La France saisira-t-elle ce grand moment que l’histoire lui présente ?

dimanche 30 octobre 2005

par Jonathan de Barbouille

Le rejet du Traité constitutionnel européen par une majorité de Français décidée à sortir de l’inaction politique et à penser autrement que les forces dirigeantes, de gauche comme de droite, nous montre le caractère historique de l’époque dans laquelle nous nous trouvons.

Cette contestation victorieuse d’un peuple qui rompt avec ses élites en pointant d’un « non » la crise sociale, demande un changement de politique économique qui rime ces dernières années avec chômage et précarité. L’erreur de ce peuple serait d’en rester à de simples contestations sans vouloir intervenir davantage dans les affaires de la cité, pensant que ses dirigeants changeront d’eux-mêmes. Car l’incapacité de ceux-ci à prendre de bonnes décisions pour l’avenir de la nation et à rompre avec les règles du jeu des marchés dont ils se sont faits les laquais, signifie que le peuple a le devoir d’être luimême le changement qui s’impose pour rajeunir la carcasse politique rouillée par l’époque.

La problématique posée, une simple nécessité nous demande de faire intervenir les idées d’un bel humaniste allemand, Friedrich Schiller, qui a marqué la période de la Révolution française. Combien ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, écrites en 1794, demeurent universelles et combien leur signification est grande pour la crise actuelle ! Dans ces Lettres, Schiller examine les problèmes de ce peuple français, qui « trop petit » pour faire face ce grand moment de l’histoire, a laissé la Révolution dégénérer d’abord dans l’anarchie et la jacquerie, pour finir avec la dictature de Napoléon.

Dans un extrait de sa deuxième lettre parlant de la Révolution française, Schiller nous expose la nécessaire intervention des citoyens dans les affaires politiques de la cité. « N’est-ce pas trahir une indifférence blâmable à l’égard du bien de la société que de ne pas participer aux évènements politiques de la nation ? [...] Cette question à laquelle jusqu’à présent le droit aveugle du plus fort avait seul répondu, est en ce moment, portée devant le tribunal de la Raison ; pour peu que l’individu soit capable de se placer au centre de l’univers et de se hausser au niveau de l’espèce humaine, il a le droit de se considérer comme assesseur de ce tribunal raisonnable, où il est partie en sa qualité d’homme et de citoyen du monde ; le résultat le concerne. »

L’émeute jacobine de 1789, manipulée par un Empire britannique terrifié à l’idée que le souffle de la Révolution américaine sur les côtes françaises mette fin à son pouvoir et à ses privilèges, nous montre cependant l’importance pour la survie politique d’une nation d’avoir non seulement un peuple qui intervient mais surtout, qui soit éduqué. Et Schiller nous dit que toute amélioration politique doit partir d’un ennoblissement du caractère des individus. Le fait même que ce grand républicain et humaniste ait été nommé citoyen français par l’Assemblée nationale, en 1792, en même temps que l’abominable agent britannique Jeremy Bentham, nous éclaire mieux sur le paradoxe de la Révolution française et sur comment le manque de ce que Schiller appelle « disposition morale » - une orientation de l’individu vers le bien - se traduit chez un peuple par son incapacité à percevoir la vérité.

Quel est l’état actuel de la population, comparé à nos ancêtres de 1789 ? Les violentes luttes de pouvoir qui éclatent actuellement au sein de la droite et de la gauche, montrent les mêmes failles, hier comme aujourd’hui. Les hommes politiques se déchirent, en effet, non pas pour déterminer quelle politique assurera le mieux l’avenir de la nation, mais pour le contrôle de la Présidence. Faute d’un grand idéal, à la fois politique, économique et culturel, notre population, rendue petite par une culture de l’immédiateté et de la survie du plus fort, poussera à nouveau irrémédiablement les individus vers les calculs sombres et médiocres qui ont détruit la Révolution française.

Ici encore, les circonstances de l’époque et le besoin de comprendre d’où vient le phénomène tragique qui pourrait arriver, nous demandent une nouvelle fois de faire intervenir l’esprit de Schiller et sa connaissance du caractère humain.

En réfléchissant toujours à la Révolution française, Schiller remarque que les individus doivent éviter deux écueils pour atteindre le nécessaire degré de maturité permettant d’aboutir à l’Etat de Raison. « Il y a deux façons pour l’Homme d’être en opposition avec lui-même : il peut l’être à la manière d’un sauvage si ses sentiments imposent leur hégémonie à ces principes ; à la manière d’un barbare si ses principes ruinent ses sentiments ». Au temps de la Révolution, la population française n’a pas été à la hauteur de constituer cet Etat, car le peuple était déchiré par ces deux instincts : ceux des classes populaires fuyaient souvent dans un état « sauvage » totalement anarchique, tandis que les autres - les « barbares » des classes aisées - étaient doués d’intelligence mais avaient oublié tous les principes. Mais Schiller, optimiste, répond que « tout individu, porte en lui, en vertu de ses dispositions natives, un homme pur et idéal, et que la grande tâche de son existence est de se mettre, à travers tous ses changements, en harmonie avec l’immuable unité de celui-ci ».

Pour Schiller, c’est seulement lorsque l’individu se sera tourné vers un idéal de Bien et de Beauté qu’il pourra fonder un Etat de Raison. A son époque, ce combat était celui de la Révolution américaine et des efforts dans la même direction en Europe. A notre époque, c’est un combat sans merci contre une oligarchie financière tyrannique qui pille la substance même des pays et des populations depuis une trentaine d’années. Les médias rapportaient récemment que les profits des entreprises du CAC 40 avaient dépassé les 53 milliards d’euros pour le premier semestre, alors qu’en 2004, déjà une année record, ils avaient atteint 46 milliards pour toute l’année ! Entretemps, plus d’un million de personnes sont descendues dans la rue le 4 octobre dernier pour défendre leur emploi, leur pouvoir d’achat et le Code du travail ! Comme à l’époque, le combat aujourd’hui est celui du droit inaliénable des hommes à une éducation de qualité, un travail stable et qualifié, un toit digne de ce nom, une assurance maladie pour tous et des retraites permettant aux personnes âgées de terminer dignement leur existence.

Or, les menaces qui pèsent sur le monde - chômage et précarité croissante, danger de guerres permanentes lancées par les néo-conservateurs américains contre les pays du sud - provoquent la peur chez les « petites gens » et les « bo-bos » (« bourgeois bohèmes ») qui, au moment où la réalité réclame sa place, préfèrent se trouver un refuge fantasmagorique. « La réalité ! Quelle réalité ? Laissez-moi me cacher du monde réel. Eteignez cette lumière qui éclaire l’ennuyeux refuge de mes pensées »... Voilà comment pensent beaucoup de gens aujourd’hui et voilà le problème d’un réalisme sans idéal. Car la frontière entre réalisme et pessimisme est mince et on la franchit dès l’instant où l’on accepte le système tel qu’il est, très mal en point, sans percevoir sa propre intervention. Mais comment sortir de cette impuissance ?

Alors que pour Schiller, « le chemin qui mène à l’esprit doit passer par le coeur », que faire quand la culture a déformé le coeur et fait des esprits mal formés ? A long terme, c’est par l’éducation esthétique, par la beauté dans l’art, que Schiller nous propose de résoudre ce problème. Non pas l’art comme on le conçoit aujourd’hui, l’art de faire n’importe quoi et d’étaler publiquement, comme l’a fait Jan Fabre au festival d’Avignon, les passions les plus basses des individus. Schiller pensait au grand art, celui qui allie beauté et science et qui est fondé sur la conception la plus noble de l’individu. L’art étant ainsi conçu, la beauté opère son charme dans le coeur des hommes en les élevant vers ce qui est harmonieux, ramenant en même temps la pensée et l’émotion vers l’unité. Pensons à l’impact que des Shakespeare ou des Schiller des temps modernes pourraient avoir sur nos populations d’aujourd’hui, de grands poètes comme Shelley et John Keats, des musiciens comme Mozart ou Beethoven ! Tous ont mis leur grand art au service de grands combats politiques de leur époque, tous mobilisant ce qu’il y a de meilleur en l’homme, et non ce qu’il y a de plus bas.

A long terme, c’est ce type d’éducation qui permettra aux sauvages et aux barbares, présents dans tout l’échiquier politique de notre pays, et ailleurs, de s’élever à la hauteur des grands moments historiques et d’écrire de nouvelles pages d’histoire dignes de notre République.