Les analyses de Jacques Cheminade

La France n’est pas le Danemark

mardi 14 juin 2005, par Jacques Cheminade

Le 7 mai 1995 au soir, Jacques Chirac lançait depuis la Mairie de Paris : « Notre bataille principale a un nom : la lutte contre le chômage. Les remèdes classiques ont fait long feu. Il faut une nouvelle approche, de nouvelles méthodes. (...) Toutes les initiatives seront soutenues. Toutes les énergies seront mobilisées. » Dix ans plus tard, après cinq ans de gouvernement de la droite (1995-1997 et 2002-2005) et cinq ans de gouvernement de la gauche (1997-2002), non seulement aucun emploi nouveau n’a été créé, non seulement le chômage sévit toujours, mais Dominique de Villepin n’a fait que présenter un énième panachage de vieilles recettes reprises dans les fonds de tiroir de l’administration. Comble de l’ironie, il a annoncé qu’il compte mettre ces dispositions en vigueur par ordonnances, comme le fit Alain Juppé lors de sa « réforme sociale » de 1995, avec les conséquences que l’on sait.

Au « non » des citoyens - un non au chômage, un non à l’ultra-libéralisme, un non à la mondialisation financière, un non au régime - au tremblement de terre politique du 29 mai, au rejet du système en place et des hommes qui le servent, MM. Chirac, de Villepin et Sarkozy ont répondu par leurs combinaisons, leurs calculs et leur volonté de sauver ce qui ne peut plus l’être.

Cette page a un double objet. D’une part, montrer pourquoi les mesures annoncées par M. de Villepin ne sont au mieux qu’un sparadrap sur une tumeur cancéreuse, au pire, qu’elles s’inscrivent dans une logique suicidaire de régression sociale. D’autre part, analyser ce « modèle danois » dont la majorité et son opposition officielle nous rebattent les oreilles et prétendent s’inspirer. Nous verrons qu’il s’agit d’un remède de dame patronnesse propre à un petit pays relativement riche et homogène, et non d’un « miracle » exportable en France.

M. de Villepin embauche sans moteur

M. de Villepin entend « gagner la bataille pour l’emploi ». Pour lui, cependant, les emplois doivent aller se chercher d’abord dans les services, à l’aide d’une addition de mesures incitatives. Aucune stratégie industrielle, aucune stratégie de création d’emplois productifs, aucun dessein politique ; au lieu de cela, un activisme assumé : le débat, pour lui, « ne se trouve pas entre libéral et social, mais entre immobilisme et action ». Dès le départ, on ajoute donc un peu d’huile dans les engrenages par ci par là, mais on ne répare pas le moteur et surtout, on ne propose pas de nouveau véhicule. Rien n’est prévu pour l’économie physique, rien n’est prévu pour combattre la dérive financière ; « l’emploi » est vu comme un gisement indifférencié, qu’il faut prendre comme il est, en invitant les entrepreneurs à y puiser au plus bas coût possible.

Principaux aspects du catalogue :

  1. Il est dramatiquement insuffisant : il mobilise la somme ridicule de 4,5 milliards d’euros en 2004, dont plus de la moitié était déjà financée, puisqu’il s’agit de la poursuite des baisses de charges sur les bas salaires !
  2. Il ouvre une brèche dans le droit du travail. En effet, « le contrat de nouvelle embauche » annoncé en faveur des entreprises de moins de dix salariés comporte une période d’essai de deux ans. C’est donc un contrat de travail aussi peu protecteur que possible pour les salariés, équivalant à un CDD de vingt-quatre mois. Le futur « chèque emploi pour les entreprises » fait de son côté disparaître l’obligation de signer un contrat de travail où figurent rémunération, temps de travail et durée du dit contrat. Une feuille de paye indiquant ces éléments n’est plus nécessaire. Cela ouvre la possibilité de toutes sortes d’abus : imposer des heures supplémentaires sans les payer, ne pas tenir des promesses verbales... On risque d’aller vers un blanchiment du travail au noir, notamment dans le bâtiment et la restauration : le patron contrôlé pourra toujours prétendre qu’il se préparait à payer son employé au noir avec un chèque-emploi.
  3. Il encourage à embaucher au rabais. L’Etat exonère de charges patronales le surcoût de l’embauche pour les très petites entreprises du dixième au vingtième salarié (coût estimé de la mesure pour l’Etat : 5000 euros par salarié). Les charges patronales pour les emplois au SMIC seront éliminées d’ici 2007. Conclusion : d’une part, il semblerait que l’effet d’aubaine (l’employeur se met les avantages dans la poche) dépassera l’incitation à l’embauche (on crée plus d’emplois) ; d’autre part, le déficit de l’UNEDIC va continuer à grossir, et l’on va tenter de rééquilibrer les comptes en radiant plus de chômeurs.
  4. Il instaure le contrôle des chômeurs. Les mesures précédentes, ainsi que la prime de 1000 euros offerte en échange d’un retour à l’emploi après plus d’un an de chômage et pour les titulaires de minima sociaux, et le crédit d’impôt de 1000 euros proposé à ceux qui prennent des emplois dans un secteur subissant des difficultés de recrutement, auront une contrepartie. Il s’agit de la radiation de l’assurance-chômage après « des refus successifs de plusieurs offres d’emplois raisonnables ». Avec bien moins d’avantages que dans le modèle danois, on retrouve ici sa sanction principale !
  5. Il accumule des propositions peu attirantes. Proposer, par exemple, aux jeunes sans diplômes une formation dans le cadre du service militaire adapté, comme cela a été expérimenté outre-mer, ne paraît pas un horizon très exaltant...

Bref, les guichetiers de l’ANPE devront devenir des contrôleurs du chômage et les employeurs empocheront des avantages sous forme de réduction de charges dont depuis longtemps la preuve a été faite qu’elles sont très peu incitatives à la création réelle d’emplois. Ce « programme » ne fait donc (comme auparavant le « plan Borloo », dont il constitue une version un peu plus élaborée) que créer les conditions d’une gestion plus « souple » de l’économie de bazar qu’est devenue la France, fondée sur des services et non sur la production. Avec un effet de création de « travailleurs pauvres » ou sous-payés, comme dans l’Angleterre de Tony Blair. La seule chose qu’on puisse dire en faveur de Dominique de Villepin, c’est que M. Sarkozy, le Financial Times et Thierry Breton lui reprochent de ne pas aller assez loin...

 

La flexsécurité danoise parraine le chômage

Une véritable vogue de « modèle danois » de traitement du chômage, supposé combiner flexibilité (lire possibilité de licencier) et sécurité collective (lire assistanat), s’est emparée de la France. En septembre 2004, le ministre du Travail Jean-Louis Borloo affirmait dans son plan de cohésion sociale : « La flex-sécurité danoise constitue une source d’inspiration privilégiée pour mettre en place des solutions novatrices. » Auparavant, le « rapport Camdessus » faisait un éloge remarqué du Danemark.

Selon Le Journal du dimanche du 5 juin, Dominique de Villepin aurait déclaré que « le modèle anglais n’était pas sa tasse de thé » (sic), mais qu’« il y en a d’autres. Regardez le Danemark et ses mesures tout à fait originales, plus respectueuses de l’exigence sociale. A l’automne 2004, Gérard Larcher, ministre délégué aux Relations du travail, était reçu à Copenhague par le patronat et les syndicats danois, y succédant à Jean Arthuis et Pierre Méhaignerie. Cerise sur le gâteau nordique, la Fondation Jean Jaurès du Parti socialiste (courant social-libéral) publiait début 2005 un long document sous la signature d’Elizabeth Guigou qui écrivait dans son avant-propos : « Le modèle danois est là pour nous montrer qu’on peut à la fois privilégier la sortie du chômage et la sortie de la pauvreté... » Le Monde consacrait un numéro de son supplément au Danemark le 25 janvier 2005.

Compte tenu de ce cumul d’intérêt de la part de tous ceux à qui, le 29 mai, le peuple français a dit « non », il est intéressant de se pencher sur ce modèle « miraculeux ».

Le modèle

Points principaux :

  1. Flexibilité. Il s’agit d’un des codes du travail les plus minimalistes d’Europe. Il n’y a pratiquement pas d’obstacles au licenciement. Fixés par des accords collectifs de branche, car il n’y a pas de loi sur ce sujet, les préavis peuvent être extrêmement courts (cinq jours pour un ouvrier du bâtiment ayant six mois d’ancienneté) et les coûts sont minimes pour l’employeur. La loi ne prévoit pas de salaire minimum garanti ; les conditions de travail sont régulées par des accords collectifs négociés entre patronat et syndicats très puissants (80% des salariés danois sont membres d’un syndicat).
  2. Mobilité. Dans ces conditions, environ 30% de la main d’œuvre change de travail chaque année. Les Danois restent en moyenne pas plus de huit ans dans une entreprise.
  3. Sécurité. En contrepartie de la flexibilité, les salariés reçoivent, en cas de perte d’emploi, l’assurance de recevoir des allocations-chômage pendant une période de quatre ans sans dégressivité. Le niveau des allocations chômage est très généreux pour les bas revenus : jusqu’à 90% du salaire, avec un plafonnement à 200 000 couronnes (27 000 euros) et une descente progressive ensuite (à 35 000 couronnes, le niveau est de 50 %).
  4. Accompagnement personnalisé. La générosité des prestations se trouve articulée avec des « offres d’activation » intéressantes (formation, stage en entreprise, contrat aidé par le public ou le privé, prestation longue de conversion, activation associée au statut d’handicapé).
  5. Obligation de travail. Passée la première année de chômage, les chômeurs ne peuvent plus se permettre de bouder stages ou formations. Il suffit de quelques refus injustifiés pour perdre ses allocations. Les sans emploi sont même sommés d’accepter des formations ou des emplois dans un périmètre géographique large, équivalent à quatre heures de transport par jour. En cas d’offre d’emploi, le chômeur qui refuse une offre « convenable » (M. de Villepin a dit « raisonnable » dans son discours) perd ses droits.
  6. Aide de l’Etat et gestion syndicale. Les caisses d’assurance-chômage sont gérées par les syndicats. Les allocations sont financées pour l’essentiel par l’Etat.
  7. Le taux officiel de chômage était de 5,6% fin avril et le taux d’emploi des 15-64 ans est l’un des plus élevés d’Europe.

Les problèmes :

  1. Le coût du système est très élevé. Les « dépenses d’emploi » selon l’OCDE atteignent environ 5% du produit intérieur brut contre 3,5% en France. Les dépenses de protection sociale pour les personnes d’âge actif (dépenses pour l’emploi et prestations) s’élevaient à 10,5% en 1999 (source Art Larsson) contre 5,4% en France.
  2. Les personnes hors emploi demeurent en nombre élevé. Si l’on additionne les programmes de pré-retraite, d’handicapés ou « invalides » (personnes réputées incapables de chercher un emploi) et les reconversions spéciales, le nombre de personnes d’âge actif hors emploi est de 25%. De nombreux Danois sont partis en pré-retraite parce qu’ils n’ont pas réussi à trouver d’emploi. Beaucoup bénéficient de « congés rémunérés » et ne sont donc pas actifs. Si on comptabilisait toutes ces catégories, le taux de chômage réel ne serait pas de 5,6% (taux officiel), mais de 12 à 15% suivant Christian Solyst, spécialiste de l’emploi au syndicat L.O., le plus important du pays.
  3. L’emploi public, dans un pays où le nombre de fonctionnaires proprement dit est faible, est l’un des plus élevés d’Europe : 31% de la population active, et le principal moyen d’insertion professionnelle des chômeurs est représenté par les emplois temporaires aidés du secteur public et associatif (éducation, santé, services sociaux, loisirs, administration). Il y a donc bien un parrainnage collectif du chômage qui ne correspond pas à des emplois productifs.
  4. Facteurs limitatifs. Ceux qui n’ont pas travaillé cinquante-deux semaines au cours des trois années précédentes et cotisé à une assurance spéciale touchent une aide sociale réduite (environ 20% de la population active). La main d’œuvre immigrée est en partie exclue. La flexibilité accordée aux entreprises ne les incite pas à investir à long terme : sur leurs grands chantiers, par exemple, les groupes danois de BTP licencient une fois l’hiver venu.

Conclusion :

  1. Le modèle danois n’est en rien miraculeux, surtout si l’on considère les chiffres réels du chômage. C’est un modèle d’assistanat très coûteux, mis en place avec certains excès, dans un petit pays où la mobilité de la main d’œuvre est géographiquement possible. Il ne peut être appliqué à l’échelle d’un pays beaucoup plus étendu.
  2. Ce modèle suppose des syndicats ouvriers très puissants, capables de peser de tout leur poids. Il ne peut fonctionner en France, où les syndicats de salariés sont numériquement faibles et où la main d’œuvre immigrée est relativement importante et doit donc être protégée.
  3. Il suppose, ce qui est encore la caractéristique d’un pays peu étendu, socialement intégré et d’esprit communautaire, un secteur de services « ouvert » absorbant le surplus de chômeurs. Le coût élevé de cette absorption sans contrepartie productive dans l’économie physique n’est acceptable qu’en période de vaches grasses.
  4. Il ne résout en rien le problème de l’emploi productif ; il se borne à établir un système de traitement social du chômage dans un pays sans vecteur industriel ou scientifique fort.
  5. Il est donc inapplicable en France en l’état, ou même aménagé. La bonne question à se poser est donc : pourquoi en parle-t-on autant, à « droite » comme à « gauche » du curseur néo-libéral ?
  6. La raison est simple : l’on y trouve un argument pour introduire en France une plus grande facilité de licenciements (le volet « flexibilité »), le contrôle plus actif des chômeurs (le volet « sanctions ») et la substitution d’emplois de fonctionnaires protégés par des emplois publics (temporaires ou non) moins protégés dans des « services communautaires ». En bref, des « petits boulots » dans une économie de proximité.
  7. Il est intéressant de constater, en ayant à l’esprit ces arrière-pensées, l’évolution du modèle au Danemark même, face à la contrainte de la mondialisation financière. Le système s’y est fortement durci : pour accéder à l’assurance-chômage, il faut désormais cinquante-deux semaines de cotisations contre vingt-six auparavant ; la durée maximale d’indemnisation est passée de neuf à quatre ans ; la durée d’indemnisation sans obligation d’entrer dans des programmes de retour à l’emploi est passée de vingt-quatre à douze mois, et même à six mois pour les moins de vingt-cinq ans. De plus, la Confédération des employeurs danois réclame (selon Henning Gade, l’un de ses conseillers) « plus de flexibilité, un raccourcissement (supplémentaire) de la période des allocations-chômage et une hausse de la pression pour retrouver du travail ».
  8. Le modèle danois est donc relativement utile pour le Danemark, mais il subit, comme partout ailleurs, les pressions d’une mondialisation financière qui le rendent de moins en moins généreux.

    C’est donc la mondialisation financière qu’il faut combattre, en mettant l’accent non pas principalement sur le traitement social du chômage, mais sur la création d’emplois productifs, en rétablissant la priorité du travail, de la production et des infrastructures dans les économies nationales et en lui associant une grande initiative de formation continue et de recherche à l’échelle européenne. Un sparadrap n’est qu’un sparadrap et s’il est utile à ce titre, prétendre qu’on puisse guérir grâce à lui est du charlatanisme malsain.