RIA Novosti

Gaz : l’idéologie des cartels se nourrit de la peur des consommateurs

mardi 6 février 2007

Igor Tomberg, du Centre de recherche énergétique IMEMO
de l’Académie des sciences russe, RIA Novosti

L’utilisation du terme à la mode de « petroeconomic » à Davos peut être considérée comme faisant partie de l’air du temps. Les participants au Forum économique mondial étaient venus discuter sur le thème du « Shifting Power Equation », expression que l’on peut traduire à la fois par « l’équation mouvante des forces » ou « les modifications de l’équation énergétique ». Tout cela vient souligner une nouvelle fois la dépendance accrue de l’économie mondiale vis-à-vis des hydrocarbures. La discussion sur les thèmes liés à l’énergie se distingue, par ailleurs, par sa tonalité alarmiste. Les médias européens et américains ont pris l’habitude de faire leurs choux gras des menaces liées à l’approvisionnement énergétique. Si bien que le fond médiatique, mais aussi politique tissé autour du problème de la sécurité énergétique se distingue par une grande tension.

Un bon exemple de ce climat nous est fourni par la sérieuse préoccupation qu’ont exprimée les Occidentaux à la suite du récent déplacement du ministre russe de l’Industrie et de l’Energie, Viktor Khristienko, en Algérie, à l’invitation de son homologue algérien Chakib Helil.

Cette visite a débouché sur la signature d’un mémorandum entre la Russie et l’Algérie. Ce document fixe les résultats atteints par les deux parties et les perspectives de la coopération des deux pays dans le secteur de l’énergie et de l’industrie d’extraction. Au terme des pourparlers, des accords ont été signés concernant l’exploitation de gisements d’hydrocarbures et les matières premières minérales. Les deux parties ont également convenu d’une coopération dans le secteur de l’électricité et sur les questions de l’efficacité énergétique et les économies d’énergie. Les Algériens ont notamment choisi quatre gisements sur les huit projets proposés par Gazprom.

La Russie et l’Algérie sont des partenaires idéaux : sans se concurrencer, elles touchent globalement, par les réseaux de gazoducs et les transports de tankers, la quasi-totalité de l’Europe. L’Algérie fournit plus de 10 % de la consommation de gaz de cette dernière. Avec Gazprom, elle contrôle 40 % du marché gazier européen. Mais, pour l’heure, les Algériens fournissent principalement en gaz les régions méditerranéennes, tandis que la Russie subvient aux besoins en gaz du Nord de l’Europe.

Les deux parties ne cachent pas qu’elles ont des intérêts dans des pays tiers. Gazprom s’intéresse ainsi à des territoires voisins de l’Algérie : la Libye, la Mauritanie, le Mali, certains pays d’Afrique centrale où est traditionnellement présente la Sonatrach algérienne, l’équivalent, en quelque sorte, du Gazprom russe.

Si elle s’avère possible, cette coopération, dans un premier temps, se limitera à des travaux de prospection géologique en commun. Il serait également intéressant, pour Gazprom, de pénétrer, avec l’aide des Algériens, les marchés de l’Europe du Sud (Espagne, Portugal, sud de l’Italie). En échange, la Sonatrach s’est vu promettre une aide pour s’implanter dans l’Europe du Nord, où les positions de Gazprom sont bien établies. Il pourrait s’agir d’opérations d’échange de marchandises : Gazprom livrerait sur contrat du gaz à la Sonatrach au Nord, tandis que la compagnie russe pourrait recevoir des quantités analogues de gaz pour ses livraisons au Sud. Avec, inévitablement, une coordination dans les secteurs marketing et formation des prix.

Ces aspects de la coopération entre les deux pays préoccupent tout particulièrement les analystes européens et américains. On peut comprendre les Américains, les positions de leurs majors s’étant sensiblement affaiblies en Algérie ces derniers temps. Il est question de liquider la compagnie américano-algérienne Brown Roots & Condor. Une information est également parvenue concernant le départ planifié d’Algérie de la compagnie américaine Conoco Phillips et la vente de ses parts dans ce pays, achetées à Burlington Resources en décembre 2005. Après la décision du gouvernement algérien de conserver à la compagnie étatique d’hydrocarbures Sonatrach 51 % des parts des gisements de pétrole et de gaz, le groupe de compagnies Anadarko a quitté ce pays.

Les Occidentaux, naturellement, sont préoccupés par la tendance globale à l’affaiblissement des positions de leurs propres compagnies d’hydrocarbures dans les zones de production. Si, autrefois, les pays consommateurs contrôlaient, de fait, par le biais de leurs compagnies, la production de combustible à l’étranger, désormais ces compagnies sont de plus en plus souvent évincées non seulement par les monopoles locaux des pays producteurs, mais aussi par des concurrents venus de Chine, d’Inde, du Venezuela, d’Indonésie et de Russie.

Il est évident qu’un tel scénario va à l’encontre de la planification stratégique américano-européenne. Les percées des compagnies des pays en développement sont considérées par Washington et Bruxelles comme une menace pour les intérêts des milliardaires de l’or noir dans telle ou telle région. Les Occidentaux s’inquiètent tout particulièrement de l’intention de la Russie de créer une sorte de cartel gazier mondial composé de l’Algérie, du Qatar, de la Libye, de pays de l’Asie centrale, de l’Iran, et qui serait une sorte d’OPEP.

Il n’est pour l’instant pas question d’une mise en forme institutionnelle d’une structure du type OPEP. Les pays producteurs de gaz rejettent même catégoriquement les accusations leur prêtant de telles intentions.

La Russie et l’Algérie considèrent pour leur part comme prématuré le projet de créer un cartel des pays producteurs de gaz du type OPEP, ont noté les participants aux discussions russo-algériennes. Le ministre algérien de l’Energie et des Ressources naturelles, Chakib Helil, a noté quant à lui : « Il est prématuré et trop complexe de parler de la création d’une "OPEP gazière"... D’ici 20 ou 30 ans, peut-être, quand auront été créés des marchés swaps et du gaz liquéfié, le marché sera dynamique et pourra avoir les mêmes caractéristiques que le marché du pétrole. »

Il est intéressant de noter que la direction de l’Union européenne fait tout, aujourd’hui, pour que le marché du gaz acquière le plus vite possible les caractéristiques du marché pétrolier - swaps, interdiction des contrats à long terme, etc. En appliquant sa "directive gazière", l’Europe, de fait, pousse les pays fournisseurs de gaz à constituer une union sous forme de cartel. L’Union européenne fait ouvertement part de la nécessité d’élaborer une stratégie énergétique unifiée des pays consommateurs de gaz. Dans ce contexte, les initiatives en retour des pays fournisseurs sont parfaitement prévisibles, et l’avancée de la Russie, de l’Algérie et de l’Iran vers la création d’une organisation du type OPEP apparaît comme parfaitement logique.

Des premières mesures concrètes ont déjà été prises dans ce sens. Des projets d’échange d’actifs gaziers ont été discutés au plus niveau par les dirigeants de la Russie et de l’Iran. Les échanges d’actifs avec l’Algérie sont désormais passés dans une phase concrète. Tout cela peut être évalué comme la volonté de Moscou de s’attacher plus solidement ses principaux concurrents potentiels sur le marché européen du gaz. Car chacun est bien conscient que, tôt ou tard, une fraction considérable des réserves iraniennes (26,9 billions de mètres cubes) sera convertie en livraisons à l’Union européenne.

Il est parfaitement possible que la coordination des positions de Moscou, d’Alger et de Téhéran s’exprime lors du prochain forum des exportateurs de gaz, qui aura lieu en avril au Qatar. Et l’on peut prévoir que l’idéologie des cartels se manifestera de plus en plus fortement dans le contexte du renforcement des tentatives des pays producteurs de se regrouper sur ces principes du cartel.