A la découverte de la machine-outil

lundi 1er août 2005, par Alexandre Noury

Par Arnaud Vivrel et Alexandre Noury

Un voyage pour visiter deux entreprises suisses et y voir à l’œuvre le principe de machine-outil : au départ, la plupart d’entre nous étaient perplexes, car notre expérience du fonctionnement d’un lieu d’usinage était des plus limitée. Nous nous attendions à voir le fonctionnement de machines-outils et c’est en fait la manière de penser et d’agir d’êtres humains engagés dans une activité créatrice que nous avons découverte. Par-delà le fonctionnement des machines, nous avons ainsi enrichi notre expérience en voyant à l’œuvre des hommes voués à concevoir des inventions et des procédés et à les transmettre à la société dans laquelle ils vivent. Le sens de notre propre vie nous est ainsi paru plus clair.

A la tête de ces entreprises, deux personnalités, Jacques Hentsch et Alfred Schlaefli, représentant une mentalité associée à une société industrielle qu’ils nous ont invitée à découvrir au cours de ce voyage éducatif. C’est dans la simplicité que Jacques Hentsch nous accueillit à « Hentsch et Bovey - Atelier mécanique », une entreprise comptant six employés et un apprenti, qu’il a créée trente ans plus tôt près de Lausanne. Le grand atelier ne paie pas de mine, quelques machines essentielles (perceuses, foreuses), des réserves de différentes pièces de tous formats, un simple bureau dans l’entrée.

De l’extérieur, un novice ne penserait pas que cet atelier est le laboratoire à « invention » de cet homme qui a développé des compétences uniques dans la région en venant au secours des autres en se mettant à leur service. Sa journée commence à 3h30 du matin, moment pour lire, réfléchir à comment il va résoudre le nouveau défi qu’il a choisi. Sa passion - résoudre des problèmes - l’amène à réparer une serrure de porte unique, à fabriquer un modèle de vélo pour scier des bûches de bois, à inventer un appareil chirurgical, à trouver un moyen pour que la cire utilisée pour l’épilation puisse être à température constante. Il réalisa aussi une machine pour un concurrent de Belin au Mexique, fabriquant de petites pizzas pour apéritif. Il transposa ses connaissances acquises dans l’imprimerie (les séries de rouleaux) dans le domaine de l’agroalimentaire pour « imprimer » la crème sur la pâte. Dès qu’un problème technique survient (fuite sur une chaudière des bateaux à vapeur du lac, pièce bloquée dans une machine), les entrepreneurs de la région, par réflexe et bouche-à-oreille, font appel à lui.

Il a également développé une machine permettant de rendre étanches les ponts, d’éviter que l’eau ne s’infiltre entre la structure, le bac des ponts et la route goudronnée déposée dessus. Une sorte de goudron colle était appliquée, mais ne collant pas assez aux parois, l’eau se faufilait toujours : car les ouvrages sont exposés à de grandes contraintes thermiques provoquant un léger déplacement des deux éléments : c’est le phénomène bien connu de dilatation des matériaux. La machine permet à présent d’extruder cette même pâte à chaud, remplissant l’espace pour créer le joint étanche nécessaire. Ce procédé permet de gagner dix ans sur la vie d’un pont, en empêchant l’eau d’attaquer les armatures métalliques utilisées pour rigidifier la structure en béton.

C’est en maintenant une fertilité intellectuelle et une grande curiosité dans l’observation de la nature que ce « Géo trouve tout » n’a jamais cessé d’étudier après sa formation technique initiale. Cette confiance en lui et ce courage de dire oui à des projets dont il ne connaît pas la solution lui ont permis de développer un sens aigu d’imagination et de résolution de problèmes. Très vite il repère la « zone d’ombre » qui empêche de voir la solution. Sollicité pour concevoir une machine polissant les soudures entre les rails des nouvelles lignes de chemins de fers, il s’aperçut que dans ce cas-là, on ne peut pas remplacer l’homme, car celui-ci prend en compte les défauts de la soudure tandis que la machine intervenant mécaniquement en est incapable.

Apprenant de ses erreurs, il a toujours persévéré grâce à sa passion pour les générations à venir, dont il se sent particulièrement responsable pour transmettre son savoir-faire. Il nous avertit du danger actuel à former des ingénieurs qui savent résoudre, apparemment, des problèmes sur des logiciels spécialisés dans un univers virtuel, mais sont incapables de prendre en compte la complexité de la réalité physique. Dans un dossier consacré à l’apprentissage, paru en 2005 dans une revue suisse, Jacques Hentsch, tout comme ses collègues industriels, reconnaissait le faible niveau de ces jeunes, mais contrairement aux autres, il fait aujourd’hui partie des seuls entrepreneurs qui engagent des apprentis pour les former à un travail productif.

De par son activité, cet homme est parfaitement conscient du disfonctionnement du système économique et du pouvoir des cartels bancaires et industriels. Il nous raconta comment l’un de ses collaborateurs avait mis dix ans à se sortir d’un procès avec Nestlé, car ils avaient développé ensemble un type d’expresso concurrentiel (Nespresso). Evoquant le cas de la banque cantonale vaudoise qui a dû être renflouée d’un milliard d’euros après avoir perdu sur le marché des « dérivés », il dénonça les banquiers qui n’investissent plus dans de nouvelles idées, préférant les marchés financiers.

L’enthousiasme et le lien naturel que Jacques Hentsch établit entre le monde des idées et celui de la réalisation concrète de machines, ont complètement démystifié l’image froide et « sale » de l’industrie que la plupart d’entre nous avions avant de le rencontrer. Il nous a permis de rendre concrète dans notre esprit l’idée de créativité dans l’économie physique.

En discutant avec Alexandre, qui lui expliqua notre programme d’études sur Gauss et le travail sur la musique de Bach, Hentsch lui confia que ce que notre mouvement de jeunes politique fait en grand, c’est ce que lui réalise à l’échelle locale. Il a beaucoup insisté aussi sur le fait que sa réussite tient au développement de son caractère et au libre choix dans ses décisions.

De la conception d’une machine-outil à l’organisation sociale permettant sa production et sa commercialisation

C’est avec sa femme, responsable du personnel, et trois autres collaborateurs qu’Alfred Schlaefli nous a accueillis dans son entreprise située à Neuchâtel. Autour d’une petite réception organisée pour « la plus grande délégation jamais reçue » chez lui, il nous a parlé de son parcours.

Créé vingt ans plutôt, Linear Abrasive est devenu le numéro un mondial de la machine-outil rectifieuse, exportée dans le monde entier, en Europe, en Chine, aux Etats-Unis. Avec un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros, l’entreprise a cinquante employés et a créé deux cent cinquante machines depuis son commencement. Comme son nom l’indique, elle construit des machines à abraser, pour polir (avec une précision jusqu’au millième de millimètre), des pièces mécaniques clefs pour l’industrie automobile (bielles qui transmettent la force motrice aux roues), l’aviation (puces de freins), le nucléaire (polissage des lames de couteaux des conduits des centrales nucléaires) ou encore la téléphonie.

D’entrée de jeu, il nous explique que les principes moraux sont au cœur de la réussite de son entreprise, que les hommes sont une espèce dotée d’une créativité omniprésente, qu’ils contribuent au développement de la vie. Il nous expliqua comment il a pu se développer en investissant ses bénéfices dans le progrès de son entreprise et en recourant très rarement au crédit afin de rester indépendant et parer aux éventuels contre-temps.

Il nous a montré les différentes étapes permentant la réalisation de ses machines-outils, de leur conception jusqu’à l’assemblage final. Chacune de ces étapes est fondamentale, dès la conception où tout se passe « dans la tête » de l’individu, jusqu’à la réalisation des plans sur ordinateur, où le schéma est réalisé à l’aide de logiciels spécialisés.

Toute une partie de l’entreprise est donc réservée au bureau d’étude et à la conservation des plans.

Vient ensuite l’atelier de montage des armoires électriques, organe nerveux et centre de contrôle de la machine. La salle de contrôle de qualité et de précision des pièces nous a donné un sens du processus nécessaire en amont dans la qualité de l’usinage des différentes pièces pour que la machine ait la précision souhaitée. Puis, les ateliers d’usinage, avec les tours, perceuses, fraiseuses, machines à commande numérique, où le programme d’usinage est effectué sur ordinateur dans un langage permettant à la machine de répéter ce programme plusieurs fois.

En visitant, on est très vite surpris par le soin et la qualité extrême apportée à l’ensemble du processus par les ingénieurs et ouvriers, et par la passion qu’ils expriment en expliquant leur travail. Chacun d’entre eux connaît l’intégralité du processus qui mène à la machine finale, ce qui peut paraître évident, mais cette culture de l’entreprise est aujourd’hui devenue rare. Un contre-maître français installé en Suisse depuis dix ans décrit à quel point il a redécouvert la passion pour son métier, bien qu’au départ, ce soit le salaire qu’il l’ait motivé. Lors de la visite, Etienne D. demanda à M. Schlaefli, pour le provoquer : « Pourquoi ne pas délocaliser votre entreprise dans un pays où les salaires sont moins élevés ? », ce à quoi il répondit du tac au tac « Mais que deviendraient mes employés ? ».

Il dénonça alors la « mondialisation », montrant par exemple qu’en Chine, ses machines sont copiées, ce qui ne le dérange pas en tant que tel car il reste le maillon créatif incontournable, d’une qualité et d’une précision inégalée, mais déplorant que la population ne soit pas suffisamment éduquée pour être capable de développer des capacités d’invention autonomes.

Chacun d’entre nous est ressorti grandi et différent après cette expérience. Dans une discussion ayant lieu après ces deux visites, Yeqing (étudiante chinoise) exprima son étonnement de voir la fierté avec laquelle ces hommes travaillent, et à quel point leur sens d’identité est lié à leur travail. Sébastien P., qui avait été dégoûté après une formation technique Bac STI, changea complètement sa vision du rapport entre l’homme et la machine. Tout le monde nota qu’aujourd’hui, rares sont les individus ayant développé les qualités de ces deux entrepreneurs : d’un côté, les inventions uniques de M. Henstch, de l’autre, la culture de l’entreprise et le sens des affaires de M. Schlaefli, dont l’entreprise est devenue indispensable pour l’économie mondiale.

Jacques Hentsch, à qui nous demandions en quoi nous pouvions nous inspirer de lui pour communiquer nos propres idées, répondit après un instant de réflexion : « Faire comme si vous étiez sur le quai d’une gare et que votre interlocuteur soit dans un train qui s’ébranle. En quelques phrases, vous devez transmettre l’essentiel, de manière à ce que le voyageur y réfléchisse pendant tout son trajet, comme si une partie de sa vie en dépendait ».

Le concept de technologie

Dans un écrit intitulé « Revenons au principe de la machine-outil » (1997), l’économiste américain Lyndon LaRouche offrait les pistes à suivre pour marcher dans les pas des grands penseurs ayant consacré leurs travaux à la conception et à la réalisation des machines permettant à l’homme d’accroître sa puissance de transformation du monde, en augmentant ainsi la capacité d’accueil. Avant son voyage d’étude en Suisse, le Mouvement de jeunes a pu suivre une présentation s’inspirant de cet écrit.

L’ancêtre du couteau suisse, le biface, a été découvert il y a un million d’années. Avec cet outil, l’homme maîtrisait déjà le concept de densité de puissance : une même puissance appliquée sur une surface plus petite - la pointe du biface - générera plus de travail. Au néolithique, il y a dix mille ans, d’autres révolutions ont eu lieu : transformation des métaux, naissance de l’agriculture, utilisation de la force des animaux pour travailler la terre, création d’outils astronomiques comme le Cairn de Gravinis, pour se repérer dans le temps.

Beaucoup plus tard, l’héritier de la science grecque et égyptienne, Archimède, découvre la vis sans fin pour élever l’eau, ainsi que le pouvoir des rayons lumineux concentrés sur un point pour protéger les ports des invasions. Il faudra attendre le XVème siècle pour rencontrer le génie de Léonard de Vinci, qui, dans ses carnets, intellectualise les principes fondamentaux des machines et ébauche les croquis des applications possibles. C’est passionnant !

Viennent ensuite deux institutions françaises, qui contribueront grandement au décollage de notre civilisation. L’Académie des sciences de Colbert, Leibniz, Papin (à ne pas confondre avec celle d’aujourd’hui !) et l’Ecole polytechnique de Monge et de Carnot, à sa fondation.

Depuis, les machines ne cessent de se perfectionner, mais la prouesse technique effectuée réside toujours dans l’augmentation de la puissance fournie et canalisée.