Sabotage des gazoducs Nord Stream : un expert militaire suisse dissipe le brouillard

vendredi 7 octobre 2022

Pour cadrer le débat sur le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, le lieutenant-colonel suisse (cr) Ralph Bosshard a écrit pour l’Executive Intelligence Review (EIR) ces deux analyses.

Le lieutenant-colonel suisse Ralph Bosshard (à la retraite).

Expert en matière de lutte contre la cyberguerre, Bosshard a servi, de 2014 à 2017, au sein de la mission de maintien de la paix de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en Ukraine.

En 2014, en tant qu’officier supérieur de planification dans la mission spéciale de veille, il était à Kiev, Marioupol et Dnipropetrovsk.

Jusqu’en 2017, il fut conseiller militaire du représentant permanent de la Suisse auprès de l’OSCE, et de l’ambassadeur suisse à Kiev.

De 2017 à 2020, il exerça en tant qu’officier des opérations au sein du groupe de planification de haut niveau de l’OSCE, chargé de planifier une opération militaire de maintien de la paix dans le Caucase du sud.

Les sous-titres sont ceux de l’auteur.

Sabotage des gazoducs North Stream

Pour une fois, la question du "Cui bono ?" ne suffit pas

par le lieutenant-colonel suisse Ralph Bosshard (cr)

28 septembre 2022

Les spéculations vont bon train quant à l’identité des responsables du sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 au large de l’île danoise de Bornholm, en mer Baltique. Alors que certains commentateurs occidentaux posent déjà la question cui bono ? (à qui profite le crime ?) et cherchent fébrilement des indices d’une opération sous faux drapeau menée par les Russes [1], d’autres nous remettent en mémoire ceux qui, il y a quelques mois, cherchaient désespérément à empêcher la mise en service du Nord Stream 2.

Jusqu’à présent, seuls le moment et le lieu des événements, unanimement identifiés comme des actes de sabotage, sont vraiment clairs. Ce qui laisse certains représentants de la presse imaginer qu’un tel acte de sabotage serait un peu plus facile qu’il ne l’est en réalité.

Le 26 septembre, Nord Stream AG annonçait sur son site internet à Zug, en Suisse, qu’une chute de pression s’était produite dans les deux tronçons des gazoducs Nord Stream 1 et 2 la nuit précédente [2]

Fig. 1. Emplacements et heures des explosions.

Une deuxième chute de pression s’est produite dans la soirée du 26 septembre. Selon l’entreprise Nord Stream AG, ces événements ne peuvent s’expliquer que par la destruction physique des conduites.

A partir des enregistrements effectués par des appareils de mesure destinés à détecter les tremblements de terre autour de la mer Baltique, des sismologues danois et suédois ont pu préciser que les ondes sismiques provenaient incontestablement d’explosions et non de tremblements de terre, et ils ont pu en donner l’heure exacte [3].

Entre-temps, des photos de l’armée de l’air danoise ont confirmé la présence de grandes quantités de gaz remontant à la surface de l’eau à ces endroits.

Fiabilité de l’information

On peut affirmer que les champs de bulles de gaz identifiés en mer Baltique correspondent exactement à l’emplacement des explosions au fond de la mer, car la dérive des remontées de gaz ne peut être importante depuis une si faible profondeur. En revanche, les informations des sismologues concernant l’épicentre des explosions détectées sont plus imprécises, ce qui est probablement dû aux limites des appareils de mesure utilisés.

Le lieu exact des explosions se trouve juste en dehors des eaux territoriales danoises : apparemment, il fallait empêcher le Danemark d’interpréter ces actes de sabotage comme une menace directe. Pour la même raison, on a probablement veillé à ce que les actes de sabotage aient lieu à l’extérieur d’une zone d’entraînement de la marine danoise. La fuite de Nord Stream 2 au sud-est de Bornholm se trouve à près de 30 km de l’île, et celle de Nord Stream 1 à plus de 50 km. Malgré la douceur de l’automne dans la région et la température de l’eau d’environ 15 degrés Celsius, l’accès aux deux gazoducs est un défi, car les tempêtes automnales ne sont pas rares en mer Baltique à partir de septembre [4].

Des professionnels à l’œuvre

En ces endroits, les pipelines se trouvent à 70 et 88 mètres de fond. Plonger à cette profondeur nécessite l’utilisation de différents mélanges d’oxygène avec d’autres gaz tels que l’azote et l’hélium, un équipement de plongée spécial, le respect des paliers de décompression et la disponibilité rapide de chambres de décompression en cas d’accident.

Tout cela exclut le sabotage par des plongeurs amateurs, car la plongée dans ces conditions exige une formation et un équipement spéciaux. C’est donc probablement, ici, l’œuvre de professionnels. Pour ces derniers, des profondeurs de 70 à 90 mètres ne représentent pas un défi majeur, aussi avons-nous de bonnes chances d’obtenir des informations significatives sur cette affaire dans les semaines à venir. Celui qui a détruit les gazoducs peut s’attendre à voir émerger des preuves incriminantes.

Des sous-marins spécialement aménagés pour cela peuvent libérer et récupérer des plongeurs par leurs tubes lance-torpilles ou par des écoutilles spéciales, sans qu’ils aient à effectuer de longues pauses de décompression lorsqu’ils refont surface. À cette fin, ces sous-marins sont équipés d’une chambre de décompression permettant aux plongeurs de compenser en quelque sorte les paliers de décompression, jusqu’à ce qu’ils puissent à nouveau évoluer dans le sous-marin à une pression normale. On peut également s’y détendre entre deux plongées. Toutefois, les chambres de décompression pourraient également être installées sur des navires plus petits, camouflés en navires de sauvetage en mer.

Nord Stream 2 a été construit selon les normes de Det Norske Veritas (DNV) [5] : ses tuyaux sont en acier spécial L485/X70, avec une partie de cuivre, de chrome, de molybdène, de manganèse et d’autres métaux ; ils ont un diamètre intérieur de 1153 mm et une épaisseur de 26,8 à 41 mm [6].

Ils sont conçus pour résister à une pression interne de 170-220 PSIG, jusqu’à 220 m de profondeur. En plus de leur robustesse, les exigences de DNV imposent que les tuyaux en acier soient entourés de béton et enfouis dans les fonds marins, recouverts de sable ou de gravats, ou d’un matelas d’un autre matériau.

Une grande quantité de matériaux

Faire sauter complètement le tube d’acier du Nord Stream nécessite une charge d’explosifs d’au moins 20 kg, parfaitement adaptée au tube pour que son effet ne se disperse pas. À cela s’ajoutent les explosifs nécessaires à la destruction du blindage en béton, dont la quantité pourrait être supérieure à celle nécessaire pour entamer le tube d’acier lui-même. Cela signifie que les auteurs de l’attentat ont d’abord dû découvrir le gazoduc et dégager ce couvercle sur le côté, afin d’éviter que des matériaux puissent se glisser dans la fuite créée [par l’explosion - ndlr] et l’obstruer.

Si les auteurs ne voulaient pas prendre la peine d’écarter ce couvercle, ils ont dû utiliser une charge explosive d’autant plus grande. Cela pourrait rapidement représenter plusieurs centaines de kilos d’explosifs. Ces chiffres sont du domaine des explosifs très puissants du secteur militaire. Les explosifs civils atteignent souvent délibérément des puissances plus faibles et nécessitent alors une quantité d’autant plus importante.

La pression du gaz qui s’est échappé peut avoir contribué à l’empreinte sismique que les scientifiques danois et suédois ont constatée. Si les auteurs avaient voulu provoquer une explosion secondaire du gaz naturel encore présent dans le gazoduc Nord Stream 1, ils auraient dû injecter des quantités encore plus importantes d’oxygène. À une profondeur de 80 m, c’est un projet complexe, car il faut surmonter une pression de 8 à 9 bars (c’est à dire 130 PSIG).

Une explosion de 28 tonnes d’explosifs conventionnels dans le désert du Néguev en Israël, en 2004, a provoqué un tremblement de terre de 2,9 sur l’échelle de Richter. [7]

Lors du naufrage du sous-marin russe Koursk, les scientifiques ont enregistré une première explosion de 70 à 100 kg de TNT à 4500 km de distance, suivie d’une seconde de 3 à 7 tonnes [8]. C’est à de tels ordres de grandeur qu’il faut penser lorsqu’on parle de faire sauter les deux pipelines de la mer Baltique.

La robustesse des gazoducs en général et leur difficulté d’accès, même sur terre, font que les exploitants et les autorités des pays concernés se passent généralement d’une surveillance complète. Il serait beaucoup plus facile pour un saboteur de s’attaquer à l’une des installations d’approvisionnement en gaz en surface.

Celui qui a fait sauter les deux gazoducs a dû déployer des efforts techniques considérables et y passer beaucoup de temps. Des travaux de cette envergure ne peuvent être l’œuvre de quelques hommes-grenouilles. La livraison d’explosifs, de bouteilles d’oxygène et d’outils a nécessité des moyens de transport efficaces. Cela ne se peut pas se faire avec de simples bateaux gonflables.

Le coût élevé en matériel et en temps, lié à la difficulté d’accès aux gazoducs, laisse penser que les auteurs travaillaient depuis longtemps sur le lieu du crime et qu’ils étaient présents avec des navires ou des bateaux durant cette période. Il est étonnant qu’ils n’aient pas éveillé les soupçons, si près des eaux territoriales danoises et d’une zone d’entraînement de la marine danoise. Le personnel militaire réagit généralement avec méfiance à la présence d’étrangers à proximité de ses zones d’entraînement.

En même temps, la profondeur d’immersion de 70 et 88 m est un argument fort contre l’utilisation de sous-marins pour préparer la détonation, car les sous-marins de grande taille préfèrent opérer dans des eaux plus profondes, surtout lorsqu’il s’agit d’eaux présumées bien surveillées comme la mer Baltique.

Or, les eaux les plus profondes de la mer Baltique se trouvent dans le bassin de Gotland, ainsi qu’au nord et à l’ouest de l’île d’Åland, à plusieurs centaines de kilomètres de Bornholm. Dans la recherche des auteurs de l’attaque, il faudra probablement chercher des navires plus petits plutôt que des sous-marins.

La guerre des fonds marins

Ces dernières années, les fonds marins sont devenus de plus en plus un champ de bataille pour les grandes puissances. On sait que les États-Unis, la Chine, la Russie et la France mènent des programmes de guerre des fonds marins afin de protéger leurs propres infrastructures sous-marines et attaquer celles de l’ennemi. Les petits sous-marins et les véhicules sous-marins sans pilote (drones) jouent ici un rôle important. Ces derniers sont généralement amenés sur leur lieu d’utilisation par de grands sous-marins. Les États-Unis et la Russie ont ainsi transformé certains sous-marins en bateaux-mères et ont également déployé de toutes nouvelles embarcations à cette fin. Mais des unités de surface telles que les navires de reconnaissance (souvent appelés navires espions) peuvent également déployer de tels dispositifs sans pilote sur le lieu de l’action [9].

Jusqu’à présent, les drones sous-marins ont surtout rempli des tâches de collecte de renseignements et de contre-espionnage, par exemple en déployant des bouées sonar [10] et en « débranchant » des câbles de télécommunications infestés d’insectes.

Sectionner des câbles sous-marins fait également partie de leur éventail de compétences. [11]

Cependant, la possibilité d’effectuer des travaux de grande envergure sous l’eau n’a pas été envisagée jusqu’à présent, car l’autonomie des véhicules sous-marins sans pilote est encore limitée. Ce qui exclut les longs trajets entre la base et le site d’opération [12].

Une mer Baltique bien surveillée

Fig. 2. Carte selon Flight Radar 24. Un avion de patrouille maritime américain (le symbole de l’avion en rouge) le 25 septembre au-dessus de la mer Baltique, sa trajectoire étant indiquée par la ligne bleu foncé. Les symboles bleu clair sont des aéroports.

Un avion de patrouille maritime américain (le symbole de l’avion en rouge) le 25 septembre au-dessus de la mer Baltique, sa trajectoire étant indiquée par la ligne bleu foncé. Les symboles bleu clair sont des aéroports.

La mer Baltique est bien surveillée. Outre les capteurs hydroacoustiques que l’on trouve à bord des navires de guerre de toutes sortes, de nombreux capteurs sur la côte peuvent être utilisés pour surveiller le trafic maritime. À cela s’ajoutent les vols de surveillance effectués par les avions de reconnaissance maritime et les avions de lutte anti-sous-marine des États intéressés.

La nuit précédant l’attaque du Nord Stream 2, par exemple, un avion de reconnaissance maritime américain P-8A Poseidon se trouvait dans la région.

Et juste au moment de la première explosion, entre 1h32 et 2h20 du matin le 26 septembre, un avion non identifié était ravitaillé par un avion-citerne KC-135 américain dans le nord-est de la Pologne.

L’avion-citerne venait de Francfort, mais tout ce que l’on sait de l’avion ravitaillé est qu’il a été détecté pour la première fois cette nuit-là au large des îles Féroé et qu’il a « disparu » au large de Bornholm à 3h05 du matin, probablement parce qu’il a éteint son transpondeur. Il volait alors à une altitude d’environ 7200 pieds (2200 m), à une vitesse de 446 nœuds (825 km/h). Il s’agit d’un comportement inhabituel pour un avion survolant la haute mer (figure 3) [13].

Fig. 3. Carte selon Flight Radar 24. Un pétrolier américain et un avion inconnu le 26 septembre au-dessus de la mer Baltique. Le vol de l’avion inconnu (rouge) est indiqué par la ligne bleue.

En l’occurence, il ne peut s’agir que d’un avion de reconnaissance américain à long rayon d’action. Fait remarquable, on ne connaît même pas son identité ; or, même les avions de reconnaissance maritime utilisent des signaux de transpondeur pour s’identifier dans un espace aérien dense. On peut toutefois se demander si l’équipage de l’avion américain inconnu pourrait contribuer beaucoup à clarifier les attaques de sabotage, car les charges explosives des gazoducs pouvaient reposer depuis longtemps au fond de la Baltique. Mais l’exemple montre que la surveillance de la mer Baltique est étroite et que les navires venant de l’extérieur de la région auraient du mal à y passer très longtemps inaperçus.

« Arrête-toi, voleur » ?

Cela pose une tout autre question que de se demander cui bono ? (à qui cela profite-t-il ?) – à savoir : pour qui était-ce le plus facile de commettre ce sabotage ? Si la marine russe avait pu mener une vaste opération de sabotage, au beau milieu d’une zone maritime entourée de pays de l’OTAN ou de pays candidats, à 300 km de la base navale russe la plus proche, alors les Russes auraient ridiculisé l’OTAN. Cela aurait été une démonstration impressionnante des capacités russes en matière de guerre des fonds marins.

Mais les Russes auraient pu accomplir la simple destruction de Nord Stream 1 et 2 - sans aucun effet de démonstration - beaucoup plus facilement à leur porte, dans le golfe de Finlande.

En revanche, les choses étaient beaucoup plus faciles pour l’OTAN : pas plus tard qu’en juin, la 6e flotte américaine, avec ses partenaires de l’OTAN, a effectué des exercices au large de Bornholm, au cours desquels des véhicules sous-marins sans pilote ont également été testés [14].

L’exercice BALTOPS 22 aurait pu servir de test ou de toile de fond de camouflage pour installer des engins explosifs sur les gazoducs. Bien sûr, il n’existe actuellement aucune preuve de la paternité de l’exercice par l’une ou l’autre des parties, et il est peu probable qu’une enquête véritablement indépendante ait un jour lieu.

Mais l’observateur impartial se pose une question : a-t-on jamais vu un voleur crier « au voleur ! » ?

Brouillard autour d’un sabotage

4 octobre 2022 – L’examen de la faisabilité d’un acte de sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 au large de Bornholm confirme qu’une paternité occidentale est nettement plus plausible qu’une paternité russe.

Néanmoins, des histoires sur une opération russe sous faux drapeau continuent de circuler dans les médias occidentaux. Cela ne paraît pas crédible. Cependant, si les Russes étaient effectivement responsables de la destruction de Nord Stream 1 et 2, cela devrait susciter la plus grande inquiétude dans les capitales occidentales.

Il a été dit, entre autres, que les Russes avaient miné les gazoducs pendant leur phase de construction, pour pouvoir ensuite les détruire à tout moment. Outre le manque de logique d’une telle hypothèse, certains arguments techniques s’y opposent.

Le premier contre-argument est que les explosifs vieillissent chimiquement. Ce processus fait que les explosifs se décomposent au fil des ans de sorte que leur explosion n’est plus garantie. Mais le contraire peut également se produire : des explosifs stockés peuvent exploser quelques années plus tard au moindre changement environnemental. Pour la planification de la destruction de pipelines sous-marins dont la durée de vie est de 50 ans, cela peut constituer un problème.

Dans le cadre de ses projets de gestion des stocks, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a acquis une grande expérience du stockage des munitions, qui peuvent exploser au moindre incident et sont donc dangereuses à manipuler. Dans les forces armées qui ont l’expérience des sites de dynamitage permanents, comme les forces armées allemandes, autrichiennes et suisses, l’entretien de ces sites de dynamitage était assuré par des formations professionnelles, comme l’organisation Wallmeister ou le Fortress Guard Corps.

Une charge explosive fixée à un pipeline déjà en construction nécessiterait un entretien régulier, y compris le remplacement de l’explosif si nécessaire. Cela peut s’avérer complexe.

Le contrôle et l’entretien des pipelines souterrains sont assurés par des appareils autonomes qui font des allers-retours à l’intérieur des canalisations et en contrôlent l’état à l’aide de divers appareils de mesure. Cependant, le déploiement de ce qu’on appelle un « PIG » (pipeline inspection gauge) à plusieurs centaines de kilomètres de l’endroit où il a été inséré est un défi technique qu’il ne faut pas sous-estimer. Mais si un tel dispositif de maintenance avait placé une charge explosive dans les pipelines Nord Stream, de l’intérieur, l’examen des dégâts le révélerait immédiatement. Toutefois, il est peu probable qu’une enquête véritablement indépendante sur cet acte de sabotage soit menée un jour.

Un autre défi technique concerne la détonation d’une charge explosive à un endroit aussi difficile d’accès que les pipelines sous-marins, car les détonateurs subissent également des processus de vieillissement, de sorte qu’ils ne fonctionnent plus de manière fiable des années après leur production. Un câble d’allumage électrique de plusieurs centaines de kilomètres de long nécessiterait également une inspection et un entretien réguliers. Il faut être naïf pour penser qu’un pipeline puisse être détruit des décennies après sa construction, à partir d’un poste de commande situé à plusieurs centaines de kilomètres, en appuyant sur un bouton, pour ainsi dire.

Des saboteurs sur le terrain

Il serait nettement moins risqué de produire l’électricité nécessaire à la mise à feu d’un détonateur à une distance sûre du site choisi, à l’aide d’un engin de dynamitage, par exemple au moyen d’une manivelle. Pour cela, il faudrait placer un détonateur électrique dans l’explosif à un endroit préparé à l’avance et le relier à la machine de dynamitage par un câble. Cela nécessite également la présence physique des saboteurs sur le site.

La variante de la détonation à distance par un émetteur radio ou un téléphone portable doit bien sûr être envisagée. Cependant, dans les eaux froides du fond de la mer Baltique, les accumulateurs et les piles nécessaires se déchargent rapidement. Et les ondes électromagnétiques n’y pénètrent pas assez profondément. Les sous-mariniers connaissent les problèmes d’accessibilité des sous-marins immergés, et même les ondes longues utilisées pour les communications sous-marines ne pénètrent pas à des profondeurs de 70 m et au-delà. Pour cette variante, un relais aurait dû être installé près du lieu de sabotage avant l’opération, pour assurer la liaison entre le déclencheur et la cible de l’explosion.

Toutes ces considérations laissent penser que les actes de sabotage des deux gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été perpétrés sur place. Compte tenu de la distance qui sépare les scènes du crime, on peut concevoir que le même groupe de personnes soit responsable des deux actes de sabotage.

Or, la liaison la plus courte entre les deux lieux traverse une zone d’entraînement maritime de la marine danoise. La présence physique d’un navire, d’un sous-marin ou d’un drone sous-marin est beaucoup plus facile à assurer depuis le territoire de l’OTAN que depuis les bases de la marine russe dans l’oblast de Kaliningrad, à 300 km de là.

Si, toutefois, la marine russe était parvenue à surmonter tous ces obstacles techniques et tactiques pour s’approcher du lieu du crime sans être détectée, à y effectuer des préparatifs approfondis, à déclencher la détonation et repartir sans être détectée, il s’agirait d’un véritable exploit, qui devrait déclencher l’alarme dans toutes les capitales occidentales.

Déploiement de sous-marins et de drones sous-marins

Tous ces problèmes peuvent être évités en plaçant simplement une grosse charge explosive de quelques centaines de kilos sur le pipeline à partir d’un sous-marin ou d’un drone sous-marin. Le transport d’une telle charge, sans être détecté, à travers 300 km d’eaux contrôlées par l’OTAN, n’est cependant pas si facile. Si les Russes y étaient parvenus, pratiquement toutes les infrastructures sous-marines des pays de l’OTAN seraient mises en péril, y compris le gazoduc « Baltic Pipe » qui a été inauguré il y a quelques jours, ainsi que tous les câbles de communication sous-marins et la plupart des lignes électriques.

Cela changerait aussi radicalement l’image de forces armées russes prétendument incompétentes, amplement diffusée ces derniers mois par les sources occidentales, tout en jetant une lumière négative sur les forces navales des pays de l’OTAN et des pays candidats concernés.

Il est possible que la guerre des fonds marins soit désormais arrivée en Europe, et la question se pose de savoir si nous sommes à la veille d’une vague de sabotage sans précédent visant les infrastructures sous-marines à la périphérie de l’Europe, coupant notre continent de l’approvisionnement en gaz et des télécommunications. Si cela se produit, dans la guerre de l’Occident contre la Russie, les événements sur le front de l’Ukraine orientale deviendront soudainement sans importance.

Conclusion

Quiconque examine objectivement la faisabilité d’un acte de sabotage contre les gazoducs Nord Stream 1 et 2, au large de Bornholm, est forcé de reconnaître que la paternité occidentale est considérablement plus plausible que la paternité russe.

Si toutefois la responsabilité en revenait aux États-Unis, au Danemark, à la Pologne et peut-être à d’autres alliés de l’OTAN, l’Allemagne, en particulier, devrait en tirer les conséquences.

On peut maintenant se demander quel est le but des spéculations et des théories du complot qui circulent dans les médias occidentaux ces derniers jours autour du sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2. C’est peut-être simplement d’entourer de brouillard la version évidente et la plus plausible d’une paternité américaine. À l’avenir, on ferait bien de considérer les communications occidentales avec un certain degré de scepticisme.

Cables sous-marins.

[1Voir, par exemple, l’émission de la Deutsche Welle, avec des experts, et celle de Tucker Carlson dans son émission Fox News du 27 septembre, telle que rapportée le 28 septembre par LifeSiteNews.

[2Voir le communiqué de presse de Nord Stream du 26 septembre et sa mise à jour du 27 septembre.

[3Pour la localisation des explosions, voir cette carte. Les informations destinées aux marins et fournies par les autorités maritimes danoises sont disponibles ici. Les informations fournies par les sismologues sont disponibles dans un article publié le 26 septembre sur le site Web VolcanoDiscovery.

[4Des informations sur les températures de l’eau de la mer Baltique, les données climatiques et les conditions météorologiques sont disponibles sur le site watertemperature.org. Des données météorologiques sont également disponibles ici sur Meteoblue.com, pour la mer Baltique au large de Bornholm.

[5Voir Offshore Standard Det Norske Veritas DNV-OS-F101 Submarine Pipeline Systems January 2000, disponible ici, en particulier la page 31. [Det Norske Veritas (DNV) est une fondation autonome et indépendante qui se consacre à la protection de la vie, des biens et de l’environnement en mer et sur terre. DNV fournit des services de classification, de certification et de vérification liés à la qualité des navires, des unités et installations offshore et des industries terrestres dans le monde entier et mène des recherches dans ces domaines.

[6Voir les faits et chiffres relatifs au Nord Stream ici. et ici.

[7Voir l’article « Puissante explosion commandée par des sismologues israéliens » dans le Neue Zürcher Zeitung du 18 juin 2004.

[8Voir l’article correspondant, « Seismologists Analyze Explosions on the Kursk », dans Die Welt du 16 janvier 2001.

[9Une vue d’ensemble des sous-marins russes destinés à la guerre des fonds marins se trouve ici sur le blog de H.I. Sutton. En tant qu’unité de surface, le navire de reconnaissance russe Yantar devrait également disposer des moyens appropriés. Voir l’article de H.I. Sutton de 2017 sur le Yantar, « Russian Ship Loitering Near Undersea Cables ». Les sous-marins d’attaque américains de classe Virginia Block VI seront tous équipés de moyens de guerre des fonds marins, selon un article intitulé « Navy New Virginia Block VI Virginia Attack Boat Will Inform SSN(X) », posté le 20 novembre 2020 sur USNI News.

[10À l’instar du système américain de surveillance sonore (SOSUS) qui permettait de surveiller les océans du monde entier pendant la guerre froide, la Russie a également mis en place un réseau de capteurs hydroacoustiques sous la forme du « système Garmoniya. » Pour en savoir plus sur les systèmes hydroacoustiques, cliquez ici.

[11Il s’agit notamment du Klavesin-1R, du Vityaz-D et du Poseidon du côté russe ; de plus amples renseignements sont disponibles dans un article intitulé « Russian Autonomous Uninhabited Underwater Vehicles for Military and Civil Purposes : A Brief Overview », publié le 9 septembre 2021 sur le site Integral.

[12Voir la page d’accueil de Flight Radar 24.

[1313. Ibid.

[14Voir l’article intitulé « BALTOPS 22 : A Perfect Opportunity for Research and Testing New Technology », publié le 12 juin 2022 sur le site Web des forces navales d’attaque et de soutien de l’OTAN.