Revue de livre

Climat et nucléaire — Jancovici, scientifique ou mathématicien ?

lundi 8 mai 2023, par Pierre Bonnefoy

Couverture de la BD "Le monde sans fin, miracle énergétique et dérive climatique" publiée par Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain aux éditions Dargaud
Dargaud

Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’intelligence de Jean-Marc Jancovici s’élève au niveau des meilleurs ordinateurs dont dispose actuellement l’humanité.

Pour tout ce qui concerne l’énergie et l’économie, il n’a pas son pareil pour dégainer en une nanoseconde une batterie de chiffres, de courbes et de tableaux, montrant sans ambiguïté que l’humanité emprunte simultanément deux chemins pour aller à la catastrophe planétaire : l’épuisement des ressources naturelles et le réchauffement climatique.

Jean-Marc Jancovici
Jean-Marc Jancovici.
Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay / CC BY-SA 2.0

Il est indéniable que « Janco » bouscule les repères et irrite beaucoup de monde. La plupart des autres écologistes malthusiens, habitués à justifier leur opposition au progrès par des affirmations peu étayées de données précises, voire carrément frauduleuses, détestent sa défense du nucléaire contre les énergies renouvelables intermittentes. Reconnaissons-lui ici l’art de la formule choc. Cela donne par exemple :

Si l’éolien devait fournir la totalité de l’énergie en France, il faudrait quadriller le territoire avec une éolienne tous les kilomètres.

Sans doute sont-ils également jaloux de la fascination qu’il exerce sur les jeunes scientifiques, notamment par la vente de la bande dessinée qu’il a réalisée avec Christophe Blain, Le monde sans fin, meilleur succès de librairie en 2022 avec 600 000 exemplaires vendus à ce jour. Curieusement, personne dans ces milieux habituellement pinailleurs ne semble déplorer l’impact environnemental de l’utilisation d’une telle quantité de papier…

Dans le domaine de l’industrie et du nucléaire, nombreux sont ceux qui, au contraire, le voient comme le prophète qui va ressusciter le moral des troupes et permettre la relance de l’atome.

Mais est-ce bien raisonnable, pour une société déjà angoissée, de chercher de l’inspiration auprès de cet adepte de la décroissance, qui voit l’énergie nucléaire comme un simple « parachute ventral » ne pouvant qu’« amortir » le choc de la catastrophe inévitable ? Bien qu’il ne nous propose qu’une version réchauffée du rapport Meadows de 1972, Les limites à la croissance, essayons cependant de suivre son raisonnement.

Dessin extrait de la BD "Le Monde sans fin"
Extrait du "Monde sans fin"

Après Malthus et Meadows

Autrefois, nous explique-t-il dans sa BD, l’humanité vivait dans des conditions misérables, avec une espérance de vie très courte et devant consacrer l’essentiel de son temps à chercher sa maigre pitance. Elle tirait alors son énergie de sa force musculaire et de la combustion du bois, des ressources renouvelables à faible densité énergétique (peu d’énergie par masse de combustible). Cherchant à réduire l’effort qu’elle consacrait à sa survie immédiate et améliorer ainsi sa situation, elle inventa des machines fournissant de plus en plus de travail et utilisant pour cela des ressources de plus en plus denses. L’énergie éolienne des moulins à vent fut ainsi exploitée avant le charbon, lequel précéda le pétrole qui précéda lui-même le nucléaire.

Ainsi, la quantité absolue d’énergie consommée n’a fait que croître avec le temps et avec elle, notre impact sur l’environnement. Cependant, l’utilisation d’une nouvelle ressource n’empêcha pas l’humanité de continuer à utiliser l’ancienne et ceci de manière également croissante. Par exemple, la consommation de charbon n’a fait que croître depuis la révolution industrielle et ne s’est jamais ralentie, même avec l’arrivée du pétrole, puis du nucléaire. Seule exception dans cette croissance, note Janco : la combustion du bois a globalement diminué depuis deux siècles.

Et cette croissance de la consommation a même été amplifiée par la croissance démographique, rendue possible par l’amélioration des conditions de vie, qui avait elle-même résulté de la croissance de la consommation d’énergie, et ainsi de suite selon un processus de croissance globale auto-entretenue.

Or, comme tout bon mathématicien vous le dira : il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde où la quantité de ressources est finie. Cependant, Janco déplore que ceci n’arrête pas la gloutonnerie de l’être humain qui le pousse à produire et consommer toujours plus, jusqu’à atteindre un pic dans la disponibilité des ressources.

D’où vient ce pic ? Étant donné que lorsqu’on exploite un filon, il faut fournir davantage d’efforts au fur et à mesure que le temps passe (par exemple, creuser plus profondément dans une mine), le coût d’extraction de cette ressource ne peut qu’augmenter. Il arrive nécessairement un moment où le coût d’extraction dépasse le bénéfice qu’on en retire. Et c’est pour cela, selon Janco, que la crise est inévitable dans un processus de croissance. Il ajoute que l’humanité est en général aveugle aux « avertissements de la nature », signes précurseurs de la catastrophe à venir, parmi lesquels il classe l’augmentation fulgurante du prix du pétrole survenue lors des chocs pétroliers des années 1970 (qui, apparemment, confirmeraient au passage les sombres prévisions du rapport Meadows).

Il va de soi que chacune des étapes du raisonnement résumé dans les lignes qui précèdent, est solidement appuyée par une énorme quantité de rapports et de données économiques et scientifiques, collectés et analysés par Janco depuis de nombreuses années, et la fameuse équation de Kaya est invoquée ici pour achever de convaincre les premiers de la classe.

La conclusion de tout ce travail est donc mathématiquement incontestable : quoi qu’elle fasse, l’humanité va souffrir, mais par une décroissance épicée d’énergie nucléaire, nous pourrions peut-être retarder quelque peu la fin du monde.

Au delà de la solution

Si dans sa BD, Janco ne développe pas vraiment les conséquences de ces dernières recommandations, en d’autres circonstances, il se montre plus explicite. Par exemple, dans Socialter, il déclare :

Dans les pays occidentaux, il y a un premier moyen de réguler la population de façon raisonnablement indolore : ne pas mettre tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique, par exemple, plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans. On en revient à ce que disait Georgescu-Roegen : tous les moyens qu’on va dépenser pour faire vivre de vieilles personnes dans de très mauvaises conditions, c’est autant de moyens que vous ne mettez pas à disposition des jeunes pour trouver leur place dans un monde plus contraint. C’est un peu brutal, mais ça me paraît être un moindre mal par rapport aux autres modes de régulation que nous avons connus : la famine, la maladie, et le conflit en ce qu’il augmente la maladie et la famine.

Encore une fois : c’est mathématique ! Si vous acceptez le raisonnement de Janco, vous devez en accepter toutes les conséquences, aussi désagréables soient-elles. Ici, il nous propose de nous limiter à tremper un orteil dans les eaux glaciales du triage des populations. Malheureusement, il arrive parfois dans l’histoire que des professeurs bien intentionnés émettent des théories sans pousser leur logique jusqu’à bout, mais qu’après eux, d’autres personnes moins bien intentionnées réfléchissent plus sérieusement à ces théories et en mettent en application les conséquences politiques finales...

Avant que l’orteil soit suivi de tout le corps, réfléchissons donc un peu plus à l’état d’éco-anxiété dans lequel se trouve notre jeunesse, qui s’entend dire dès la maternelle que la génération précédente a détruit l’environnement et leur avenir. Comment réagiront certains de ces jeunes lorsqu’ils seront en âge de diriger la société ?

Sans doute serait-il préférable de quitter maintenant le domaine des mathématiques pour aller dans celui de la réalité physique. C’est d’ailleurs l’une des recommandations essentielles de l’économiste Lyndon LaRouche qui, dans son livre, There Are No Limits to Growth (Il n’y a pas de limites à la croissance), a réfuté les axiomes du rapport Meadows peu après sa publication, et mis en garde contre ses conséquences politiques.

A propos de densité

Avec des données mathématiquement correctes, il est tout à fait possible d’aboutir à des conclusions fallacieuses. Dans sa BD, Janco présente des courbes de l’évolution de la consommation d’énergie de l’humanité au fil des siècles.

Il constate, comme nous l’avons vu plus haut, que la consommation globale augmente de manière accélérée, ce qui est vrai, et que ceci résulte de l’utilisation de sources d’énergie de plus en plus denses, ce qui est incontestable. Il ajoute cependant qu’à quantité d’énergie produite égale, une source plus dense aura certes un impact environnemental plus faible, mais que malheureusement, la découverte de ressources plus denses ne s’accompagne pas de la diminution espérée de l’usage des ressources moins denses (et donc plus polluantes), comme on l’a vu plus haut, données à l’appui, avec le charbon dont l’utilisation n’a jamais cessé de croître. C’est l’argument favori de ceux qui promeuvent la décroissance, car, selon eux, le progrès ne résout pas les problèmes écologiques mais les aggrave.

Dans le monde réel, on remarque que ce raisonnement, qui repose sur des considérations globales, masque complètement la disparité des situations entre pays dont les économies ne se trouvent pas au même stade de développement à un moment donné. Dans un pays développé et nucléarisé comme la France, l’utilisation de l’énergie du charbon va évidemment en diminuant.

L’augmentation globale actuelle de la consommation de charbon vient essentiellement des pays émergents, dans lesquels il faut inclure des géants comme l’Inde et la Chine. Il est donc légitime que la consommation de charbon continue à augmenter globalement pendant un certain temps, tant que ces pays n’auront pas réalisé leur transition vers des procédés plus efficaces.

Aucune économie ne peut passer directement du bois au nucléaire, en sautant l’étape des combustibles fossiles (une réalité que ne veulent pas voir les écologistes occidentaux bien nourris, qui s’opposent à des projets comme la construction d’un oléoduc entre la Tanzanie et l’Ouganda dont ces pays ont pourtant un besoin impérieux).

Ainsi, contrairement à ce que semblent montrer les données globales mises de l’avant par Janco, les énergies les plus denses se substituent donc bel et bien progressivement partout aux énergies les moins denses, bien que pas en même temps d’un pays à l’autre.

C’est justement ce passage d’une économie basée sur une énergie moins dense à une énergie relativement plus dense qui permet de résoudre, à chaque étape de l’histoire, le paradoxe de la raréfaction des ressources dans un processus de croissance. A moins de s’opposer au droit des pays pauvres à se développer, il n’y a donc aucune raison valable de craindre l’augmentation de la consommation d’énergie par l’humanité, à condition évidemment de favoriser partout l’utilisation des technologies les plus avancées possibles et le plus rapidement possible.

Vive la crise !

Ceci étant posé, examinons de plus près l’argument que notre mathématicien considère comme décisif dans sa thèse. Janco voudrait nous faire croire que les chocs pétroliers des années 1970 sont un signe avant-coureur de l’épuisement imminent des ressources en pétrole :

La caractéristique principale des chocs pétroliers, ce n’est pas la variation des prix du pétrole, mais l’arrêt d’un monde en expansion rapide.

Ainsi, pendant les Trente Glorieuses, « chaque année, la production de pétrole, énergie reine, croît entre 5 % et 10 % », mais après 1973, « les producteurs de pétrole n’arrivent plus à fournir autant que les transports et l’industrie le demandent ».

Autrement dit, la crise résulterait d’un facteur objectif : l’impossibilité pour la nature de continuer à nous fournir de l’énergie au rythme exigé par notre croissance économique.

Notre mathématicien ne semble pas voir l’éléphant subjectif à deux têtes qui lui barre la route. C’est l’idéologie géopolitique et la spéculation financière ! Janco aurait-il oublié que le choc pétrolier de 1973 a résulté d’une décision des pays exportateurs de pétrole de réduire brutalement leur production dans le contexte de la guerre du Kippour ?

Le ralentissement de la croissance mondiale à partir de cette période n’a, en réalité, pas grand-chose à voir avec des contraintes extérieures à l’humanité imposées à celle-ci par les lois de la physique, mais tout à voir avec des choix politiques délibérés. Ceci est, par exemple, illustré par le tristement célèbre mémorandum NSSM-200 du secrétaire d’État américain de l’époque, Henry Kissinger.

Dans ce document confidentiel déclassifié une quinzaine d’années plus tard (déniché alors par des chercheurs de l’Executive Intelligence Review (EIR) associés à Lyndon LaRouche), qui donne des directives à l’administration américaine, le développement des pays pauvres récemment sortis du colonialisme est qualifié de « menace stratégique » dans le contexte de la Guerre froide, car ce développement signifierait la perte de contrôle par les États-Unis des matières premières de ces pays.

Kissinger donne une série de recettes pour résoudre ce « problème », allant de la déstabilisation politique et du changement de régime au chantage à l’endettement. Encourager les gouvernements de ces pays à prendre des mesures coercitives pour réduire leur démographie fait partie de la « boîte à outils » du secrétaire d’État.

Depuis l’arrêt de la convertibilité dollar-or annoncée le 15 août 1971 par le président Nixon, l’économie est devenue de plus en plus spéculative et donc de moins en moins industrielle, car la spéculation rapporte plus que la production. Aujourd’hui, l’économie mondiale fait face à une bulle spéculative sur les produits financiers dérivés estimée à 2 millions de milliards de dollars, soit environ 20 fois le PIB mondial. (Dans ce contexte, le sous-développement imposé au Tiers-monde a constitué une aubaine financière, en permettant de délocaliser la production vers ces pays où l’on pouvait imposer à la main d’œuvre des conditions de quasi-esclavage.)

Cependant, droit dans ses bottes, Janco voit également la crise financière de 2008 comme une conséquence d’un pic d’approvisionnement dans les pays occidentaux.

Exit l’abrogation en 1999 de la loi Glass-Steagall, qui permit aux spéculateurs de créer la plus grande bulle financière de l’histoire ! Avec la rigueur scientifique qui est la sienne, on peut se demander ce qu’il aurait dit des problèmes énergétiques européens actuels, s’il avait fait sa BD un an plus tard. Aurait-il affirmé que ces problèmes viennent d’une plus grande difficulté à trouver du gaz en Russie ?

La ressource humaine

Le problème fondamental de Janco, c’est de croire que la source de la richesse économique se trouve dans une donnée objective appelée « ressource naturelle », dont l’humanité ne disposerait qu’en quantité limitée. En réalité, la notion même de ressource n’est pas objective mais subjective. Une chose quelconque ne peut être qualifiée de ressource que lorsque la science du moment permet à l’homme d’en tirer un usage utile.

Il y a 500 ans, par exemple, le pétrole et l’uranium n’auraient pu être qualifiés de ressources de la même manière qu’aujourd’hui. Entre-temps, des êtres humains ont fait des découvertes scientifiques conférant à ces matières premières des applications économiques utiles.

Autrement dit, comme l’avait déjà compris Jean Bodin, il n’y a richesse ni force que d’hommes, car seul l’être humain est en mesure de découvrir un principe physique nouveau et de changer ainsi la notion même de ressource. Un ordinateur, tout aussi puissant soit-il, ne peut traiter que des données sur les ressources déjà connues. Il est utile, puisqu’il fait cela bien plus vite que nous.

Mais si notre intelligence devait se limiter à gérer l’existant, nous risquerions de nous trouver rapidement en situation de pénurie de ressources et d’arriver fort logiquement à la conclusion qu’une partie de l’humanité devrait être exterminée pour le plus grand bien de tous et de la planète.

A l’opposé de cette perspective, Einstein ne nous a-t-il pas montré que l’imagination est plus importante que le savoir ? Et que contrairement à l’univers relativement fini des mathématiques existantes, la solution à un problème physique ne peut être trouvée dans les termes où il est posé, mais en s’élevant au niveau d’une hypothèse supérieure ?