Helga Zepp-LaRouche à Paris : en finir avec les guerres permanentes

mardi 5 octobre 2021, par Helga Zepp-LaRouche

Intervention d’Helga Zepp-LaRouche, fondatrice et présidente internationale de l’Institut Schiller, à la conférence organisée par Solidarité & Progrès le 25 septembre 2021 à Paris.

Compte-rendu de l’événement et liens vers les autres interventions.

(S’exprimant d’abord en français) : Bonjour Mesdames et Messieurs. Je suis très heureuse d’être à Paris avec vous. Heureuse parce que je suis une réfugiée d’Allemagne, un pays où il n’y a pas de souverainistes. Mais moi, je suis une souverainiste !

Je ne vais pas continuer à vous torturer avec mon français, mais la situation en Allemagne, effectivement, est très difficile. Je sais qu’en France, en ce moment, les gens sont très en colère contre l’Allemagne, et très déçus du manque de solidarité du gouvernement allemand, ou de certaines forces en Allemagne, après l’acte de trahison [dans l’affaire des sous-marins] de l’Australie, des Britanniques et des États-Unis.

Le problème, comme le disait Jacques Cheminade, c’est que la France est un pays occupé. Cependant, l’Allemagne est dix fois plus occupée que la France. La notion même de « souverainiste » n’y est même pas utilisée. Si vous dites que vous êtes pour la souveraineté allemande, les médias vous accusent immédiatement d’être droitiste, nationaliste, voire nazi.

Demain, 27 septembre, aura lieu l’élection fédérale allemande, qui mettra fin à seize ans de règne de la chancelière Merkel. Selon moi, ce furent seize années de stagnation, de médiocrité, où l’Allemagne n’a été, pour l’essentiel, que le jouet de l’empire anglo-américain. La question que l’on se pose dans toutes les capitales du monde est donc de savoir ce qui viendra après Merkel.

À mon avis, il n’y a malheureusement aucune bonne option, car que de toutes façons, ce sera probablement une coalition de trois partis, et quelle que soit l’option choisie, le Parti vert en fera partie, ce qui signifierait, s’ils ont leur mot à dire dans la définition de la politique allemande, la fin de l’Allemagne en tant que nation industrielle.

Le BüSo, le petit parti que je préside, a fait campagne, entre autres, pour la sortie de l’OTAN et de l’UE. Pourquoi est-il urgent d’entamer un dialogue dans tous les pays européens, mais surtout entre l’Allemagne et la France, sur la sortie immédiate de l’OTAN ? Parce que cette Alliance est sur le point de devenir une OTAN mondiale. Elle s’étend à l’Indo-Pacifique et s’inscrit dans une logique d’affrontement avec la Russie et la Chine, qui, si elle n’est pas arrêtée, ne peut mener qu’à la catastrophe, avec le risque d’une troisième guerre mondiale et donc de l’anéantissement éventuel de la civilisation.

Cette orientation n’est pas affichée ouvertement par l’OTAN en tant que telle, mais poussée par les Britanniques, par les Australiens, par certaines factions aux États-Unis : une politique de changement de régime qu’on cherche à imposer à la fois au président de la Russie, Vladimir Poutine, et au président de la Chine, Xi Jinping.

Il y a quelques jours, une grande conférence s’est tenue à Londres, à Chatham House, appelant pratiquement à un coup d’État contre Poutine, et on voit des pressions massives en ce moment aux États-Unis, pour accroître le nombre de soldats et de d’équipements militaires américains en Ukraine, dans les Pays baltes, en Pologne, en Roumanie - mais surtout en Ukraine, visant à engager un bras de fer avec la Russie sur l’avenir de l’est ukrainien et l’accès à la mer Baltique. C’est extrêmement dangereux.

L’affrontement avec la Chine est également très fort : en ce moment même, les principaux journaux australiens de la presse Murdoch appellent ouvertement à un coup d’État contre Xi Jinping, en demandant aux membres du Parti communiste de le remplacer par un dirigeant qui accepterait, en gros, le « consensus de Washington » [libre-échange, néo-libéralisme, démocratie, privatisations et fin d’un Etat stratège].

Il s’agit de la même politique que celle écrite par l’Atlantic Council il y a quelques mois, dans un document intitulé « The Longer Telegram : Toward a New American China Strategy », qui appelle essentiellement à un coup d’État en Chine.

Il s’agit donc, de la part des atlantistes, d’une tentative visant à provoquer un changement de régime dans deux puissances nucléaires. Cela conduit le monde au bord de la guerre. La situation avec Taïwan est également très chaude. De nombreux articles sont parus ces derniers temps dans la presse chinoise, affirmant qu’en cas de guerre entre les États-Unis et la Chine, soit pour le contrôle de Taïwan, soit pour celui de la mer de Chine méridionale, c’est la Chine qui l’emporterait.

Naturellement, il s’agirait d’une guerre conventionnelle, mais si les États-Unis perdent une guerre conventionnelle contre la Chine, la grande question est de savoir s’ils en viendront à utiliser des armes nucléaires.

Le journaliste Daniel Ellsberg, célèbre pour avoir révélé l’affaire du Watergate, a demandé aux lanceurs d’alerte de se manifester au Pentagone et de révéler les discussions internes sur l’utilisation des armes nucléaires par les États-Unis. Ainsi, la trahison commise à l’encontre de la France, avec l’annulation de la vente de sous-marins à l’Australie, s’inscrit dans le contexte d’une situation stratégique extrêmement avancée, car elle a accompagné la création de la nouvelle alliance militaire dite AUKUS - Australie, Royaume-Uni, États-Unis - dans la région indo-pacifique.

Le président Biden a annoncé qu’il poursuivrait la politique de retrait d’Afghanistan et qu’il « mettrait fin aux guerres permanentes », répondant ainsi au souhait du peuple américain, qui ne veut vraiment pas poursuivre ces guerres. De nombreux experts n’y croient pas totalement : cela ne signifierait-il pas simplement que les États-Unis et l’OTAN veulent avoir les mains libres, pour ainsi dire, ne plus être impliqués au Moyen-Orient dans ces guerres désordonnées, pour pouvoir se réorienter et se concentrer entièrement sur l’endiguement de la Russie et surtout de la Chine ?

Je pense qu’il est absolument impossible de contenir la Chine. C’est une idée idiote, venant de personnes qui ne réfléchissent pas à l’histoire, qui ne connaissent pas l’histoire de la Chine : l’idée que l’on puisse « contenir » un pays de 1,4 milliard d’habitants, forgé par 5000 ans d’histoire, qui a prouvé qu’il pouvait sortir 850 millions de personnes de la pauvreté extrême, qui a donné aux pays en développement, pour la première fois, une chance de surmonter leur sous-développement - si vous pensez pouvoir arrêter un tel pays, ce sera avec une guerre thermonucléaire, mais pas par un endiguement au sens conventionnel.

D’autant plus que, dans le contexte de l’Assemblée générale des Nations unies, Xi Jinping vient de faire une nouvelle proposition très intéressante, appelée « Initiative mondiale pour le développement » (Global Development Initiative, GDI).

Bien que l’on ne connaisse pas encore toute la portée de sa proposition, elle met l’accent sur le rôle de la haute technologie dans le développement des pays émergents, car c’est la haute technologie qui permettra de faire un bond en avant dans la productivité de l’économie et donc d’accélérer le développement de ces pays. Et naturellement, les pays en développement, y compris le Liban, comme nous venons de l’entendre, sont beaucoup plus heureux de recevoir une aide au développement que d’être une simple base militaire pour les États-Unis ou l’OTAN, ou d’être un porte-avions quelque part dans l’Indo-Pacifique, sans recevoir le moindre soutien économique.

Regardez maintenant comment l’Occident se comporte avec les pays en développement. Prenez Haïti  : cette petite nation, qui a subi un tremblement de terre, qui a connu des catastrophes naturelles majeures, est en ruine. Or, que font les États-Unis de ces 14 000 Haïtiens massés à la frontière entre le Mexique et les États-Unis ? La police des frontières les rassemble, les menotte, les met dans des bus ; on ne leur dit pas où on les emmène. Ils sont renvoyés par avion en Haïti, cet Etat en déshérence totale. Arrivés là, ces gens n’ont rien à manger, pas de toit, pas d’énergie, pas de médicaments. C’est comme si on les renvoyait dans une sorte de camp de concentration.

Regardez la situation au Yémen : 14 millions de personnes sont en danger aigu de mourir de faim, selon le Programme alimentaire mondial (PAM). Regardez la Syrie : plus de 90 % de la population voit sa situation empirer de jour en jour à cause de la guerre et du terrorisme, mais surtout des « sanctions César » qui les empêchent d’accéder à une quelconque forme d’aide à la reconstruction. C’est un meurtre de masse ! L’Irak n’est pas beaucoup mieux. Et de nombreux pays d’Afrique sont dans une situation épouvantable.

Regardez l’Afghanistan, où l’OTAN a fait la guerre pendant 20 ans : deux semaines après le départ des dernières troupes américaines et de l’OTAN, on a un pays au bord de l’effondrement. Plus de 90 % de la population souffre d’insécurité alimentaire ; 4 millions de personnes pourraient mourir de faim au cours de l’hiver prochain. Plus de 90 % de la population n’a pas accès aux soins médicaux - des femmes enceintes sont sur le point de mourir, faute de soins médicaux. Et tout cela est fait délibérément par l’Occident ! La Réserve fédérale américaine a gelé 9 milliards de dollars appartenant au peuple afghan, et l’on a atteint un seuil au-delà de toute tolérance !

Les médias occidentaux et la plupart des politiciens s’écrient : « On ne doit pas donner d’aide humanitaire à l’Afghanistan, et encore moins d’aide au développement à cause des talibans », comme si cela n’affectait pas la population afghane ! C’est une situation que nous devons absolument faire cesser, parce que ce n’est pas mieux que ce qui s’est passé en Allemagne il y a 80 ans.

Quant à la population américaine et européenne, elle est surtout coupable de ce que nous appellerons « l’indifférence dépravée » : les gens savent, mais il n’y a pas de soulèvement populaire pour dire « Assez ! Arrêtez ça ! »

En apprenant que Biden allait retirer les troupes d’Afghanistan, je me suis dit que c’était une chance unique de changer de paradigme : si nous obtenons des pays voisins de l’Afghanistan, des républiques d’Asie centrale, du Pakistan, de l’Irak, de la Russie, de la Chine et de l’Inde, qu’ils acceptent de développer et de reconstruire réellement l’économie afghane, et que certaines nations européennes et les États-Unis collaborent à la reconstruction de ce pays (ce qui est une obligation morale pour les forces qui y ont fait la guerre pendant 20 ans), alors, à très petite échelle, nous pourrons amorcer le début d’un nouveau paradigme de coopération internationale. Et cela peut devenir le premier pas pour surmonter cet affrontement géopolitique entre les États-Unis, les Britanniques, l’UE, face à la Russie et à la Chine, qui, sinon, conduira à une troisième guerre mondiale.

Ce qu’il faut, c’est un changement de mentalité. La bonne chose, c’est que les pays voisins que je viens de mentionner pensent déjà de cette façon. Il y a eu des réunions de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), des BRICS, diverses conférences à Douchanbé, et tous ont convenu que l’Afghanistan devait être intégré à l’initiative « Belt and Road » (Ceinture et Route). Le porte-parole des talibans a déclaré qu’ils accueilleraient favorablement les investissements chinois et le rôle de la Chine dans la reconstruction de l’Afghanistan.

Maintenant, la grande tâche pour nous en Europe, et aux États-Unis, est de mobiliser le soutien de nos nations occidentales pour y participer.

Je pense que ce qui est en jeu ici dépasse de loin le simple fait que l’Occident ait subi la plus grande humiliation de l’histoire de l’OTAN. En vingt ans, la plus puissante organisation militaire du monde, les États-Unis, et l’OTAN, n’ont pas réussi à vaincre 65 000 combattants talibans ? Si ce n’est pas une défaite honteuse, je ne sais pas ce que c’est !

Cependant, nous devons aller aux racines plus profondes de ce qui s’est passé. Pourquoi les guerres coloniales, les guerres permanentes qui ont suivi, surtout après le 11 septembre, pourquoi cela doit-il cesser pour de bon ?

C’est une ère de la civilisation humaine qui doit prendre fin, car elle n’est pas digne de l’espèce humaine. Ces guerres ont coûté 8000 milliards de dollars, ont tué plus d’un million de personnes, ont provoqué plus de 70 millions de réfugiés. Pour quel résultat ? Pour rien ! Si vous parlez aux soldats, très nombreux, qui ont été en rotation à plusieurs reprises en Irak, en Afghanistan ou dans d’autres pays du Moyen-Orient, maintenant que c’est terminé, beaucoup d’entre eux disent : « Nous avons tué des gens ! »

En effet, dans une guerre, les soldats tuent des gens. Mais désormais, ils se disent « si tout cela n’a servi à rien, peut-être avons-nous fait quelque chose de terriblement mal » et ils ne peuvent plus se regarder dans une glace, ils sont traumatisés. Ils souffrent de syndromes de stress post-traumatique à cause de cela. Si nous voulons que la population se mobilise contre cela, nous devons toucher le cœur de ces soldats et de leurs familles, et de tous ceux qui ont connaissance de la tragédie qui s’est déroulée, afin de vraiment les mobiliser pour y mettre fin pour toujours.

À l’heure de l’arme thermonucléaire, il devrait être clair pour tout le monde que la guerre ne peut plus être une méthode pour résoudre les conflits, si l’on ne veut pas mettre en péril l’existence de l’espèce humaine. L’année dernière, après le meurtre de George Floyd aux États-Unis, j’ai lancé le « Comité pour la coïncidence des opposés ».

Cette idée trouve son origine chez Nicolas de Cues, le penseur du XVe siècle qui fut le fondateur de l’État-nation moderne, car il a développé pour la première fois, avec Louis XI et Jeanne d’Arc en France, l’idée du consentement des gouvernés en tant que principe nécessaire de la souveraineté. Cela implique que la notion du Un, que la raison créatrice peut conceptualiser, possède une magnitude plus élevée et est plus puissante que le Multiple.

Naturellement, le cardinal Nicolas de Cues est arrivé à cette conception philosophique à partir de réflexions théologiques, mais elle peut s’appliquer à tous les problèmes, à pratiquement tous les domaines de la société et de la vie humaine. C’est une idée qui surpasse celle de parti politique, car, comme l’a dit George Washington en quittant ses fonctions, le concept de parti politique divise, et on a toujours le risque que les partis ne représentent pas le bien commun de la nation mais les intérêts de groupes spécifiques, faisant pression en faveur de tel ou tel intérêt, et ils sont donc potentiellement très dangereux. On peut le voir en France chez les souverainistes : si vous avez 20 candidats souverainistes à la présidence, qui ne peuvent pas sauter le pas pour s’élever vers le « Un » supérieur de la nation, tous leurs efforts auront été plus ou moins vains.

Cependant, le concept de « coïncidence des opposés » n’est pas un concept statique, c’est une dynamique de développement. L’intérêt des pays d’Asie centrale, Russie, Chine, Pakistan, Inde, Iran, c’est le développement de l’initiative Ceinture et Route. Et comme toujours dans l’histoire, le développement des infrastructures a un effet civilisationnel incroyable sur la population.

Alors que les médias occidentaux poussent les hauts cris sur les « droits des femmes » en Afghanistan, la Réserve fédérale et la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, font un terrible boulot pour les femmes en Afghanistan : en bloquant les fonds qui appartiennent à ce pays, en les retenant, ils provoquent la mort des femmes enceintes. Je pense donc qu’il faut dire la vérité, et la réalité est que le développement de l’Afghanistan est une nécessité absolue !

La participation des nations européennes, avec la Russie, la Chine et les autres voisins, à la reconstruction de l’Afghanistan, est le moyen de sortir de l’impasse actuelle, parce que la Russie et la Chine ne sont pas des menaces. Toute cette propagande qui les désigne comme la terrible menace contre laquelle nous devons nous unir pour défendre les « valeurs occidentales » et « l’ordre fondé sur des règles », tout cela n’est que propagande ! La Russie n’est pas une menace. La Chine n’est pas une menace. Elles ont toutes deux proposé leur coopération. Poutine est venu au parlement allemand pour nous proposer une coopération très avancée, et au fil des ans, de nombreuses propositions ont été faites. Et la Chine a fait des offres de coopération à l’Europe, aux États-Unis, et c’est toujours l’Occident qui a répondu par des changements de régime, des révolutions de couleur, en rejetant ces offres.

Je pense donc que nous avons maintenant une chance unique de remodeler complètement le débat stratégique, pourvu que nous parvenions à mobiliser la volonté politique de l’Europe pour coopérer dans cette perspective.

Cette proposition d’utiliser la reconstruction de l’Afghanistan comme le début d’un nouveau paradigme a déjà recueilli un grand soutien, notamment de la part de deux anciens ministres de la Santé américains (Jocelyne Elders et David Satcher), qui l’ont totalement endossée.

Nos forces ont lancé une grande mobilisation aux États-Unis en ce sens, et j’espère que certains d’entre vous adopteront cette proposition pour la France, parce que je pense que pour l’Europe, la France pourrait assumer un rôle de leader pour faire avancer un tel changement.

Je vous remercie.

Questions-réponses

De nombreux analystes, ici en Europe, veulent travailler avec la Chine, et tous avec la Russie. Ils sont pour la souveraineté nationale, et leur réaction naturelle, en voyant la défaite des Etats-Unis en Afghanistan, a été de se réjouir en disant « regardez ! on avait raison. On est si bon ! » Mais votre réaction a été très différente : vous êtes allée plus loin, en proposant que la Russie et la Chine travaillent avec les Etats-Unis et s’unissent pour développer ce pays. Je pense que ce mouvement est la seule voix qui souhaite cela et qui ait proposé cette idée. Quelle est la méthode de pensée qui vous a inspiré cette réaction naturelle, face à ce développement historique ?

HZL : Tout d’abord, le caractère indispensable de cette coopération entre les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde est une idée qui a été promue pendant très longtemps par mon défunt mari, Lyndon LaRouche. Et la raison pour laquelle il a choisi cette combinaison de pays pour travailler ensemble, c’est que l’on a besoin de ces quatre nations, qui sont les plus puissantes du monde (les deux premières économies et les plus grandes puissances nucléaires) pour vaincre l’oligarchie financière, parce qu’aucun pays, à lui seul, n’est assez fort pour vaincre la City de Londres ou Wall Street, ou les deux. Cela nécessite l’union de ces quatre États-nations les plus puissants, qui devraient ensuite être soutenus par d’autres États-nations. Sans cette combinaison, c’est quasiment impossible.

Ce n’est donc pas une idée entièrement nouvelle que de surmonter de cette manière les différences géopolitiques. Plus concrètement, je pense que les pays voisins y sont tous favorables, comme vous avez pu le voir lors des récentes conférences. Pour eux, c’est absolument évident, car l’Afghanistan était comme un point noir sur la carte : tous les autres pays travaillaient avec la Chine sur l’initiative « Ceinture et Route », sauf l’Afghanistan, car il y avait la guerre et l’OTAN.

Ainsi, pour que le Pakistan se connecte aux pays d’Asie centrale, il doit passer par l’Afghanistan. En ce sens, tous les voisins ont une vision complètement différente des Occidentaux. Hier, le ministre pakistanais des Affaires étrangères [Qureshi] a demandé aux Européens d’être plus créatifs dans leur approche des talibans. En ce sens, je ne regarde jamais le monde d’un seul point de vue – celui de l’Allemagne, des États-Unis ou autre. J’essaie toujours de le voir sous un autre angle, celui de la Chine, par exemple, ou encore, comment est-il vu par la Russie ? par l’Inde ? C’est pourquoi j’ai immédiatement reconnu le potentiel d’aller dans cette direction.

Troisièmement, c’est la philosophie de l’Institut Schiller depuis le début, car il a été fondé dans l’idée d’instaurer une nouvelle relation entre les nations, où chacune devrait se rapprocher de la meilleure tradition de l’autre, et vice versa, et c’est ainsi que nous pourrons atteindre le développement harmonieux de tous. Il se trouve que cette idée est très proche de celle de « l’avenir commun de l’humanité », promue par Xi Jinping. Lui vient d’un milieu confucéen, et moi d’un de l’univers de Friedrich Schiller, mais ces principes sont très similaires : le poète et le philosophe.

A propos de l’Afghanistan, (…) je pense que la situation est si grave qu’elle nécessite une réaction immédiate. C’est tout un peuple qui va mourir ! La situation afghane est inimaginable, et l’Occident est en train de créer - je ne veux pas le dire avec des mots trop durs - mais la guerre financière contre le peuple afghan va tuer des milliers et des milliers de gens, et peut-être encore davantage si elle n’est pas arrêtée.

En tant que mouvement, nous faisons une pression énorme sur le gouvernement américain pour qu’il rende ces 9 milliards de dollars ! Malheureusement, les familles des victimes du 11 septembre mènent maintenant une action en justice pour obtenir cet argent, car elles ont intenté un procès aux talibans il y a de nombreuses années, et c’est un développement absolument terrible, car on voit deux victimes se battre l’une contre l’autre.

Le monde entier a besoin d’un système de santé performant parce que nous ne sortirons de cette terrible pandémie que si chaque pays en est équipé - Haïti, l’Afghanistan, la Syrie et partout ailleurs !

Ma proposition concernant ce système de santé et sa mise en œuvre en Afghanistan prévoit de faire de Pino Arlacchi le médiateur de la participation occidentale. Il était secrétaire général adjoint des Nations unies avant la guerre et, en 2000, il a réussi à obtenir un accord avec les talibans pour qu’ils éliminent complètement la production d’opium. La philosophie des talibans n’est pas favorable à la drogue, c’est contraire à leur religion. Donc, si vous leur proposez un développement alternatif… Pino Arlacchi devrait être le médiateur officiel de cet accord, parce qu’il a déjà réussi une fois et qu’il y a un espoir qu’il puisse le refaire.

Qu’entendez-vous par le mot « développement » ? S’agit-il de développement durable ?

HZL : Le concept de « développement durable » est généralement synonyme de non-développement. Si vous regardez ce que l’UE propose pour l’Afrique, par exemple, quand ils parlent de développement durable, ils veulent dire de petits projets, chaque village devrait avoir son propre puits - ce n’est pas du développement ! Si vous regardez comment chaque nation s’est développée sur cette planète, ça a toujours commencé par les infrastructures de base.

J’ai donc suggéré de commencer par un système de santé, car la quatrième vague de la pandémie arrive. L’actuel ministre afghan de la Santé, le Dr Wahid Majrooh, vient de déclarer que depuis que les soi-disant « pays donateurs » ont cessé de verser de l’argent parce que les talibans avaient pris le pouvoir, plus de 90 % de la population afghane se retrouve privée de tout approvisionnement médical.

Aussi, si vous voulez avoir des milliers d’hôpitaux modernes, des médecins et des infirmiers bien formés, vous avez besoin d’eau. Vous ne pouvez pas faire fonctionner un hôpital sans eau potable ni électricité. Or l’Afghanistan ne dispose actuellement que de 600 MW de production électrique pour l’ensemble du pays : c’est ce que consomme une entreprise, moyenne ou grande, en Europe - une seule entreprise pour tout un pays ! Nous devons donc intervenir massivement pour lui fournir de l’énergie, de l’eau potable et des infrastructures de base.

C’est un début, mais une fois qu’on a reconnu la nécessité d’un système de santé moderne pour sauver la vie des gens, le reste suivra. Par ailleurs, les pays voisins ont déjà tous manifesté leur intérêt pour intégrer l’Afghanistan au Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), en passant par le col de Khyber jusqu’en Asie centrale, afin de connecter tous les projets de la région. C’est ainsi qu’on développera l’infrastructure.

Les nations européennes devraient proposer de construire ce système de santé, parce que les besoins sont immédiats, et comme je l’ai dit, ce n’est pas seulement l’Afghanistan, c’est la Syrie, c’est le Yémen, c’est toute une région qui est sur le point de sombrer. Et je pense que si l’Europe n’apporte pas la fibre morale pour résoudre cela, c’est que nous ne sommes pas moralement aptes à survivre. Il est de notre responsabilité de racheter notre âme après 20 ans de guerre stupide.

Conclusion

Je pense qu’on a plus de raisons d’être optimiste qu’on ne le penserait en n’écoutant que nos grands médias, car on voit se développer dans le monde une tout autre dynamique, beaucoup plus réaliste.

En Europe, nous n’avons qu’un seul problème sérieux : nous avons perdu le lien avec nos plus grandes traditions. Nous avons perdu le lien avec la renaissance andalouse, la renaissance italienne, la grande tradition de Louis XI, de l’Ecole Polytechnique à son origine, de la période classique allemande, des grands philosophes comme Leibniz, de Cues, des grands compositeurs classiques. La différence avec les nations asiatiques est qu’elles ont fait revivre leurs propres traditions.

Il y a deux ans, j’ai participé au Dialogue asiatique des civilisations en Chine, avec des gens venus de l’Inde, de la Perse, de nombreux pays. Tous célébraient leurs 5 000, 3 000 ou 2 000 ans d’histoire, puisant dans cet héritage la force d’avoir une idée optimiste de l’avenir.

Je pense que l’Europe devrait faire la même chose. Nous avons tous ces grands penseurs, poètes, philosophes et inventeurs. Mais nous sommes devenus médiocres, et c’est pourquoi les Asiatiques pensent que l’avenir sera le siècle asiatique.

Je suis convaincue que l’avenir devrait être, non pas le siècle asiatique, mais le siècle de toute l’humanité. Et l’Europe a un rôle important à jouer car nous avons de très grandes contributions culturelles à apporter au futur paradigme de la civilisation, mais nous devons vraiment nous réveiller très vite, pour de bon.