Poutine et le pape François pour une nouvelle architecture financière internationale

mercredi 12 juin 2024

Le 7 juin, lors du 27e Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF), le président Poutine a évoqué le rôle de la Fédération de Russie dans l’émergence d’un nouveau système économique mondial.

Il a d’abord rappelé la mort du système monétaire de Bretton Woods, faisant allusion aux « Accords de la Jamaïque » issus de la conférence de janvier 1976, qui avait révisé certains statuts du Fonds monétaire international (FMI) pour détricoter le système établi à Bretton Woods, intronisant le dollar (convertible en or et basé sur la puissance industrielle américaine) en monnaie de réserve internationale de référence.

Montrant comment le système post-Bretton Woods s’est fourvoyé dans une logique de dette impayable et de spéculations financières effrénées, Vladimir Poutine traça les grandes lignes d’un nouveau système à référence or, qui permettrait de se prémunir contre la volatilité et l’inflation et de privilégier les échanges et les projets de développements entre nations, y compris occidentales.

Deux jours plus tôt, lors d’un groupe de travail sur la crise de la dette du Sud planétaire, le pape François avait également évoqué la nécessité d’établir une « nouvelle architecture financière internationale ».

La Russie isolée, vraiment ?

Alors que chez nous, tout est fait pour nous convaincre que la Russie est isolée, le succès du SPIEF démontre le contraire. Pour ce Forum, les dirigeants de quatre États se sont rendus à Saint-Pétersbourg : le président de la Bolivie, Luis Alberto Arce Catacora, le président du Zimbabwe, Emmerson Dambudzo Mnangagwa, le président de la République d’Abkhazie, Aslan Bzhania, et le président de la Republika Srpska (Bosnie-et-Herzégovine), Milorad Dodik. Des membres des familles royales du Royaume de Bahreïn et du Royaume d’Arabie saoudite (Abdullah Khalifa Salman Al Khalifa et Abdulaziz bin Salman bin Abdulaziz Al Saud) étaient également présents.

Malgré les sanctions, plus de 8300 représentants d’entreprises russes (3300) et étrangères (480) participaient au Forum et 4216 personnes venant de 34 pays ont couvert l’évènement. Pour la première fois, il accueillait des représentants clés de l’industrie du diamant (exploitation minière) de pays d’Afrique et d’Asie du Sud. Les grandes entreprises automobiles chinoises et leurs divisions russes y étaient largement représentées. Les délégations les plus importantes étaient celles de la Chine (192 participants), des Émirats arabes unis (105), du Zimbabwe (86), du Kazakhstan (84), de l’Inde (80) et d’Oman (75).

Le pivot vers l’Est

A l’occasion de son discours d’ouverture de la session plénière du SPIEF, le président russe a insisté sur l’économie, nationale comme internationale. L’économie russe reste sur la trajectoire d’une forte croissance, a-t-il souligné, en dépit des obstacles dressés par les pays désireux de maintenir leur propre « hégémonie » au détriment de la Russie et d’autres pays, via les sanctions financières. La Russie se trouve désormais dans le top quatre des producteurs économiques en termes de PIB, se plaçant même devant le Japon.

Poutine a attribué ce progrès à la réorientation de l’économie russe vers les pays de l’Est et du Sud. Entre 2020 et 2023, le commerce avec l’Asie a en effet augmenté de 60 %, de 69 % avec l’Afrique, de 42 % avec l’Amérique latine, et il a carrément doublé avec le Moyen-Orient.

« Tant dans les conditions actuelles qu’à long terme, le rôle, le poids et, si j’ose dire, l’avenir des États, dépendent de leur capacité à répondre efficacement aux défis mondiaux, à réaliser leur potentiel interne, à utiliser les avantages concurrentiels et à neutraliser les faiblesses, à maintenir et à renforcer les partenariats avec d’autres pays », a déclaré Poutine.

Notant que le développement de ces nouveaux marchés nécessitait une augmentation correspondante des liaisons de transport, il a décrit les projets entrepris par la Russie en ce sens, notamment la réalisation du « polygone oriental des chemins de fer », ainsi que d’une ligne ferroviaire nord-sud de l’Arctique à l’océan Indien et d’une autre ligne ferroviaire vers la mer d’Azov et la mer Noire. Il a également évoqué le développement de la route maritime du Nord et l’accès aux ports arctiques de la Russie. « En général, nous prévoyons que d’ici 2030, le volume du trafic sur les couloirs de transport internationaux à travers le territoire de la Russie augmentera d’une fois et demie par rapport à 2021, principalement en raison d’une augmentation de la compétitivité de ces routes, de leur commodité pour les affaires et pour les transporteurs », a-t-il affirmé.

Le président russe a également souligné le déplacement progressif du centre de gravité de l’économie russe vers l’Extrême-Orient et l’Arctique — sachant que le territoire sibérien est un tiers plus grand que l’ensemble des États-Unis et un quart plus grand que le Canada, et qu’il représente environ 77% de la Fédération de Russie. « La Sibérie occidentale s’est traditionnellement développée depuis l’époque soviétique, en tenant compte de ses ressources minérales, qui sont encore utilisées par tout le pays. Mais progressivement, ces centres de développement économique se déplacent vers l’est et le nord. »

Les jalons d’un nouveau système monétaire

Après avoir posé ce contexte, Poutine s’est penché sur un sujet hautement tabou en Occident, surtout à Londres et Wall Street : les changements à opérer dans les procédures de paiement et les arrangements financiers. Il a précisé que les échanges en rouble avaient augmenté de 40 % entre 2020 et 2023. « Ce n’est un secret pour personne, bien sûr, que la fiabilité et la confiance dans les systèmes de paiement occidentaux ont été complètement sapées, et par les pays occidentaux eux-mêmes », a-t-il fait remarquer, attirant l’attention sur le fait que l’année dernière, la part des paiements pour les exportations russes en « devises toxiques » d’États « hostiles » (c’est-à-dire le dollar et l’euro) avait été réduite de moitié.

« Avec nos partenaires étrangers [amicaux], nous allons accroître l’utilisation des monnaies nationales dans les règlements du commerce extérieur [et] améliorer la sécurité et l’efficacité de ces opérations, a déclaré le président russe. En particulier, les BRICS travaillent à la mise en place d’un système de paiement indépendant qui ne soit pas soumis à des pressions politiques, des abus et des sanctions extérieures. »

Résumant la situation, Poutine a expliqué que l’économie mondiale est entrée dans une ère de changements fondamentaux, dans laquelle un système à sens unique laisse progressivement place à « un monde multipolaire avec de nouveaux pôles de croissance, d’investissement et de liens financiers entre les États et les entreprises. L’économie russe répond à ces défis et évolue tout aussi dynamiquement, acquérant une grande force et stabilité ».

« Nous allons intensifier notre soutien aux changements positifs dans la société et dans l’économie. C’est précisément sur cela – sur la réalisation des objectifs nationaux – que se concentrent nos plans systémiques à long terme, visant à renforcer la souveraineté financière, technologique et des acteurs de notre pays, et à améliorer le climat des affaires. Et dans ce travail, nous sommes ouverts à la coopération la plus large possible avec toutes les parties prenantes, les partenaires : les entreprises, les pays et les alliances d’intégration étrangers », a conclu le président russe.

La crise du système financier New York-Londres

Largement représentée au SPIEF, la majorité planétaire, portée pour le moment par la Russie, la Chine et les autres pays des « BRICS-Plus », est en train de bâtir une alternative, non pas contre « l’Occident », mais pour la défense et le soutien de l’économie physique réelle, en lieu et place de la spéculation et de la guerre.

Retraçant les origines du système impérialiste actuel, Poutine a évoqué le « système jamaïcain », qui renvoie à la décision de janvier 1976 connue sous le nom d’Accords de la Jamaïque, et dont la révision des statuts du FMI avait marqué l’abandon de l’intention initiale du système de Bretton Woods.

C’est la décision du président Richard Nixon, le 15 août 1971, de mettre fin à la convertibilité du dollar en or physique (une action que seul l’économiste américain Lyndon LaRouche avait prévue des années plus tôt), qui marqua le début de cette ère monétariste de plus de 50 ans dont nous vivons aujourd’hui la fin. Comme l’a expliqué Poutine, ce « système jamaïcain » a substitué l’étalon-or à la « confiance en l’économie américaine ».

« La réalité du système financier actuel, c’est qu’il n’existe aucune autre garantie que la soi-disant confiance dans l’économie américaine ». Ce qui a conduit à une situation où les États-Unis, qui cherchent à tirer tous les bénéfices de leur position de monopole sur le marché financier mondial, doivent 54 300 milliards de dollars à l’économie mondiale, selon des données accessibles au public.

« Que se passe-t-il dans le monde, sur ce plan ? Les volumes des économies américaines se contractent et leurs fondamentaux se fissurent de temps en temps, a poursuivi le président russe. Je parle non seulement de leur dette, qui est hors normes, mais aussi du fait qu’ils ne sont pas toujours en mesure de faire face aux objectifs d’inflation qu’ils se sont fixés. »

Face à cela, Poutine a mis de l’avant les efforts conjoints des pays des BRICS-Plus pour bâtir l’alternative, notamment via la création de la Nouvelle Banque de développement et l’augmentation des règlements en monnaies nationales. Désormais, 90 % des échanges de la Russie avec la Chine se font en yuans et en roubles, alors que dans l’espace post-soviétique, la part du rouble approche les 70 %.

Afin de garantir la stabilité d’un système de projets de développement internationaux, « nous avons besoin d’instruments qui garantissent ces investissements et des retours sur investissement (ROI), a affirmé Poutine. Sur quoi cela peut-il reposer si ce n’est sur l’or ? Sur la qualité des projets d’investissement proposés ? Si nous garantissons la qualité (la qualité et la stabilité des régimes politiques, et nous devrons le faire ensemble), alors nous pourrons développer un tel système de règlements, qui sera pratiquement dépourvu de volatilité, ne sera pas instable et ne sera pas exposé à l’inflation.

Tout cela est possible. Nous en avons discuté avec mon ami et collègue, le président Xi Jinping, lors de mon voyage [les 16 et 17 mai] ; nous en parlerons avec d’autres dirigeants des pays BRICS. Il s’agit d’un domaine de travail commun très important. »

Le pape François et le Jubilé des dettes

De son côté, le 5 juin, le pape François s’est adressé à un groupe de travail sur la crise de la dette du Sud planétaire : « Après une mondialisation mal maîtrisée, après les pandémies et les guerres, nous nous trouvons face à une crise de la dette qui touche principalement les pays du sud, générant misère et détresse, et privant des millions de personnes de la possibilité d’un avenir décent, a-t-il déclaré. Par conséquent, aucun gouvernement ne peut moralement exiger de son peuple qu’il subisse des privations incompatibles avec la dignité humaine. »

Déjà lors du Jubilé de l’an 2000, le pape Jean-Paul II avait estimé que la question de la dette extérieure « n’est pas seulement de nature économique, mais touche à des principes éthiques fondamentaux et doit trouver sa place dans le droit international » et il a reconnu que « le Jubilé peut être une occasion propice pour des gestes de bonne volonté […] pour annuler les dettes, ou au moins les réduire, […] dans l’intérêt du bien commun’ » (Audience générale, 3 novembre 1999).

Le 5 juin, le pape François est revenu sur la question : « C’était d’ailleurs une tradition du peuple hébreu : lors de l’année jubilaire, les dettes étaient remises. Je voudrais me faire l’écho de cet appel prophétique, aujourd’hui plus urgent que jamais, en gardant à l’esprit que la dette écologique et la dette extérieure sont les deux faces d’une même pièce qui hypothèquent l’avenir. C’est pourquoi, chers amis, l’Année sainte 2025 vers laquelle nous nous dirigeons nous appelle à ouvrir nos esprits et nos cœurs afin de pouvoir dénouer les nœuds de ces liens qui étranglent le présent, sans oublier que nous ne sommes que des gardiens et des intendants, et non des maîtres. Je vous invite à rêver et à agir ensemble dans la construction responsable de notre maison commune ; personne ne peut l’habiter en toute conscience s’il sait qu’autour de lui, il y a de nombreux frères et sœurs qui ont faim et qui sont également plongés dans l’exclusion sociale et la vulnérabilité. Laisser passer cela est un péché, un péché humain, même si l’on n’a pas la foi, c’est un péché social. »

« (…) Conformément à l’enseignement de mes prédécesseurs, je tiens à rappeler que ce sont les principes de justice et de solidarité qui permettront de trouver des solutions. Sur cette voie, il est essentiel d’agir de bonne foi et en toute sincérité, en suivant un code de conduite international avec des normes éthiques pour guider les négociations. Nous envisageons donc une nouvelle architecture financière internationale, audacieuse et créative. »

Ce que vous pouvez faire

  • Envoyer notre lettre aux élus à votre député(e) et votre sénateur ou sénatrice [1], ou leur écrire votre propre lettre pour les informer de la gravité de la situation et exiger d’eux qu’ils agissent de toute urgence en faveur de négociations de paix.
  • Vous inscrire à la prochaine visio-conférence internationale organisée par nos amis de l’Institut Schiller les 15 et 16 juin prochain : infos et inscription ici.
  • Participer dès ce vendredi à la réunion de la Coalition internationale pour la paix sur Zoom (17h-19h) : envoyer un courriel à questions@schillerinstitute.org ou appeler au 07 83 34 26 75.
  • Nous soutenir par un don ou en adhérant.

[1Les coordonnées des élus se trouvent sur le site de l’Assemblée Nationale et du Sénat, mais également sur des annuaires en ligne : https://www.voxpublic.org/spip.php?page=annuaire&cat=deputes&lang=fr ou https://www.nosdeputes.fr/deputes par exemple