Esprit de Bandung : l’Indonésie aspire à devenir une nation industrielle moderne

vendredi 1er avril 2022

Chronique stratégique du 1er avril 2021 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

La Heritage Foundation, un think tank américain défendant l’orthodoxie néolibérale, s’est amèrement plainte des multiples moratoires imposés par l’Indonésie sur l’exportation du minerai de nickel. En effet, le pays de 273 millions d’habitants a décidé de ne plus se contenter d’être un simple fournisseur de matières premières pour l’Occident, et de devenir une économie industrielle.

Inquiétudes sur la planète néolibérale

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Jusqu’à récemment, le nickel russe représentait environ un dixième de l’offre mondiale. Mais l’Indonésie possède les plus grandes réserves de nickel au monde et en est déjà le premier producteur. Du point de vue néo-libéral et libre-échangiste, la guerre en Ukraine et les sanctions, qui touchent notamment le nickel russe, offrent aux vendeurs et spéculateurs une véritable aubaine, les acheteurs se disputant une ressource plus rare. « Malheureusement pour les Indonésiens, leur gouvernement a interdit les exportations de nickel », grimace la Heritage Foundation, dans un article publié le 24 mars sur son site.

Le nickel est un métal essentiel pour l’acier inoxydable et pour les alternatives aux énergies fossiles comme les batteries lithium-ion. Déjà, avant le conflit ukrainien, la demande de nickel avait fortement augmenté. Selon le dernier rapport annuel de Nornickel, la consommation mondiale de nickel est passée d’un peu moins de 1,3 million de tonnes métriques en 2009 à plus de 2,4 millions de tonnes métriques en 2020.

Ce qui inquiète en premier lieu les apôtres néolibéraux est le constat qu’en Indonésie, la production de nickel est aux mains du Tsingshan Holding Group, « une entreprise au cœur des ouvertures de ’la Ceinture et de la Route’ (les Nouvelles Routes de la soie) de la Chine dans la région ». Pour la Heritage Foundation, si l’Indonésie en tirera quelques avantages, elle s’est rendue « géopolitiquement vulnérable, car sa dépendance à l’égard des liens exclusifs avec l’initiative chinoise ’Ceinture et Route’ (Belt and Road) affaiblira l’indépendance indonésienne lorsque la Chine piétinera sa souveraineté maritime, sans lui permettre d’accéder à la vaste panoplie d’acheteurs qu’elle pourrait trouver sur un marché mondial ouvert ».

C’est une façon d’analyser les choses. Cependant, lorsqu’on connaît l’histoire de l’Indonésie, qui avait accueillit en 1955 la conférence de Bandung, moment clé de la montée du mouvement des pays non-alignés, une autre lecture est permise. En 2015 à Jakarta, les BRICS avait célébré en grande pompe le 60e anniversaire de Bandung, et les évènements récents ne font que leur donner raison.

Le refus indonésien de simplement vouloir survivre chichement avec la rente des matières premières, marque clairement une volonté de s’émanciper de la géopolitique occidentale

L’Indonésie résistera

En effet, l’Indonésie « prend le contrôle de ses ressources minérales, incite les investissements dans les installations de traitement et modifie l’équilibre international du pouvoir économique », comme l’explique le journal Asia Times. En 2019, Jakarta avait annoncé que les exportations de minerai de nickel seraient interdites à partir du 1er janvier 2020 afin de ralentir l’épuisement des réserves de minerai de nickel, tout en encourageant les investissements dans les installations industrielles de traitement au sein du pays.

En réponse, l’UE a demandé la mise en place d’un groupe spécial à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour obtenir l’élimination des restrictions illégales à l’exportation imposées par l’Indonésie sur les matières premières nécessaires à la production d’acier inoxydable, notamment le minerai de nickel et le minerai de fer. « Ces mesures restreignent illégalement l’accès des producteurs d’acier de l’UE aux matières premières nécessaires à la production d’acier inoxydable », a déclaré l’UE.

« Alors que l’industrie de l’UE a atteint son plus bas niveau de production d’acier inoxydable depuis 10 ans, indique également la déclaration, l’Indonésie est en passe de devenir le deuxième producteur mondial après la Chine, alimenté par des avantages injustes et illégaux comme ceux contestés dans ce litige », s’est indigné le commissaire européen en charge du commerce et vice-président exécutif de la Commission européenne Valdis Dombrovskis.

« Les Indonésiens, bien sûr, voient les choses différemment », écrit Asia Times. S’exprimant devant le Forum économique mondial en janvier, le ministre des Finances Sri Mulyani Indrawati a déclaré : « Nous sommes la plus grande économie de l’ASEAN, et vous ne pouvez pas permettre à cette économie de dépendre uniquement des produits de base sans valeur ajoutée ».

Le mois précédent, le président indonésien Joko Jokowi a prononcé un discours à l’occasion du 7e anniversaire du Parti de la solidarité indonésienne, dans lequel il a précisé les arguments de sa politique en matière de minéraux non transformés. Il a déclaré que l’Indonésie « fera un bond en avant significatif » si elle a « le courage d’industrialiser nos ressources naturelles ».

Le temps est fini où le pays exporte sa matière première, comme il s’en est contenté pendant plusieurs décennies, estime le président indonésien :

Nous avons cessé d’exporter du nickel. L’année prochaine, nous cesserons d’exporter de la bauxite. Après la bauxite, nous cesserons d’exporter du cuivre. Après le cuivre, nous cesserons d’exporter de l’étain. Nous avons de la valeur ajoutée dans notre pays. Cependant, nous devons traiter avec les pays développés qui sont les destinataires de nos exportations. Ils protestent contre nous. L’affaire du nickel a été portée devant l’OMC. Ce n’est pas grave, nous y ferons face.

La production de produits finis permettrait de générer 10 fois plus de valeurs ajoutées, a souligné Jokowi, expliquant qu’au cours des trois dernières années, grâce à l’embargo sur le nickel, la valeur des exportations indonésiennes a augmenté de manière significative. Le déficit commercial avec la Chine a drastiquement baissé, et pourrait même devenir excédentaire. « De la même manière, si nous arrêtons d’exporter de la bauxite, d’exporter du cuivre, d’exporter de l’étain, d’exporter de l’or et d’autres exportations de matières premières, nous obtiendrons davantage. Je crois ardemment que si nous faisons cela jusqu’en 2023 et 2024, notre produit intérieur brut (PIB) en 2030 triplera », a-t-il lancé.

Le retour de cet « Esprit de Bandung » est révélateur du changement de paradigme en cours où, dans la lignée du mouvement des « non-alignés », de plus en plus de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud, saisissent l’opportunité offerte par les Nouvelles Routes de la soie de la Chine pour prendre leurs distances avec le système financier anglo-américain, et pour devenir enfin des nations industrielles modernes.

La naissance de ce « nouveau paradigme », sera au cœur même de la grande visioconférence qu’organise le 9 avril l’Institut Schiller, pour qui la paix mondiale passe par la diplomatie du développement mutuel.

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