Article de Karel Vereycken, paru dans le mensuel Nouvelle Solidarité de juillet 2024.
En 1961, à Jérusalem, Hannah Arendt, jeune philosophe juive d’origine allemande réfugiée aux Etats-Unis, assiste, pour le magazine The New Yorker, au procès du criminel nazi Adolf Eichmann, capturé en Argentine par le Mossad où il vivait sous un faux nom.
Le procès fait une large place aux « isme », nazisme et antisémitisme, mais Arendt pousse son enquête plus loin.
Ce qui l’intéresse, c’est la façon dont ce criminel a abandonné son « pouvoir de penser » pour se soumettre au paradigme dominant. Comme tant d’autres, Eichmann a renié cette « qualité humaine caractéristique » qui consiste à distinguer le bien du mal, et, sans avoir « aucun motif, aucune conviction (personnelle) », aucune « intention (morale) », est devenu incapable de former un jugement moral.
D’un point de vue philosophique, ce qui est en cause dans les actes horribles qu’il a commis n’est donc pas tant sa méchanceté que sa médiocrité, qualifiée par Arendt de « banalité du mal ». Eichmann ne faisait que suivre les règles d’une SS qui pensait que si l’on ne détruisait pas « le juif », c’est l’Allemagne qui serait anéantie. C’est son renoncement criminel à la pensée qui l’a rendu coupable.
Occupés comme nous le sommes par les forces du fascisme financier, sans doute moins spectaculaire dans ses manifestations que les crimes nazis, n’assistons-nous pas au même type de banalisation ? Posons-nous la question.
Dans un premier temps, gagner de l’argent sans se fatiguer ou, en tout cas, en travaillant le moins possible, n’est-il pas devenu la valeur omniprésente (banale) dans nos sociétés où l’appât du gain, les sports extrêmes et le divertissement personnel prennent le pas sur le travail accompli, la réussite collective et la fraternité ?
Du cinéma aux smartphones en passant par les tablettes, les images et les écrans qui les véhiculent ont permis l’esthétisation et donc la banalisation d’une violence de plus en plus extrême.
Préparant les esprits à la grande boucherie de la guerre de 1914-18, l’artiste italien Marinetti, lorsqu’il écrivait dans Le Figaro en 1909, ne faisait rien d’autre que l’apologie de la violence mécanique et virile qui ne tarda pas à se déchaîner à l’échelle du monde :
Nous voulons glorifier la guerre —seule hygiène du monde—, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.
Arendt décrypte comment, dans le langage, l’usage de clichés diminue la conscience dans l’acte. Il est vrai que la novlangue orwellienne a métamorphosé, par exemple, le proxénétisme en « industrie du sexe » (100 milliards de dollars par an) et la prostituée en « actrice porno », dont le viol filmé dans une salle de musée par des « artistes » passera bientôt pour une « mise en situation », en bref, une œuvre d’art contemporain !
Le poète allemand Friedrich Schiller mettait déjà les artistes en garde :
La dignité de l’homme est remise en vos mains : gardez-la ! Elle tombe avec vous ! Avec vous elle s’élèvera !
Ubérisation du narcotrafic
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure de Paris pour qualifier la situation en France. C’est encore pire en 2024. Le fait que plus de dix millions de Français votent pour le RN s’explique en partie par un narcotrafic de plus en plus présent dans les villes moyennes et petites, où l’État tolère des déserts médicaux (87 % du territoire), supprime des lignes de bus et ferme des commissariats, des bureaux de Poste et des écoles.
Vu du terrain, le trafic de drogue en France affiche une banalisation insupportable qui fait glisser nos sociétés vers la barbarie.
En premier lieu, « l’ubérisation » du trafic de stupéfiants conduit de plus en plus de femmes à se lancer dans une carrière illicite, souvent en tant que convoyeuses, mais parfois aussi à la tête de leur propre affaire. Une part croissante des trafiquants et trafiquantes utilise des messageries chiffrées telles que Telegram, WhatsApp, Signal ou Snapchat pour vendre et livrer la marchandise directement au domicile du consommateurs.
« Si les filles n’hésitent plus à se lancer, c’est surtout à cause de l’ubérisation du trafic, qui peut se faire sans les dangers des points de deal », confirme le procureur de Toulouse, cité par France Info. « Les femmes n’ont plus besoin d’avoir la protection d’un homme sur le terrain : elles peuvent se lancer seules, avec un téléphone, et en étant un peu malignes », abonde une avocate.
« A ces conditions d’entrée facilitées s’ajoute une certaine banalisation de la vente de stupéfiants, et notamment de la cocaïne, devenue la deuxième drogue illicite la plus répandue en France », note France Info. « Beaucoup, y compris les filles, ont l’impression que c’est un commerce comme un autre », souligne le procureur. Le transport, la détention, l’offre, la vente ou l’achat de stupéfiants exposent pourtant à dix ans de prison et 7 500 000 euros d’amende, selon l’article 222-37 du Code pénal.
La plupart de celles qui se lancent dans le trafic y voient l’opportunité d’obtenir un complément de revenu. Certaines ont des fins de mois difficiles, mais toutes ne sont pas forcément en grande précarité. « Je vois arriver pas mal d’affaires impliquant des jeunes femmes bien insérées, qui ont des attaches familiales, sont en couple, qui travaillent ou vont en cours… », témoigne Gaëlle Heux-Tammen, avocate à Lorient.
Mineurs et déjà tueurs
Si la violence dans le crime organisé ne date pas d’hier, elle prend une nouvelle forme avec l’émergence d’une génération de tueurs de plus en plus jeunes, garçons et filles, âgés de 15 à 21 ans. Ces individus sont souvent inconnus des services de police et ne suivent pas les voies habituelles de la délinquance. Recrutés sur les réseaux sociaux, imprégnés de nihilisme et totalement dépourvus d’empathie, ils se lancent directement dans la grande délinquance.
Comme en juillet 2022, lorsque, dans l’espoir d’empocher une « grosse enveloppe », deux ados (16 et 18 ans), téléguidés par des narcos marseillais depuis leur prison, tentent d’abattre à la kalachnikov deux hommes attablés à la terrasse d’un bar du XIe à Paris. La vie du jeune meurtrier est décrite comme une « trajectoire d’étoile filante » : « Au mois de juin, il loupe le bac, il a besoin d’argent et il trouve sur les réseaux sociaux » des appels à candidature visant à recruter des jeunes disposés à commettre des actes violents.
Mais il y a plus que l’argent. En effet, certains d’entre eux sont attirés par l’appartenance à un groupe et éprouvent un fort sens de loyauté. D’autres sont fascinés par la mort et la violence, et présentent des caractéristiques comparables à celles des profils radicalisés, car ils se mettent en scène dans des actes de violence. Un exemple récent, lorsqu’un jeune s’est filmé lors d’un règlement de compte. La banalisation découle là aussi d’une dissipation progressive de la frontière entre le monde réel et le monde virtuel, notamment à cause de l’exposition à des contenus violents issus de séries et de jeux vidéo, et de la normalisation de la violence sur des réseaux sociaux comme Snapchat. Dans des déclarations troublantes, ces individus affirment ne ressentir aucun regret quant à leurs actes meurtriers, et croient se justifier par le simple fait d’avoir été interpelés. Avec la banalisation du mal, la vie humaine ne représente plus une valeur absolue, ni la leur ni celle des autres. Eichmann n’est pas loin.
Fondation Falcone
Saluons ici le travail de la Fondation Falcone, du nom du juge italien assassiné par la mafia en 1992, et de son co-fondateur Maître Roland Sanviti, fondateur du site internet Justice et Démocratie.
Ils ne cessent de mettre en garde contre l’emprise grandissante d’un capitalisme délinquant sur notre pays et nos vies, comme le démontre le fait que l’Union européenne exige d’inclure les revenus du crime dans le calcul de notre PIB ! Leur credo depuis 1992 : promouvoir « la culture de la légalité dans la société et en particulier auprès des jeunes. »