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Qui a volé le vote du 29 mai ?

vendredi 1er juillet 2005

par Christine Bierre

Sonnées par le rejet massif du Traité constitutionnel européen, quelques voix s’étaient élevées dans la majorité, au lendemain du 29 mai, pour promouvoir le type de réformes réclamées par la population contre le carcan de fer économique adopté par l’Europe depuis les traités de Maastricht et d’Amsterdam. Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale, et Patrick Ollier, député de l’UMP, avaient plaidé pour que le pacte de stabilité soit transgressé et pour que soit lancée une politique d’investissements publics massifs dans de grands projets créateurs d’emplois.

Contre ces projets qui, à terme, auraient abouti à la renégociation des pires aspects de ces traités, le lobby de la finance s’est immédiatement mobilisé pour empêcher tout changement dans cet ordre établi par les marchés financiers pour les marchés financiers. Dans Libération du 9 juin, Hervé Nathan rapportait que Pierre Méhaignerie et Jean Arthuis, respectivement présidents des Commissions des Finances de l’Assemblée nationale et du Sénat, avaient rencontré Dominique de Villepin pour lui signifier que toute « rupture de la digue » du pacte de stabilité aurait des « conséquences politiques », c’est-à-dire un refus de voter la confiance à son gouvernement.

Après les menaces de ces deux fervents sarkozystes, ce fut aux brillants experts d’assommer le nouveau Premier ministre. Selon Le Monde, Thierry Breton, le ministre des Finances qui avait déjà dans ses cartons un ensemble de quarante-cinq mesures pour poursuivre la politique de réformes ultra-libérales, a présenté à Dominique de Villepin un état « alarmiste » de la France, qui l’aurait convaincu de l’impossibilité d’aller vers les politiques préconisées par Jean-Louis Debré et ses amis et de la nécessité de poursuivre les privatisations et les politiques de flexibilisation du travail. Ce fut un véritable putsch contre la volonté populaire.

Financiers contre industriels

Mais que représente Thierry Breton ? Les rumeurs évoquent une sourde bataille dans les allées du pouvoir entre les tenants du rapport Camdessus, du nom de l’ancien président du Fonds monétaire international, et ceux du rapport Beffa, rédigé par Jean-Louis Beffa, PDG de Saint-Gobain, à la demande de Jacques Chirac et rendu public en janvier dernier. Deux logiques économiques antinomiques s’opposent autour de ces deux rapports : une logique purement financière pour ce qui est du rapport Camdessus, déterminée à défendre les intérêts des marchés financiers contre ceux des populations, et une logique industrielle et plus sociale, pour ce qui est du patron de Saint-Gobain qui milite pour le rétablissement de la puissance industrielle de la France. Pour la première, c’est une baisse des salaires et une précarisation plus grande de la main d’œuvre qui pourront sortir la France de la crise ; pour la deuxième, ce sont les investissements dans la recherche et l’industrie qui permettront de créer des emplois stables et qualifiés dans le long terme.

Cette bataille en rejoint une autre, celle d’un capitalisme financier français, totalement débridé, viscéralement libéral, étroitement associé au nom de Claude Bébéar, président du conseil de surveillance d’Axa, le géant de l’assurance dont il assure un quasi contrôle via la présidence du holding Finaxa, détenteur de 17,5 % d’Axa. Les 869 milliards d’euros d’actifs d’Axa dans le monde - deux fois le budget de l’Etat français ! - et un vaste réseau d’amitiés où l’on trouve des figures comme Jean-René Fourtou (Vivendi), Henri Lachman (Schneider) ou Vincent Bolloré (....) assurent à Claude Bébéar une puissance certaine. A la tête d’un think tank économique qui élabore des propositions dans tous les domaines, l’Institut Montaigne, Claude Bébéar exerce une influence néfaste au sein du gouvernement actuel. Le Canard Enchaîné du 15 juin révélait, par exemple, que dans la commission chargée de réfléchir à la réforme de l’Etat, créée par Jean-Pierre Raffarin en septembre 2004 et dirigée par Francis Mer, on trouve Claude Bébéar ainsi que Daniel Bernard, l’ancien P-DG de Carrefour dont les indemnités de départ dépassant les 10 millions d’euros ont défrayé la chronique. Les minutes des discussions de cette commission datant du 7-8 mars dernier, dont Le Canard s’est procuré une copie, révèlent que sous prétexte d’augmenter la productivité des services de 2 % par an, il est surtout question du dégraissage du mammouth. Donnant des leçons sur ce qu’il faut faire face à la résistance aux « réformes » dont fait preuve le personnel de Bercy, Le Canard cite Bébéar : « Quand nous avons repris l’UAP, tout était "managé" par les syndicats. Il a fallu marginaliser leur action ; nous l’avons fait (...), en jouant le coup de l’encadrement. Quand le syndicat refuse de parler de réformes, faites-le avec l’encadrement. »

Contre ce capitalisme financier prédateur, arrogant et sûr de lui, émerge un autre groupe, minoritaire mais ayant aussi ses entrées au pouvoir, qui prône un retour à un capitalisme industriel, sorte de version soft des Trente Glorieuses, dont Jean-Louis Beffa apparaît comme la figure de proue avec son Centre Cournot, co-présidé par Robert Solow, prix Nobel d’économie. Pour Le Nouvel Observateur, qui couvrait extensivement les remarques du PDG de Saint-Gobain à la conférence de presse du 6 janvier 2005 où il a présenté son rapport, Jean-Louis Beffa avait, ce jour-là, lancé un pavé dans la mare du patronat sur le thème « le libéralisme, ça suffit », provoquant la « stupeur » au Medef et dans le camp des ultra-libéraux comme Bébéar. Cela faisait dix-huit ans, selon Le Nouvel Observateur, depuis qu’il a pris la tête de l’ancienne manufacture de Colbert, que Jean-Louis Beffa attendait ce moment : « Dix-huit ans à observer ses pairs du Cac 40 s’ébrouant avec ravissement dans le bain régénérant du capitalisme anglo-saxon. Dix-huit ans à considérer (...) avec méfiance cette potion miracle importée en France dans le sillage des privatisations balladuriennes de 1986. "Je ne suis pas un défenseur farouche de la dimension purement financière du capitalisme", ajoute-t-il. Puis, "La politique du laisser-faire a montré ses limites. Il faut un rôle pour l’Etat". »

Cette bataille entre financiers et industriels trouve une répercussion dans la politique. La nomination de Thierry Breton au ministère des Finances aurait fait un heureux, Claude Bébéar, qui l’avait recruté à son club Entreprises et Cités dans les années 90 et dont il reste très proche. Avant de rejoindre le gouvernement, Breton faisait partie des conseils d’administration d’Axa et de Schneider (Henri Lachman). Certains soupçonnent aussi Breton d’être proche de Sarkozy, sans que ceci puisse être confirmé. Il est en effet très lié à Martin Bouygues, lui-même très proche de Nicolas Sarkozy. On dit aussi que plus de 80 % des membres de l’Institut Montaigne de Bébéar voteraient Sarkozy à la prochaine élection présidentielle.

Jean Arthuis, gardien des intérêts de la finance

 


Que Jean Arthuis, président de la commission des Finances du Sénat, ait menacé Dominique de Villepin de ne pas voter la confiance s’il décidait de passer outre le pacte de stabilité, n’a pas de quoi étonner. Ministre de l’Economie et des Finances entre 1995 et 1997, il a été un farouche partisan des traités de Maastricht et d’Amsterdam et de l’euro. Surtout, comme on peut le voir dans les quelques déclarations que nous présentons ici, Jean Arthuis défend toujours, de façon caricaturale, les intérêts de la finance contre ceux des peuples. A la tête d’un cabinet comptable, J2A Jean Arthuis et Associés, il est connu comme étant proche des milieux financiers. Cet excellent comptable n’a pas pu empêcher son parti (le CDS en 1997) d’avoir des ennuis au niveau de ses sources de financement...

  • Juillet 1995

    Ministre du Développement économique et du Plan, Jean Arthuis estime qu’il « faut se poser la question » d’étendre la CSG (contribution sociale généralisée) à tous les revenus, y compris les allocations chômage. Il « faut faire supporter à l’ensemble des revenus le coût de la solidarité pour que la part des charges sociales acquittée par les entreprises puisse baisser. » La CSG est un impôt qui frappe les revenus salariaux à 99 %, contre 1 % pour le capital !

  • Août 1995

    Nommé ministre de l’Economie, des Finances et du Plan, Jean Arthuis déclare au Journal du Dimanche : Il faut « persévérer dans la volonté de réforme (...) préserver la cohésion sociale, mais aussi maîtriser la dépense publique, réduire les déficits, aussi bien celui de l’Etat que celui de la protection sociale, afin d’obtenir la confiance des marchés et une réduction substantielle des taux d’intérêt. »

  • 3 juillet 1996

    S’exprimant devant l’Association de la presse étrangère, Jean Arthuis n’a pas hésité à annoncer que les contribuables devront payer pour la presque faillite du Crédit lyonnais, après des années de folle gestion spéculative. « Les pertes des structures de cantonnement du Crédit lyonnais et du Comptoir des entrepreneurs restent à financer : il faudra y faire face et c’est le contribuable qui paiera. » C’était « seulement » 8,2 milliards de francs pour 1995.

  • Septembre 1996

    Dans un article paru dans Le Monde, Jean Arthuis et Theo Waigel, les ministres français et allemand des Finances, dévoilent sans détours les implications de la monnaie unique : « La nécessité de réduire la part du secteur public dans nos économies est à l’origine des budgets pour 1997 dans nos deux pays. Nous faisons des efforts sans précédent à propos des dépenses publiques. Ce qui permettra à la France et à l’Allemagne de remplir tous les critères de convergence stipulés dans le traité de Maastricht et de réaliser l’Union monétaire européenne à la date prévue. »

  • Mars 1996

    Dans une interview à l’hebdomadaire économique allemand Wirtschaft Woche, Jean Arthuis déclare que le Conseil des ministres européens de l’Economie et des Finances pourrait jouer le rôle de gouvernement économique, mais insiste que la future Banque centrale européenne devra être indépendante de ce gouvernement économique européen.

  • Mai 2003

    Au moment où le gouvernement prépare la « réforme » des retraites, Jean Arthuis propose d’enterrer l’impôt sur la fortune, jugé « trop complexe », « inapplicable » et même « corrosif » !

Thierry Breton : Il faut travailler plus

Bien qu’on souligne partout que son vaste réseau d’amitiés permet à Thierry Breton de s’assurer une indépendance vis-à-vis du groupe Bébéar, la politique qu’il a annoncée lors de sa conférence de presse du 21 juin n’a presque rien à voir avec l’industrie et presque tout à voir avec la politique promue par l’oligarchie financière à l’échelle internationale.

En fait, la politique adoptée par Dominique de Villepin sous l’influence de Thierry Breton et d’autres ressemble à s’y méprendre à celle préconisée par le Fonds monétaire international dans son dernier rapport annuel sur la France, reprise par la suite dans le rapport Camdessus sur l’état de la France, commandé par Nicolas Sarkozy avant de quitter Bercy.

Présentant d’abord un tableau catastrophique de la dette française de 1 067 milliards d’euros, dont la charge pourrait dépasser les 50 milliards en 2006, c’est-à-dire autant que le produit de l’impôt sur le revenu, Thierry Breton a fait le constat que, soit l’on réduit les dépenses de façon drastique, ce qui « n’est ni facile ni souhaitable », soit « il faut travailler plus » et augmenter le nombre des gens qui travaillent en France.

Que disait le rapport Camdessus ? Il constatait que la part de la population active devant porter l’ensemble de l’économie française était trop basse, à cause du chômage des jeunes (16 à 25 ans), qui atteint 24 %, et des personnes âgées de plus de 50 ans, qui atteint près de 34 %. Il préconisait de supprimer tous les programmes de pré-retraite, et de donner la possibilité aux retraités de cumuler emploi et retraite, pour s’assurer un revenu correct. Lors de sa conférence de presse, Thierry Breton n’a rien fait d’autre que d’annoncer des mesures destinées à faire travailler les juniors et les seniors, et d’autres pour augmenter le travail des femmes.

Quelle était l’autre rengaine du FMI et du rapport Camdessus ? Le niveau trop élevé du SMIC français et la trop grande rigidité du marché du travail. Qu’ont proposé de Villepin et Breton ? L’élimination totale des charges patronales de sécurité sociale sur le SMIC d’ici 2007 et l’adoption d’un nouveau contrat de nouvelle embauche, donnant aux patrons une période de deux ans, dite d’essai, de totale « flexibilité » pour licencier les employés. Le chèque-emploi qui remplacera le contrat de travail est aussi une atteinte au code du travail, allant dans le même sens.

Autre mesure phare du rapport Camdessus, la promotion d’une économie de services : il ne faut pas craindre la « tertiarisation de l’économie », pouvait-on lire, car c’est dans ce secteur qu’on trouve des « gisement d’emplois » nouveaux, notamment les services orientés vers les personnes âgées. M. de Villepin a défendu la même optique dans son discours de politique générale en affirmant que les services « correspondent à l’évolution naturelle d’une économie moderne et humaine », tout comme Thierry Breton, pour qui augmenter la population active et aider les PME à se développer est ce qui permettra à une économie, reposant pour l’essentiel sur les services, de générer un surplus de croissance de l’ordre de 3 à 4 % par an.

Quand au renouvellement industriel de la France, la seule mesure concrète annoncée par le nouveau Premier ministre, après et suite, sans doute, aux multiples critiques sur le manque de hauteur de son discours de politique générale, aura été d’augmenter, dès cette année, la dotation de l’Agence pour l’innovation industrielle de 500 millions à 1 milliard d’euros. Le Premier ministre a aussi annoncé, au salon du Bourget, un soutien de l’Etat, via un système d’avances remboursables, à la nouvelle génération d’Airbus devant remplacer l’A 320. Il a indiqué cependant que ceci dépendrait des négociations à mener avec la Commission de Bruxelles. Enfin, il a annoncé que la Caisse des dépôts et consignations pourrait être amenée à ouvrir des lignes de crédit à des entreprises voulant s’engager dans des projets de très haute technologie.

Dans les mois à venir, pour empêcher le déclin durable de la France, nous aurons besoin de plus que d’un Colbert soft. Il faut saisir le vote du 29 mai pour faire marche-arrière sur le néo-libéralisme adopté depuis le début des années 70. Ensuite, c’est avec le rétablissement de ce que Jean-Louis Beffa appelle « la triade » des Trente Glorieuses - l’Etat, les grands programmes et les commandes d’Etat - , en collaboration avec l’Allemagne, qu’on pourra venir à bout de la crise et reconstruire la puissance industrielle de notre pays ainsi que le niveau de vie et de salaires des populations.