Exemplarité de l’œuvre d’Henri Grégoire et de Lazare Carnot

mercredi 21 décembre 2005, par Jacques Cheminade

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Invité par l’Association lorraine des amis de l’abbé Grégoire, le vendredi 9 décembre 2005 à l’office du tourisme de Lunéville, Jacques Cheminade a prononcé ce discours sur la portée de l’œuvre du curé d’Emberménil et de son ami Lazare Carnot.

Vous pouvez écouter la conférence :

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L’abbé Henri Grégoire (1750-1831)

La France perd le goût du futur. Les Français ne s’aiment plus comme notre histoire, notre apport au monde, devraient faire que nous nous aimions.

Toute République, l’idée même de République, est fondée sur l’intérêt général, c’est-à-dire sur le service égal rendu à tous ceux qui habitent son territoire et aux générations à naître. C’est ce respect de l’Autre - l’autre parmi nous et l’autre à venir - qui définit les relations sociales permettant d’aimer sa société et de s’estimer soi-même.

Aujourd’hui, au contraire, c’est chacun pour soi, l’autre étant devenu un concurrent ou un adversaire à vaincre, suivant les lois d’une concurrence serve et faussée.

L’embrasement de nos banlieues n’est qu’un symptôme extrême d’un phénomène bien plus général : les solidarités sociales s’effondrent, les emplois industriels sont détruits, le sens du progrès se perd, le nombre de demandes d’inscriptions dans les écoles privées a doublé en deux ans, et un Etat surendetté n’emprunte plus pour construire les infrastructures de notre croissance future mais pour vivre d’expédients. Nous subissons un ordre dominé par la rente financière et le profit à court terme, au sein d’une globalisation qui enrichit les riches et appauvrit les pauvres comme s’il s’agissait d’une fatalité.

Et souvent, lorsque nous voulons dire « non » à l’inadmissible, nous ne trouvons pas de références ou d’horizon pour le faire, car nous baignons aussi dans un pessimisme culturel qui impose la gestion du court terme au détriment d’une vision de l’avenir. Nous sommes victimes d’un mode de pensée qui nous fait sacrifier l’idée d’où nous voulons aller à ce d’où nous venons, le futur à un présent dans lequel triomphent la superstition du jeu et des images, les spéculations, l’exclusion, l’exploitation et plus que tout, l’usure. Avec un parfum d’Ancien Régime, nous courons le risque de perdre notre capacité d’être.

C’est lorsque nous vivons ces moments de l’histoire que nous devons nous remettre à l’écoute de ceux qui ont su, dans le passé, croire en l’homme et réinspirer la vie. Je suis optimiste, convaincu que c’est en ces heures sombres, si l’on ne se masque pas la réalité, qu’un sursaut devient possible, car le défi d’un mal menaçant suscite la réponse d’un bien supérieur.

Henri Grégoire et Lazare Carnot, par la cohérence leur vie et de leurs principes, par leur générosité engagée et leur puissance de sympathie sans égale, dans une époque de tempêtes, témoignent de cette faculté unique de l’homme et nous encouragent à nous reprendre. Ainsi, l’impulsion du passé, retrouvée dans le présent, nous offre les ressources pour bâtir un futur.

Mon défi aujourd’hui est de vous montrer que Grégoire et Carnot sont beaucoup plus importants que vous ne le pensez vous-mêmes, pas comme étapes fondamentales d’hier, mais comme phares pour aujourd’hui, à condition de revenir à la source même de leur œuvre.

Quelle est cette source ? Ils sont, comme leurs autres amis du Comité d’instruction publique de la Législative et de la Convention, convaincus que l’homme est perfectible, que si l’on mobilise ce que l’homme a en lui de plus humain, en lui faisant revivre et réexpérimenter les grandes découvertes du passé, et en lui fournissant un emploi qui mobilise cette qualité de l’esprit, l’on parviendra à une société plus juste et plus libre, attachée à l’horizon, à l’avantage de l’autre, et non à la possession de biens ou à la logique de formules. La joie d’exercer pleinement sa capacité créatrice pour contribuer au perfectionnement de la société, offerte à tous dans un système d’égalité des chances, constitue au niveau social la République et au niveau personnel, le moment où l’être humain s’accorde à l’univers où il vit par la découverte, l’assimilation ou la transmission d’un principe physique universel. Il existe en tant qu’homme par son interaction entre lui-même, l’univers et les autres êtres pensants.

Ecoutons Lazare Carnot lorsqu’en mai 1815, il fait passer sa loi d’enseignement mutuel étendant à tous le bénéfice de l’école primaire :

 Lorsque les Américains des Etats-Unis déterminent l’emplacement d’une ville, et même d’un hameau, leur premier soin est d’y amener un instituteur en même temps qu’ils transportent les instruments de l’agriculture ; sentant bien, ces hommes de bon sens, ces élèves de Franklin, de Washington, que ce qui est aussi pressé pour les vrais besoins de l’homme que de défricher la terre, découvrir ses maisons et de se vêtir, c’est de cultiver son intelligence. Mais lorsqu’en Europe, l’inégalité des fortunes, conséquence des grandes sociétés, laisse parmi les hommes une si complète inégalité de moyens, comment appeler à l’instruction la classe la plus nombreuse de la société ? L’instruction sans morale pourrait être (...) plus dangereuse que l’ignorance même. Or, comment élever à la morale en même temps qu’à l’instruction le plus grand nombre d’hommes possible ? Voilà le problème qui a mérité d’occuper les amis de l’humanité. (...) En France, deux millions d’enfants réclament cette éducation. (...) Par ces procédés, on peut faire participer la plus grande portion de la génération qui s’avance aux bienfaits de l’éducation primaire, véritable moyen d’élever à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce humaine. Il ne s’agit pas ici d’en faire des demi-savants ni des gens du monde ; il s’agit de donner à chacun des lumières appropriées. (...) Dans toutes les parties de l’économie politique, le grand art est de faire beaucoup avec peu de moyens (...) donc (...) c’est de rendre les enfants précepteurs les uns des autres pour la conduite morale comme pour l’apprentissage intellectuel. (...) Le maître se trouve ainsi multiplié par ses jeunes représentants. 

Cette méthode était déjà celle que Gaspard Monge avait adoptée à la fondation de l’Ecole polytechnique. Il avait instauré le système de chefs de brigades : les professeurs enseignaient en amphithéâtre à tous les élèves de l’école, puis les élèves se divisaient en groupes de vingt, les meilleurs devant prendre la responsabilité de l’enseignement de leurs camarades, de façon à ce que la connaissance ne soit jamais passive ni égoïste. L’enseignement n’était pas limité à la science, mais la musique (le chant choral, avec Francoeur) et la peinture (par exemple, l’étude de Léonard de Vinci) y tenaient une place très importante, pour éveiller les facultés de l’esprit là où elles s’expriment d’abord.

Sophisme et cartésianisme

C’est ici un point essentiel pour aujourd’hui : ce type d’enseignement ne séparait pas la science et les arts, les « littéraires » et les « scientifiques », comme on le fait aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que la conception de l’homme qui guidait les membres du Comité d’instruction publique - les Grégoire, les Carnot, les Prieur de la Côte d’or, les Chaptal - n’était pas cartésienne, elle était celle des grands savants de la Grèce ancienne et de la Renaissance.

Le cartésianisme est en effet une conception dualiste de l’homme, qui sépare un être pensant - « je pense, donc je suis » - défini par une capacité de concevoir, d’un univers défini, lui, par des lois mécaniques, un ensemble de règles logiques dont l’être humain établit les propriétés.

Cette séparation abolit l’interaction entre l’homme et l’univers, et réduit l’un à l’énumération des propriétés de l’autre, sans qu’il y ait possibilité de découvrir des principes physiques universels qui brisent la règle du jeu. A ce cartésianisme stérile - comme le montrent ses travaux, Descartes n’a par exemple jamais été capable de découvrir les lois de la réfraction, qui ont été établies par Snell et Fermat - les Carnot et les Grégoire opposent une conception unitaire de l’homme dans l’univers, interagissant avec lui. Il n’est de permanent pour eux que le mouvement de l’esprit découvrant les principes de l’univers, en établissant les lois puis les applications technologiques de ces lois sous forme de machines faisant appel aux nouveaux principes découverts : la machine à vapeur, la pile ou électro-moteur, etc.

La méthode de Carnot et de Grégoire préserve ainsi du pire mal dont nous souffrons aujourd’hui : le sophisme. Car nous vivons dans une société de sophistes où on sert une cause, on ne la découvre pas, où on analyse des propriétés en niant qu’il puisse y avoir un changement de principe, où l’on ne dit plus la vérité mais ce que l’on juge « opérationnel ». Au contraire, tout l’enseignement des Carnot, Grégoire, des frères Humboldt - Alexandre et Guillaume, qui se trouvaient à Paris avec eux - repose sur une méthode de découverte, de recherche de principes nouveaux à découvrir et à mobiliser pour le bien commun.

C’est le fondement même d’une politique opposée à celle de la « pensée unique » qui n’est que la pensée inique d’un monde mort que les sophistes d’aujourd’hui essaient de nous vendre.

Est-ce nouveau ? Non. Lors de la Restauration des Bourbons, un ennemi scientifique de Carnot, de Monge et de Grégoire, le baron Augustin Cauchy (1789-1857) s’attacha à extirper l’œuvre des savants républicains. Car la science n’est pas un objet pur dans un monde objectif, mais une matière subjectivement politique.

Après Napoléon, qui détruisit le concept de l’Ecole polytechnique de 1794, celle de Monge, Carnot, Prieur et Grégoire, Cauchy s’acharna à détruire l’intuition créatrice dans les sciences - la découverte de principes - pour lui substituer un pur formalisme aristotélicien. Ecoutons Jean-Victor Poncelet, ami intellectuel de Carnot et de Grégoire, décrire ce que faisait Cauchy :

 Une pareille manière de procéder, qui rappelle sans avantage celle des Anciens, accorde une trop grande prépondérance aux faits particuliers sur les faits généraux ; elle rompt la liaison des théories et des idées, pour y substituer une série d’énoncés, de recettes pour ainsi dire, dont la science des nombres discrets (...) Evidemment, on ne saurait s’imposer pour modèle une telle manière sans oublier le but véritable des mathématiques, et sans courir la chance de nous ramener à la scolastique du moyen âge, dont l’esprit étroit ne s’est (...) que trop propagé dans l’enseignement de nos lycées et collèges. 

Il n’y a pas de séparation entre la qualité de l’éducation, la méthode pédagogique et la capacité de la société à progresser. Cauchy, en fait, lorsqu’il est honnête, nie que la connaissance humaine puisse progresser ; simplement, il réduit l’homme à une machine analytique que l’on doit dresser. Ecoutons-le, dans ses Limites de la connaissance humaine :

 Lorsqu’on jette un coup d’oeil rapide sur les productions de l’esprit humain, on est tenté de croire que les connaissances humaines peuvent croître et se multiplier à l’infini. (...) Cependant, si l’on observe que toute notre intelligence et nos moyens sont renfermés entre les limites qu’ils ne peuvent jamais franchir, on se persuadera que nos connaissances sont bornées, (...) que si [l’homme] n’a pu visiter les pôles, il reste dans un désespoir éternel d’approcher jamais de ces régions glacées. (...) Qui creusera jamais un puits de 1500 lieues de profondeur ? (...) On s’est élevé à 1500 toises dans l’atmosphère, mais la rareté de l’air (...) ramènera constamment vers la surface de la terre ceux qui voudraient prendre un essor plus hardi. (...) On trouvera enfin un corps indécomposable. (...) Les sciences exactes sont des sciences que l’on peut regarder comme terminées. (...) L’homme peut bien à force de sophisme parvenir à douter des vérités qui lui sont enseignées, mais non pas en découvrir de nouvelles. 

Voilà ce qui se trouve derrière les faux prophètes de la « pensée unique » contemporaine, vue avec les yeux de 1811, de l’aveu même d’un homme considéré par les « savants » d’aujourd’hui comme le glorieux fondateur de l’école française de mathématiques.

Je suis parti de cette question fondamentale des rapports entre l’homme et l’univers, la science et les arts, le principe de découverte et la politique, pour bien vous faire mesurer l’apport des Carnot, des Monge et des Poncelet par rapport aux Cauchy d’aujourd’hui.

Certains diront : oui, mais les Monge, les Carnot et les Grégoire étaient, eux aussi à leur façon, élitistes. Regardons-y de plus près.

Enseignement technologique pour le plus grand nombre

Tout d’abord, Carnot dit bien « élever à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce humaine ». Il est le premier à proposer une généralisation de l’enseignement primaire et entend sensibiliser les agriculteurs, masse de la nation alors la plus isolée, en leur communiquant dans un langage compréhensible et mobilisateur le sens de l’effort républicain entrepris. Il prépare ainsi la publication d’une « Feuille villageoise », journal de lecture pour les campagnes. Suivant l’idée du Pantagruel de Rabelais et de l’Almanach du bonhomme Richard de Benjamin Franklin aux Etats-Unis, il entend corriger ce que celui-ci disait du propriétaire rural, « si instruit aux Etats-Unis et si ignorant en France ».

« Elever à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce humaine » - nous voici en compagnie d’Henri Grégoire. Voyons-le créer la bibliothèque d’Emberménil, réunissant quelques livres religieux mais aussi des ouvrages très pratiques relatifs à l’agriculture, à l’hygiène et aux arts mécaniques. Lui aussi connaît l’Almanach du bonhomme Richard, de Benjamin Franklin. Voyons-le ensuite fondant l’Institut, le Conservatoire des arts et métiers et le Bureau des longitudes. C’est le même concept, la même vision que celle des créateurs de l’Ecole polytechnique, celle de Monge et Carnot, avant que Napoléon et Cauchy la dévient de son élan initial.

Grégoire, avec le Conservatoire, créé par la Convention le 13 octobre 1794, sur une proposition du 10, veut rendre la connaissance des machines - des principes physiques universels appliquée sous forme de technologies - accessible à tous, pour que chacun puisse contribuer au bien commun. Il ne s’agissait pas d’un simple rassemblement de machines existantes, mais de la constitution du « plus grand musée industriel vivant de l’Europe ». Chaptal, collègue de Grégoire au Comité d’instruction publique, le décrivait ainsi :

 Un dépôt de machines est la bibliothèque de l’artiste, il y lit les progrès de son art, il y voit toute la pensée de l’auteur d’une découverte et, en comparant, son imagination peut parvenir sans efforts à des perfectionnements que l’inexactitude de ses méthodes de pratique ne lui eût jamais suggérés. 

Il s’agit d’enseigner aux simples ouvriers les conceptions les plus avancées de la science, non pas en les présentant sous des formes abstraites et difficiles dans des livres dogmatiques, mais en les faisant revivre l’expérience même par laquelle ces conceptions ont été prouvées vraies. Grégoire partait alors de deux idées, étroitement reliées entre elles :

  • Le Conservatoire ne devait pas être une institution parisienne, repliée sur elle-même, mais « un réservoir dont les canaux fertiliseront toute l’étendue de la France », un lieu où seront conçus « les moyens d’instruction qui doivent être disséminés sur la surface de la République comme les réverbères dans une cité ». C’est donc bien un lieu pour tous, pour « former le jugement industriel de tous », pas pour une élite de grands prêtres contemplant son nombril sous forme de belles machines.
  • Ainsi se trouvait fondé le foyer, le point de départ, d’un dialogue socratique au sein de la République. Grégoire écrit : « Ce moyen, absolument semblable à celui qui se pratique au Louvre pour la peinture et la sculpture, nous a paru très propre à féconder le génie. Là, les citoyens viendront tour à tour s’éclairer par les bons modèles, et éclairer les artistes par la justesse de leurs observations ». Il y a donc interactivité, comme on dirait aujourd’hui, entre le savant qui découvre le principe physique universel, l’ingénieur, artiste qui l’applique sous forme de machine plus productive, et l’ouvrier qui, à l’usage, propose des perfectionnements. Toute l’idée de « République » se trouve dans ce dialogue créateur - en vue de créer - et c’est ce que nous devons faire revivre aujourd’hui.

Avec un autre type d’homme, meilleur que celui que nous sommes. Ecoutons encore Grégoire : « La patrie repousse ces hommes qui étudient uniquement pour briller et satisfaire leur orgueil, elle n’avoue pour ses enfants que ceux qui s’occupent sans cesse à devenir meilleurs pour mieux la servir. »

Grégoire poussera toujours plus loin les limites de ce dialogue : il fait multiplier les bibliothèques, étendant à l’échelle de la France l’exemple d’Emberménil, fait rédiger de bons livres d’étude, établir des maisons modèles d’économie rurale et des jardins botaniques. Pour lui aussi, l’agriculteur doit être incorporé, avec toutes ses ressources non encore suscitées, mais potentielles, à la construction de la République.

Passant de la Terre à l’espace, il voit dans le Bureau des longitudes (Rapport à la Convention de la séance du 25 juin 1795) le moyen de mettre l’astronomie au service de la circulation maritime, afin de faire un grand pas vers la « civilisation générale », ce que, plus tard, dans Lux, Victor Hugo appellera « la République universelle ».

J’ai voulu partir de là, avec Grégoire et Carnot, pour bien montrer que du point de vue d’une telle conception de l’homme, le racisme ne peut exister. Je suis convaincu qu’on ne peut efficacement lutter contre le racisme par le seul anti-racisme, mais en partant d’une conception de l’homme créateur, absolument différent de l’animal, et dont le type de relations sociales nécessaires à sa vie et à son épanouissement excluent radicalement le racisme, par définition.

C’est ainsi que Grégoire s’élève naturellement contre la persécution des juifs en Alsace, « en tant que ministre d’une religion qui considère tous les hommes comme frères ».

Dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, il exprime l’humanisme et la tolérance du message christique : « Les juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples. » Certes, on lui reproche d’avoir gardé en tête le désir de convertir les juifs, car ce prêtre jureur est convaincu de la vérité de la seule religion chrétienne ; cependant, l’on ne trouve chez lui nulle trace de prosélytisme tentant de mettre à profit la faiblesse de l’autre, au contraire, il tente de l’élever. On peut ainsi voir en lui, dans une époque où il fallait un énorme mérite, le précurseur de l’encyclique Nostra Aetate, par laquelle l’Eglise catholique renonça à son hostilité vis-à-vis de ses frères aînés. Les ennemis de Grégoire sont les ultramontains (qui veulent imposer un ordre terrestre au nom de principes de croyance, et non de la raison agissante) et les contrerévolutionnaires.

Il déteste l’ordre monarchique, mais cependant, contrairement aux calomnies répandues à son encontre, il n’a pas voté la mort de Louis Capet car, toujours en accord avec ses principes, il est un ennemi de la peine de mort : l’homme, pour lui, ne peut disposer de la vie de ses semblables même si ceux-ci ont commis les pires crimes. Il est ainsi le précurseur, en France, de l’abolition delapeine de mort, et Robert Badinter, rapporteur de la loi, a fait explicitement référence à lui. Mais Henri Grégoire n’est pas un tiède ; il tient des propos trèsvigoureuxcontre la Cour - tout comme Carnot : « Les Cours sont l’atelier du crime, les foyers de la corruption (...) l’histoire des rois est le martyrologue des nations. »

C’est une bataille que nous devons poursuivre aujourd’hui, car l’esprit de Cour règne encore en France, sous forme de réseaux d’influence, qui paralysent la création dans la presse, la politique et l’enseignement.

A ce propos, Grégoire est absolument convaincu que la création ne peut être maintenue à son niveau le plus élevé que par l’aptitude du créateur à reproduire sa faculté dans d’autres hommes, à être un « organisateur ». Rappelons, et le temps ne me permet pas d’en dire davantage, que Lazare Carnot fut appelé « l’organisateur de la victoire », non parce qu’il fut un bon administrateur, mais parce qu’à partir d’une situation désespérée (lorsqu’il accéda avec Prieur au Comité de Salut public, le 14 août 1793) il sut réorganiser comme un tout, une unité, le secteur militaire, l’éducation et l’économie. Entouré des grands savants de l’époque, il changea de dimension l’approvisionnement et la logistique, mais eut aussi recours à l’inspiration du grand Cherubini pour composer un hymne sur les salpêtres, cette substance que chaque Français se mit à collecter dans sa cave ou sa maison pour faire de la poudre.

Grégoire pense donc que le développement individuel dans un groupe fermé, en dehors d’un environnement de solidarité sociale, induit chez l’individu une conception de la compétition profondément anti-républicaine et destructrice de la productivité. Nos préparations aux grandes écoles, nos lycées élitistes et nos grandes écoles elles-mêmes sont malheureusement tombées dans ce vice, et il faudra une profonde réforme pour y rétablir l’esprit républicain. L’Europe de la concurrence que nous avons laissé se mettre en place exige le même type de correction, pour revenir à une vision de développement mutuel.

Abolition de l’esclavage

Venons-en maintenant à ce qui est mieux connu, mais pour en comprendre toute la dimension, il faut le resituer dans ce que je viens de dire, l’abolition de l’esclavage. Ce n’est pas une vieille histoire, il s’agit de quelque chose que nous devons encore éradiquer aujourd’hui, car elle existe parmi nous bien que sous une autre forme.

L’on sait que, sur rapport de l’abbé Grégoire, la Convention rendit le décret du 5 février 1794, par lequel elle « déclare aboli l’esclavage des Nègres de toutes les colonies. Tous les hommes sans distinction de couleur sont citoyens français et jouissent de tous les droits assurés par la Constitution ».

C’est la conclusion logique de l’engagement pris par tous les membres du Comité d’instruction publique d’« élever à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce humaine ». Rappelons que l’Assemblée constituante, en mai 1791, avait constitutionnalisé l’esclavage, que Napoléon rétablit en 1802, puis mit à mort Toussaint Louverture, au fort de Joux.

Dans de la Traite et de l’esclavage des noirs et des blancs par un ami des hommes de toutes les couleurs, par lequel Grégoire demande que l’on revienne à l’esprit de 1794, il reprend les fondements du christianisme évangélique - la tradition d’Erasme et de Rabelais - en citant Tobie, Matthieu et Marc : « Ne faites à personne ce que nous ne voulez pas qu’on vous fasse ; faites à autrui ce que vous désirez pour vous-même ; aimez le prochain comme vous-même ».

Ce point est extrêmement important, il était déjà apparu dans la Constitution du 22 août 1795, dans sa « Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen ». L’article 2 sur les devoirs de l’homme dit en effet : « Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les coeurs :

  • ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ;
  • faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. »

On trouve ici l’influence de Grégoire et de Carnot ; il serait utile - et c’est une source de réflexion aujourd’hui - que cet article soit repris dans notre ordre constitutionnel, pour étendre la portée de notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, en lui donnant un sens plus positif, plus tourné vers l’avantage d’autrui, par delà l’engagement de ne pas lui nuire.

Grégoire note que « l’esclavage dégrade à la fois les maîtres et les esclaves » car « avilir les hommes, c’est l’infaillible moyen de les rendre vils ». Comme le dit Aimé Césaire dans son intervention à la Sorbonne le 27 avril 1948, Henri Grégoire était « un géant qui dépasse toutes les toises ». C’est ce même Aimé Césaire qui vient de refuser de rencontrer Nicolas Sarkozy en Martinique, et de le contraindre à annuler son voyage. Vous voyez que la question est d’une actualité brûlante.

En effet, tout le débat qui a été soulevé chez nous par l’article 4 de la loi du 23 février 2005, prévoyant que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », fait réapparaître des fantômes que certains croyaient disparus de notre scène politique. Henri Grégoire pensait comme Jean Jaurès que « la France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire » et se battait pour tout ce qui intègre par le haut, en ne succombant jamais au rejet de personne. Au contraire, derrière le texte du 23 février 2005 transparaît une volonté de rouvrir les plaies de notre histoire, au lieu de la transcender par un principe supérieur. Concrètement, ce que l’on vit devant nos yeux est le mur de barbelés de Ceuta et de Melilla, par lequel nous sous-traitons au Maroc l’exclusion et la police.

Développer l’Afrique, en chassant les régimes corrompus complices de nos banques et de sociétés de commerce qui le sont encore davantage, y rétablir les conditions dans lesquelles l’émigration puisse être un choix et non une tentative désespérée, ce serait là réellement répondre au message de Grégoire, par-delà les querelles sur le passé, faites pour oublier notre crime d’indifférence du présent.

L’esclavage, ou du moins les comportements racistes inspirés par notre passé esclavagiste, est donc bien une question d’actualité. L’interview donnée par Alain Finkielkraut au journal israélien Ha’aretz est la preuve de l’extension en France d’une nouvelle pensée réactionnaire, de passions mauvaises s’élevant même chez des écrivains hier modérés. Dire que les émeutes de banlieue « ne peuvent être réduites à leur dimension sociale », mais que « le problème est que la plupart (de ces jeunes, NdlA) sont noirs ou arabes, avec une identité musulmane », aurait fait bondir Henri Grégoire comme je le fais moi-même aujourd’hui.

Dans ce drame, l’intervention de Christiane Taubira m’a paru la plus proche de l’esprit de Grégoire : « Quand cesserons-nous d’être effrayés par l’autre et saurons-nous utiliser l’histoire, non pour tirer des créances, mais des leçons », pour reconstruire, ajouterai-je, une conscience nationale par des actes justes rétablissant l’estime de soi et levant les peurs qui nous rendent vulnérables à de nouvelles inquisitions.

Un point est ici essentiel. Nous ne pouvons pas en rester au stade des belles paroles. Le défi est d’incarner, dans notre société vivante, le message des Grégoire et des Carnot.

Revenons pour cela à ce que Prieur de la Côte d’or disait à Hippolyte Carnot, le fils de Lazare, sur la raison d’être de l’Ecole polytechnique :

 Nous avions causé bien des fois , votre père et moi, sur la nécessité de créer une école, pour le recrutement des diverses classes d’ingénieurs ; c’était une de nos préoccupations favorites. Mais le torrent des affaires nous entraînait, l’urgence nous tyrannisait. Après le 9 Thermidor, nous en reparlâmes. Carnot était resté au Comité, j’en étais sorti ; il me dit de profiter de mes loisirs pour mûrir cette idée ; ce que je fis. Dès qu’elle nous parut avoir pris assez de consistance, nous en conférâmes avec Monge, notre ancien professeur de Mézières, qui s’en empara avec sa pétulance habituelle et devint la cheville ouvrière de la commission pour préparer le plan d’enseignement (...) Elle avait pour but direct l’application des études scientifiques à tous les besoins de l’Etat. 

La même année où Lazare Carnot s’entretenait ainsi avec son ami Prieur, Grégoire créait le Conservatoire des arts et métiers.

Cependant, une institution est généralement oubliée, qui dans l’esprit de Carnot et de Grégoire se trouvait étroitement associée aux deux autres : une Banque d’intervention. Son but était de créer du crédit public pour les besoins de l’Etat, c’est-à-dire pour le développement économique, pour fournir du crédit à l’agriculture, mais surtout aux manufactures. A partir de quoi ? Non pas de l’emprunt ou de l’impôt, mais de l’engagement de l’Etat à émettre de la monnaie pour soutenir des activités, avec une perspective de remboursement à moyen et long terme. L’idée, défendue par l’abbé Grégoire, Lazare Carnot, Gaspard Monge et Montgolfier, était inspirée de celle du secrétaire au Trésor américain, Alexander Hamilton, qui avait créé en 1791 la First National Bank américaine.

Ici se trouve le lien fondamental entre science, éducation, égalité des chances, justice sociale et économie. Le développement de l’économie physique n’est pas une question d’argent ou même de tonnes produites, mais d’impulsion publique, en y associant des intérêts privés, pour inscrire dans la réalité l’élévation de toute la société. Idéalisme, utopie ? Napoléon en rejeta l’idée, choisissant, comme le disaient Carnot et Grégoire, le destin de Jules César et le modèle romain plutôt que celui de Washington et le modèle américain.

Ce « modèle américain » n’est autre que l’expression, aux Etats- Unis d’alors, de la politique des conseillers d’Henri IV (Laffemas, Sully et Olivier de Serres) et, plus tard, de celle de l’Académie des sciences de Colbert et de Leibniz, que Louis XIV détruisit avec la même ambition guerrière, conquérante et prédatrice que Napoléon.

La production

De quoi s’agit-il ? Charles Laboulaye, dans son Dictionnaire des arts et manufactures, en collaboration avec son professeur Jean-Victor Poncelet, ami de Carnot et Grégoire, définit ce « système américain » quelques dizaines d’années plus tard. Sa description va directement à l’encontre de l’économie financière, l’économie globalisée de prédateurs, qui nous détruit aujourd’hui. Ecoutons-le, car c’est ici que se trouve le fondement même de ce que je viens de vous décrire. Non seulement c’est une chose possible, mais c’est ce qui a construit les Etats- Unis d’Amérique comme première puissance du monde, l’Amérique de Franklin Delano Roosevelt et auparavant d’Abraham Lincoln et d’Henry Carey, tout à l’opposé de celle des Bush et des Cheney qui l’ont kidnappée aujourd’hui. C’est aussi cette idée de l’économie qui a inspiré, après le New Deal, le plan Marshall, qui est une conception réduite à l’Europe de ce que Roosevelt voulait appliquer à l’échelle du monde, un « Global New Deal ».

Voici ce que dit Charles Laboulaye, dont le frère aîné Edouard fut président du Comité contre l’esclavage, traduisit les œuvres de Franklin en français et organisa la souscription pour la construction de la statue de la Liberté. Ecoutons-le :

 Qu’est-ce que l’industrie, sinon l’introduction de l’élément travail au milieu de la nature pour la modifier. Quel en est le résultat ? Il ne peut exister une seule loi naturelle qui ne doive trouver son application dans l’industrie ; de même qu’il ne peut exister un procédé industriel utile qui ne soit fondé sur une loi naturelle. Puisque l’industrie est la mise en œuvre des lois de la nature, l’étude des sciences physiques devra précéder l’étude de la technologie. L’esprit trouve son avantage à séparer l’étude des sciences pures de celle de leur application, mais on ne doit jamais oublier leur connexion intime (...) Dans l’industrie, la routine cède pourtant le pas à la science (...) Les découvertes dans les sciences physiques viennent chaque jour former la base de nouveaux procédés pour l’industrie, de même que les faits nouveaux que celle-ci fait connaître deviennent la base de nouvelles lois physiques (...) Cet échange perpétuel entre la science et les arts, source d’un progrès rapide (...) offre le grand avantage de détourner les esprits d’un industrialisme grossier, et en quelque sorte tout matériel (...)

 Plusieurs de ces moyens de succès [Laboulaye avait donné différents moyens artificiels que peut utiliser un industriel pour gagner de l’argent, ndla] qui, au point de vue individuel ont beaucoup de valeur, en ont peu au point de vue de l’utilité de la société. Si le producteur diminue les salaires, il produira à bien meilleur marché, ainsi aux dépens de l’ouvrier. Si (...) il achète la matière première à vil prix, au dessous de ce qu’a dépensé le producteur, il gagne (...) [mais] pour la société le résultat est nul. Le changement de mains de la valeur n’indique pas une création de richesse ; ainsi l’usurier qui parvient à s’approprier une fortune (...) n’a été d’aucune utilité à la société. (...)

 Le premier devoir de la société est de multiplier les institutions qui permettent à la capacité industrielle de trouver les capitaux dont elle a besoin (...)

 L’invention des moyens de production fournit le champ dans lequel s’exerce l’action du capital (...) Or le bon marché et la production abondante d’une denrée produite par la diminution du travail de l’homme remplacé par les machines (...) n’estil pas le véritable accroissement de richesse ? N’est-ce pas l’avancement général de l’espèce humaine dans la voie du bien-être ? Mais d’où provient cet important résultat ? N’est-ce pas surtout de l’invention (...) ? L’abondance d’inventions est donc encore plus désirable que l’abondance de capitaux pour la société ; elle doit cherche à obtenir cette première base de la création des richesses, comme elle parvient à obtenir la seconde par les banques (...) 

La monnaie, dans cette conception, n’est plus une valeur mais un instrument qui vise à soutenir une politique.

C’est ce que mon ami Lyndon LaRouche et moi-même défendons pour assurer une reprise de l’économie mondiale, face à son effondrement financier, un nouveau Bretton Woods pour remettre l’argent au service des infrastructures et des investissement à long terme - l’école, l’hôpital, le laboratoire, les transports et l’énergie - et non comme dans l’économie globalisée actuelle, où règne sous prétexte de libéralisme la loi de la spéculation financière et de l’exploitation, engendrant un monde de conflits et de guerres.

Grégoire, Carnot et leurs amis sont donc bien parmi nous. Ils nous appellent non à gérer un monde entropique, fini, mais à investir dans la plus grande quantité possible d’énergie libre, intellectuelle et économique. Pour cela, il nous faut des « esprits perturbateurs », et je pense qu’ici nous en sommes un certain nombre, ce qui explique que je sois venu vous rencontrer. Non pas pour le plaisir de perturber, mais pour reprendre le flambeau républicain de l’Abbé et du Général.

Un homme de progrès et un réactionnaire ont cela de différent que l’homme de progrès sait que le monde peut être amélioré et s’efforce de contribuer constamment à cette transformation. Il se voue à élever par un principe supérieur les êtres humains composant une société afin qu’ils dépassent les préjugés de leurs prédécesseurs mais soient fidèles à leur élan, à leur esprit de découverte et de justice. Un homme de progrès persuade toujours par l’exemple, par le projet mobilisateur qu’il poursuit, il ne cherche donc pas à éliminer ceux qui s’opposent à ses idées, ni à faire sa fortune ou sa gloire, ni à évoquer une tradition ou des idées reçues pour conserver ses privilèges. Son souci, son identité même, est de servir l’intérêt général par-delà tous les intérêts particuliers, les factions et les ambitions.

Henri Grégoire et Lazare Carnot étaient ce type d’hommes, c’est pourquoi leur puissance de sympathie est sans égale, c’est pourquoi ils sont parmi nous.

Je voudrais terminer sur une dernière ironie. Grégoire et Carnot étaient, bien entendu, poètes, comme tous les hommes qui sont « citoyens de tous les lieux et contemporains de tous les âges ». Grégoire fut couronné par l’Académie de Nancy pour un Eloge de la poésie, en 1779. Lazare Carnot écrivait des poèmes, non avec l’ambition de publier, mais pour inscrire les repères de sa démarche. Ecoutons-le pour conclure :

« Sublime essor des grandes âmes,
Enthousiasme, amour du beau !
Principes des nobles flammes,
Eclaire-moi de ton flambeau.
O rayon d’essence divine !
C’est à ta céleste origine
Que je voudrais puiser mes chants :
Déjà ma voix s’est élancée,
Epure, agrandis ma pensée ;
Donne la vie à mes accents.
« Tu n’es point une folle ivresse,
Tu n’es point la froide raison :
Tu vas plus loin que la sagesse,
Sans sortir de sa région.
Instinct délicat qui devance
Et les conseils de la prudence
Et les calculs du jugement.
Instruit par la simple nature,
Ta marche est toujours prompte
et sûre,
Et ton guide est le sentiment. »

La « géométrie naturelle » dont le principe est pour ainsi dire dans le sentiment... Enthousiasme, Serment du jeu de paume, nuit du 4 Août, Ecole polytechnique, « l’Ecole », soldats de l’An II, Valmy, abolition de l’esclavage - enthousiasme, ce beau mot grec qui, Pasteur plus tard le rappellera, signifie « dieu intérieur », suprême recours du juste et du créateur.