Vu d’Inde : « l’eurocentrisme est mort ! »

mercredi 8 juin 2022

Chronique stratégique du 8 juin 2022 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Les mordus de l’ordre unipolaire atlantiste doivent en faire des cauchemars : l’Inde, deuxième puissance démographique et cinquième puissance économique mondiale, persiste à refuser de rentrer dans le rang de l’Otan. Lors d’un forum à Bratislava, le ministre indien des Affaires étrangères a déclaré que l’Inde n’estime pas devoir « choisir son camp », comme le voudraient Londres et Washington, et qu’elle entend mener sa propre politique étrangère, y compris vis-à-vis de Moscou et de Beijing.

Non à la géopolitique des blocs

S’exprimant le 3 juin au Forum GLOBESC 2022 de Bratislava, dans le cadre de sa tournée de quatre jours en Slovaquie et en République tchèque (deux pays alliés de l’Otan), le ministre indien des Affaires étrangères, M. Subrahmanyam Jaishankar, a évoqué sans détours les décisions de politique étrangère de l’Inde, confirmant le refus de son pays de dénoncer l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

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A ceux qui qualifient son gouvernement d’« empêcheur de tourner en rond », il a répondu qu’il n’était pas question pour l’Inde de devoir choisir de s’allier à l’un ou l’autre « axe de puissance » — Europe-États-Unis d’une part et Russie-Chine d’autre part.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que l’Inde rejoigne un quelconque axe, a-t-il affirmé lors d’une session de questions et réponses. L’Inde a le droit de faire ses propres choix, qui seront un équilibre entre ses valeurs et ses intérêts. Ce n’est pas parce que je prends cette position que je ne suis pas d’accord avec vous. Cela signifie simplement que je me tiens sur mon propre terrain.

Lors de son discours, intitulé « Faire passer l’amitié au niveau supérieur : alliés dans la région Indo-pacifique », Jaishankar s’est exprimé dans les termes suivants, comme le rapporte l’Economic Times : « Je [l’Inde] représente un cinquième de la population mondiale. Je suis actuellement la 5e ou la 6e plus grande économie du monde. (...) Je pense que j’ai le droit d’avoir mon propre point de vue. J’ai le droit de peser mes propres intérêts et de faire mes propres choix. Mes choix ne seront pas cyniques et transactionnels. Ils seront un équilibre entre mes valeurs et mes intérêts. Il n’existe aucun pays au monde qui ne tienne pas compte de ses intérêts ».

« Le monde ne peut plus être euro-centré »

Puis, évoquant notre vieux continent, Jaishankar a déclaré : « Beaucoup de choses se passent en dehors de l’Europe. Il y a tellement de catastrophes humaines et naturelles dans notre partie du monde, et de nombreux pays se tournent vers l’Inde pour obtenir de l’aide. Le monde change et de nouveaux acteurs arrivent. Le monde ne peut plus être euro-centré. L’Europe doit cesser de penser que ses problèmes sont ceux du monde, mais que les problèmes du monde ne sont pas ceux de l’Europe ».

Alors que beaucoup d’analystes occidentaux cherchent absolument à comparer le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine aux relations sino-indiennes, le ministre indien a souligné que les problèmes entre la Chine et l’Inde sont apparus bien avant l’Ukraine. « Les Chinois n’ont donc pas besoin d’un précédent ailleurs dans le monde sur la manière de s’engager avec nous ou de ne pas s’engager, ou d’être difficile avec nous ou de ne pas l’être, a-t-il expliqué. Je ne vois pas franchement cela comme un argument très intelligent, mais comme un argument très égocentrique ».

Les relations avec la Chine sont certes difficiles, mais « nous sommes parfaitement capables de les gérer ». Quant à ceux qui reprochent à l’Inde d’avoir refusé de rejoindre le chœur d’accusation contre la Russie, Jaishankar a rappelé que l’Europe n’a certainement pas de leçon à donner en la matière : « L’Europe dans son ensemble a été singulièrement silencieuse sur de nombreuses choses qui se sont passées, par exemple en Asie, a-t-il affirmé, et on pourrait se demander pourquoi l’Asie devrait faire confiance à l’Europe sur quoi que ce soit ? »

En réponse à une autre question visant à savoir si l’achat de pétrole russe par l’Inde finance la guerre de Poutine en Ukraine, le ministre a souligné l’hypocrisie de l’Occident : « Si les pays de l’Ouest, l’Europe, les États-Unis sont si préoccupés, pourquoi ne permettent-ils pas au pétrole iranien d’arriver sur le marché ; pourquoi ne permettent-ils pas au pétrole vénézuélien d’arriver sur le marché ? »

Concernant les allégations selon lesquelles l’Inde aurait imposé une interdiction d’exportation de blé, Jaishankar a expliqué que la mesure a été prise face à une ruée sur le blé indien, en grande partie par des négociants internationaux basés à Singapour et dans les Émirats arabes unis – avec de très mauvaises conséquences pour les pays à faible revenu. « Notre bonne volonté a été abusée par une logique de spéculation. Nous ne donnerons pas aux spéculateurs un accès ouvert au marché indien comme ce que nous avons vu se produire avec les vaccins. Nous ne voulons pas voir cela pour le blé »... Autant de blasphèmes intolérables à l’égard des sacro-saints dogmes du « libre-marché » !

Au fait, en France, cette attitude d’indépendance vis-à-vis de l’Otan et des marchés financiers, on n’appelait pas cela « le gaullisme » ?

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