Assassinat de Shinzo Abe : Cui bono ? 

lundi 18 juillet 2022

Chronique stratégique du 18 juillet 2022 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Bien que l’on ne dispose pour l’instant d’aucun élément probant concernant les motivations de l’assassin et de ses éventuels complices, le meurtre de l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe, le 8 juillet à Nara, au Japon, doit être considéré dans le contexte géostratégique global.

L’assassinat de Shinzo Abe, qui a dirigé de 2012 à 2020 l’une des principales puissances mondiales du Pacifique, et qui a rencontré en particulier le président russe Vladimir Poutine à 27 reprises, dans le but de signer enfin un traité mettant officiellement fin à la Seconde Guerre mondiale, doit être considéré de près. Car il est clair que dans le contexte de la dégradation actuelle de la situation internationale, l’assassinat d’un ancien chef d’État ou de gouvernement peut être un point chaud de déstabilisation, déclenchant des événements pouvant largement dépasser le mobile apparent de l’assassinat.

Shinzo Abe était encore le dirigeant politique le plus important au Japon, conservant son influence même après sa démission en 2020 pour des raisons de santé. Son assassinat le 8 juillet, en plein milieu d’un discours de campagne pour son parti (il n’était pas candidat), laisse un grand vide non seulement dans la vie politique nippone, mais aussi au niveau international. A travers son élimination, les observateurs avisés voient une sinistre mise en garde : tout dirigeant ou nation qui rompt les rangs de la politique antirusse et antichinoise en subira les conséquences. 

Les informations sur l’assassin lui-même, diffusées jusqu’ici par la police, restent vagues et bien des choses restent à élucider. Par contre, on est en droit de s’interroger sur « à qui profite le crime », car l’événement s’inscrit dans le contexte de la guerre larvée de l’OTAN contre la Russie et la Chine. Et comme pour d’autres assassinats politiques perpétrés à des moments critiques de l’histoire (on songe à Alfred Herrhausen, Aldo Moro, John Kennedy ou encore Martin Luther King), l’idée d’un « assassin solitaire » n’est guère crédible

Abe, comme bien d’autres politiciens, a pu susciter bien des controverses, notamment sur la question du réarmement du Japon, sur la question de Taiwan ou sur l’honneur rendu aux anciens fascistes. Cependant, l’une des missions qu’il s’était fixé visait à parvenir à un règlement du conflit avec la Russie, resté en suspens depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, au sujet des îles du Nord, et à la signature d’un traité de paix. Vladimir Poutine et Shinzo Abe semblaient déterminés à les faire aboutir — jusqu’au coup d’État du Maidan en 2014 et au lancement de la campagne tous azimuts contre Moscou. 

Ce qu’il faut rappeler, c’est qu’en mai, l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe avait déclaré que la position du président ukrainien Volodymyr Zelenski sur l’adhésion de son pays à l’OTAN et son refus de résoudre le conflit dans le Donbass avait conduit au déclenchement de la guerre en Ukraine.

Peut-être que la guerre aurait pu être évitée si Zelensky avait été contraint de promettre que son pays ne rejoindrait pas l’OTAN, ou d’accorder un degré élevé d’autonomie à Lougansk et Donetsk à l’est, avait confié Abe à l’hebdomadaire The Economist le 26 mai.

Peu avant sa mort, la presse atlantiste reprochait d’ailleurs au Japon de se jouer de l’axe US/OTAN et de ne pas imposer de « vraies sanctions » aux Russes. Cette presse dénonçait les sanctions inefficaces anti-russes du Japon : « ’Le Japon et trois autres pays du G7 imposent l’embargo sur les exportations d’or russe !’ : c’était la mesure, reprise en gros caractères, que les médias nippons avaient retenu à l’issue de la dernière réunion de l’organisation internationale fin juin, écrivait par exemple le magazine Challenge le 8 juillet. Petit détail — lui jamais mentionné par la pléthore de journalistes qui suivent le sujet : le Japon n’importe pratiquement pas d’or de Russie. Selon l’OEC (Observatoire de la Complexité Économique), émanation du MIT, la quasi-totalité des exportations d’or russe est à destination de la Grande-Bretagne. Bref, c’est une sanction sans objet »

Un ancien fonctionnaire japonais proche du gouvernement nous a confirmé ce récit en disant que lors d’un dîner à Tokyo en 2014 avec Barack Obama et sa conseillère à la sécurité nationale Susan Rice, cette dernière avait fait des pressions sur Abe pour soutenir les sanctions contre la Russie, au point que le Premier ministre qualifia cette soirée de « cauchemardesque ». Ayant partiellement cédé, le Premier ministre imposa alors quelques sanctions plutôt insignifiantes, mais suffisantes pour mettre un terme aux négociations avec Poutine. Shinzo Abe semble avoir gardé depuis un grand mépris pour Susan Rice.

Après l’élection de Donald Trump, qui disait vouloir établir de bonnes relations avec Moscou, les négociations reprirent entre Abe et Poutine. Mais le montage du « Russiagate », catapulté sur le devant de la scène internationale, fit de nouveau capoter les efforts des deux dirigeants. 

Ce qui est clair, c’est qu’à partir de maintenant l’actuel Premier ministre, Fumio Kishida, va pleinement endosser la campagne contre la Russie. Déjà, il a assisté au sommet de l’OTAN le mois dernier en Espagne — ce qui constitue une première pour un chef de gouvernement japonais. D’ailleurs, cette attitude coûtera cher à l’économie japonaise, car elle menace les importants investissements consentis dans le pétrole et le gaz russes, entre autres. En outre, il n’est plus question du projet de Shinzo Abe pour une large collaboration japonaise dans le développement de l’Extrême-Orient russe.

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