deawoo, Orion, Air Lib, Tati. Alstom n’a été sauvé que par l’intervention de l’Etat, avec d’énormes licenciements en perspective. Une avalanche de plans sociaux déferle en même temps sur les Français, avec une rare violence : STMicroelectronics, Matra, Schneider Electric, Doux, Alcatel, Giat Industries, Altadis...

Les affirmations des Mer, Dutreil et Fillon sont donc d’une rare hypocrisie : si la politique du gouvernement est indéfiniment incapable de créer des emplois en promouvant la croissance, ne pas financer le chômage est un crime social.

Priorités révélatrices

Le volet fiscal du projet de loi de Finances 2004 est particulièrement révélateur : alors que les baisses d’impôt bénéficient aux plus favorisés (environ 2,20 milliards d’euros), les hausses d’impôt décidées seront subies par tous, y compris les plus démunis. Il s’agit de la hausse de la taxe sur le gazole pour les particuliers, du relèvement du forfait hospitalier, des droits sur le tabac, de la baisse du livret A et de la diminution prévue de l’aide médicale de l’Etat, très utilisée par les sans-papiers. Au total, des prélèvements supplémentaires de 3,2 milliards d’euros en 2004, compensant plus que proportionnellement les avantages accordés aux nantis.

Les choix budgétaires sont ciblés de la même manière : baisse de la dépense sociale au profit de l’axe sécuritaire. Le ministère du Travail est l’un des plus touchés, avec l’Aménagement du territoire, l’Equipement et les Transports. Le gouvernement s’apprête ainsi à supprimer l’essentiel des soutiens de l’Etat au développement des transports en commun : les subventions pour les transports en commun en site propre (TCSP) et les aides aux plans de déplacement urbain (PDU).

A l’inverse, les ministères « sécuritaires » seront exemptés de l’effort de rigueur : la Justice, la Défense et l’Intérieur.

La Recherche, quant à elle, « verra ses effectifs globalement reconduits », mais un départ sur trois sera remplacé par un contrat à durée déterminée de 3 à 5 ans. Ce seront donc autant de postes permanents qui vont être supprimés dans des organismes comme le CNRS, l’Inserm ou l’INRA (550 postes en tout sur 1 600 départs). « Quatre grandes thématiques seront prioritaires dans le cadre du budget », des fondations de recherche pouvant leur être dédiées. Le chemin vers un dessaisissement de l’Etat se trouve donc ainsi pris. Le CNRS aura perdu, en deux ans, près de 400 millions d’euros, soit une année de crédits de fonctionnement.

Dans l’Education nationale, la progression de 2,8% des crédits ne permet de couvrir que la hausse mécanique des rémunérations. Des postes d’agents administratifs seront supprimés, principalement dans les rectorats et les inspections d’académie, et il n’est pas prévu de recruter des infirmières, des assistantes sociales ou des médecins scolaires.

Sacrifice de l’avenir

Le gouvernement s’adapte ainsi, par des choix politiques désastreux, à une contrainte financière perçue comme fatale. Le type de société qui s’ébauche, qu’on le veuille ou non, est clair : mansuétude envers les riches et élimination des moins aptes. L’étape suivante serait, selon des « grands intellectuels » comme Nicolas Baverez ou Jacques Attali, intervenant dans L’Expansion d’octobre 2003, d’abaisser l’impôt sur le revenu encore plus massivement pour faire circuler le capital et favoriser l’innovation, de réduire tout aussi fortement les dépenses publiques et de réformer l’Etat en le dégraissant.

Bref, revenir au modèle anglo-hollandais du XIXème siècle, sous prétexte de « créer de l’activité », en donnant toujours plus d’argent aux nantis tout en prétendant promouvoir « l’équité » (mais pas l’égalité...). Rien n’apparaît sur ce qui pourrait réellement changer la donne : un grand plan européen d’infrastructures (Tremonti, van Miert), un effort d’investissement productif, un soutien de la croissance par l’innovation et la recherche (financé via la Banque européenne d’investissement), avec un nouveau système de crédit productif redonnant une vocation à l’Europe.

C’est pour changer ainsi la donne, c’est-à-dire l’orientation stratégique de l’Europe, et assurer la pérennité d’une politique étrangère juste et généreuse, que nous nous battons ici.