En siphonnant l’argent de la banque centrale afghane, Biden aggrave le désastre humanitaire

jeudi 24 février 2022

Chronique stratégique du 24 février 2021 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Le président américain Joe Biden, comme pour démontrer que les États-Unis n’avaient tiré aucune leçon du vaste fiasco des vingt ans de guerre en Afghanistan, dont il s’est fait le dépositaire, a décidé le 11 février dernier de mettre la main sur les réserves afghanes. Un acte illégal en vertu du Foreign Sovereign Immunities Act de 1976, qui a suscité peu d’émoi dans les médias, en dépit de l’indignation de plusieurs ONG, qui ne comptent pas être les idiots utiles dans cette histoire.

Un acte illégal

Prenant pour prétexte la lutte contre le terrorisme taliban, le président américain s’est emparé le 11 février de sept milliards de dollars de réserves de la Banque centrale afghane (la Da Afghanistan Bank, ou DAB), qui étaient placés à la Réserve fédérale américaine sous forme de liquidité, d’or et de bonds du Trésor, et qui étaient gelés depuis le changement de gouvernement à Kaboul. « Une première en matière de droit international, commente Radio France Internationale (RFI). Le président américain crée un précédent juridique, car les fonds des banques centrales mis en dépôt à l’étranger sont théoriquement sacralisés par la loi. Sur le papier, les États-Unis n’ont aucun droit de regard sur les sommes déposées à New York, qui sont mobilisées par la DAB afin d’acheter ou de vendre des dollars sur le marché américain pour stabiliser le taux de la monnaie afghane, comme le font toutes les banques centrales ».

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Le professeur Jean-Pierre Mattout, spécialiste des banques internationales, précise :

En principe, ces réserves sont protégées, puisqu’elles sont censées être utilisées pour les fonctions souveraines d’un État. Aux États-Unis, elles sont insaisissables en vertu d’un texte qui date de 1976, le ‘Foreign Sovereign Immunities Act’.

Le plus surprenant est que Biden compte utiliser la moitié de ces fonds pour indemniser les familles des victimes des attentats du 11 septembre. « C’est un raisonnement très étrange, estime le juriste Haroun Rahimi, de l’université américaine de Kaboul, cité par RFI. Aucun Afghan n’a participé aux attentats du 11-Septembre et on ne peut pas assimiler les actes des talibans à ceux de l’État afghan. Les victimes d’aujourd’hui, ce sont plutôt les Afghans qui ont subi vingt ans de guerre et qui traversent actuellement l’un des pires moments de leur histoire. Qui va encore s’aggraver car, maintenant, comment voulez-vous que la monnaie afghane ne s’écroule pas ? »

Pour justifier un tel acte, les Américains arguent que ces réserves ont été en grande partie constituées grâce à l’assistance financière de la France et des États-Unis. « Cet argent n’est pas juste apparu parce qu’il a été levé par le gouvernement afghan, ou parce que les Afghans ont payé leurs impôts, explique Alex Zerden, qui a dirigé le bureau du Trésor à l’ambassade américaine à Kaboul de 2018 à 2019. C’est avant tout le résultat des dons massifs réalisés par la communauté internationale ».

Autrement dit, les États-Unis ne feraient que récupérer leur dû. Dans ce cas, nous pourrions suggérer au président Macron et aux autres Européens de demander à Washington de leur rendre leur argent.…

Les ONG refusent d’être les « idiots utiles »

Suite à la saisie des fonds afghans par l’administration américaine, de nombreuses ONG, notamment françaises, ont mis en garde, au-delà des « lourdes questions juridiques », contre le fait que cette décision met les humanitaires « en grave danger » et hypothèque les chances de sortir le pays d’une grave crise économique.

Le journal Le Monde cite Filipe Ribeiro, responsable de Médecins sans frontières (MSF) à Kaboul, qui estime que cette décision « rend les ONG potentiellement coupables de recel de vol » puisque ces réserves appartiennent à l’Afghanistan. « Sur le plan légal et sur sa faisabilité, rien ne dit que les États-Unis pourront mener à bien ce projet ». Selon lui, le faire, c’est prendre le risque de plonger le pays dans le chaos. « Les réserves d’une banque centrale servent à soutenir la monnaie, l’économie et le système bancaire, l’en priver, alors que l’Afghanistan souffre déjà d’une grave crise de liquidités, c’est le faire chuter ».

De son côté le directeur général d’Action contre la faim Jean-François Riffaud, qui se trouve actuellement à Kaboul, a prévenu que son organisation se refuse de financer ses activités sur place sur la base de cette manne, « car c’est [les] mettre en situation extrêmement dangereuse vis-à-vis des autorités talibanes et des Afghans eux-mêmes qui pourront [les] considérer, à juste titre, comme complices d’un vol ». Même les ONG féministes hostiles au régime islamiste afghan, ajoute-t-il, ont manifesté contre la décision américaine, jugée contraire aux intérêts du peuple afghan.

Les ONG sont également en colère vis-à-vis de la position du gouvernement français, qui se limite à une aide d’urgence et refuse de financer tout projet de développement, en prétextant ne pas vouloir cautionner le régime taliban. « C’est absurde, observe M. Ribeiro, les nations qui ont fait de ce pays un État rentier en le maintenant sous perfusion décident d’un coup de lui couper les vivres ». Pour Action contre la faim, « la posture française est incompréhensible, on ne négocie pas avec un régime, mais avec un pays ».

« On oublie trop vite que la crise humanitaire que connaît le pays aujourd’hui est le résultat des sanctions prises en août par des pays qui ont soutenu l’Afghanistan à bout de bras pendant vingt ans », explique au Monde un responsable de l’ONU à Kaboul, sous couvert d’anonymat. Près de 75% du budget de l’ancien régime afghan, estimé à environ 9 milliards de dollars, dépendait de l’argent de l’étranger. Les sanctions imposées ont eu pour conséquence directe de réduire ce budget à 450 millions de dollars ; un écart vertigineux qui a poussé en urgence les Nations unies à demander aux donateurs de réunir 4,4 milliards de dollars pour aider l’Afghanistan.

« Cette logique, explique François Hericher, responsable de l’ONG française ‘Acted’ en Afghanistan, conduit les ONG à se substituer aux institutions internationales ; nous venons de lancer un projet à Mazar-e-Sharif avec les Norvégiens, qui consiste en réalité à reprendre une opération brutalement arrêtée par la Banque mondiale. Par ailleurs, on ne peut pas distinguer artificiellement l’aide d’urgence du développement ». Un point de vue partagé par d’autres ONG.

Ce n’est pas l’action humanitaire seule qui sauvera le peuple afghan, affirme Riffaud, mais l’aide au développement qui permettra au moins de stabiliser un pays qui ne peut se tenir debout que s’il dispose d’un système de santé, de services sociaux, etc.

Pour Filipe Ribeiro, les ONG et l’ONU ne peuvent pas jouer indéfiniment le rôle d’idiots utiles et, pour le moment, nous ne voyons pas le bout du tunnel ; pire, nous avons cessé de réfléchir. L’Afghanistan était déjà l’un des pays les plus pauvres au monde, avant le retour des talibans, mais le nombre d’enfants malnutris dans [les] dispensaires est en forte hausse et les Afghans ont faim.

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