La dimension prométhéenne de l’art de Beethoven

mercredi 27 janvier 2021

Voici le discours de Georges Bériachvili, pianiste et musicologue, prononcé lors de la visioconférence du 16 décembre 2020 « Beethoven : le souffle créateur pour révolutionner notre temps », organisée en l’honneur du 250e anniversaire de Beethoven.

Les autres discours de la conférence :

Par Georges Bériachvili

L’art de Beethoven est souvent qualifié de « révolutionnaire ». Son œuvre a effectivement marqué un tournant dans l’histoire de la musique. Nombre de ses compositions – Egmont, Fantaisie chorale, 9e Symphonie, entre autres – sont des éloges explicites de la lutte pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Enfin, en tant que personnage, il était fier et indomptable, en plus d’avoir été un républicain convaincu.

Mais les traits que l’on peut désigner comme révolutionnaires chez Beethoven sont encore plus nombreux et profonds. C’est à travers un autre qualificatif, celui de « prométhéen », que j’essayerai d’en dévoiler le sens et l’ampleur.

Dans les écrits sur Beethoven, notamment ceux dédiés à son 250e anniversaire, on trouve souvent l’épithète « prométhéen », qui renvoie surtout à la puissance « titanesque » de sa musique et au caractère intrépide de sa personnalité. Or, en plus de ces traits, la musique de Beethoven porte un contenu « prométhéen » plus spécifique. Ce contenu remonte au Prométhée enchaîné d’Eschyle et sous-tend l’idée de libération et de développement des capacités créatives de l’homme. Il implique l’idéal de l’homme ascendant, accompli, héroïque et solidaire avec l’humanité entière.

Il est vrai que du XVIIe siècle à nos jours, des intellectuels ont multiplié des interprétations assez divergentes du mythe et de la figure de Prométhée. D’aucuns aujourd’hui vont jusqu’à l’associer avec la fuite en avant technologique, avec un mondialisme néolibéral ou avec des projets de reformatage de la société, qui sont tout sauf progressifs. Il n’est pas de mon propos de polémiquer ici avec elles. Il suffit de dire qu’elles n’ont rien en commun avec Beethoven.

Chez Eschyle, Prométhée ouvre aux humains les yeux et les oreilles, il leur donne le feu, réveille leur intelligence, leur apprend les sciences et les arts, les lance sur le chemin du développement. A cette aspiration à l’essor et l’élévation culturelle de l’homme chez Beethoven s’ajoute l’idée de la fraternité et de l’unité de l’humanité.

A ce sujet, on peut citer Adorno dans son Introduction à la sociologie de la musique : « Les symphonies de Beethoven furent, objectivement, des discours adressés à l’humanité, qui voulaient, en lui démontrant la loi de sa vie, l’amener à la conscience inconsciente de cette unité, laquelle demeure sinon cachée aux individus dans leur existence diffuse. »

Il faut ajouter que c’est précisément chez Beethoven que l’appel à la fraternité et l’amour universels jaillit le plus puissamment. En y associant l’idée de l’élévation de l’homme et celle de la lutte héroïque, on obtient une « formule » du programme prométhéen et révolutionnaire de l’auteur de la 9e Symphonie.

Dans certaines de ses œuvres, l’expérience émotionnelle liée à ce « programme » s’abat sur l’auditeur avec une force extraordinaire. Dans d’autres, elle ne ressort pas à la surface, mais l’idée en demeure toujours ancrée dans la démarche créatrice et les principes de composition.

C’est sur cet aspect proprement musical que je voudrais maintenant me concentrer, en laissant de côté la biographie du compositeur ou les commentaires de différents musiciens ou intellectuels.

Puisqu’il n’y a pas de place ici pour une analyse musicale développée, je me limiterai à quelques traits essentiels qui forment le socle du sens prométhéen chez Beethoven.

La composante la plus évidente en est la musique de la Révolution française. En effet, Beethoven a connu et étudié les œuvres des compositeurs français qui écrivaient dans les années révolutionnaires : Gossec, Méhul, Cherubini… Il connaissait également des chants de la Révolution. La musique française de cette époque était devenue beaucoup plus dramatique et monumentale que sous l’Ancien régime. Elle a intégré des éléments de chants de masse et était souvent jouée en plein air par d’immenses orchestres et chœurs. Cela lui a donné une nouvelle puissance et une envergure qui portait l’empreinte émotionnelle des idéaux et des espoirs de la Révolution.

Beethoven assimila cette musique en s’en inspirant surtout dans ses œuvres symphoniques. Parmi les exemples les plus typiques, on peut citer la 5e Symphonie (en particulier son 4e mouvement) ou la musique pour Egmont, de Goethe.
Une autre composante, qui recoupe souvent la première, consiste en des gestes musicaux de détermination, de volonté, de courage, etc. Ces gestes sont exprimés par des passages explosifs, accents violents, fins de phrases obstinément affirmatives, silences rhétoriques ou « questions » suivies de « réponses » résolues…

Chez Beethoven, leur sens dépasse de loin celui d’une rébellion individuelle. La clarté et la simplicité des tournures mélodiques et harmoniques leur confèrent un pathos citoyen et un caractère supra-personnel. De nombreux spécialistes ont remarqué que dans la musique beethovénienne, l’individuel et le collectif, le subjectif et l’universel, sont unis en un équilibre organique. C’est plus tard, au cours du XIXe siècle, que la balance penchera de plus en plus vers l’expression de sentiments personnels.

Certes, Beethoven nous a laissé également de nombreuses pages d’un lyrisme sublime. Ces pages ne font qu’enrichir l’image de l’homme entier et accompli, mu par l’amour au sens le plus élevé. Elles élargissent aussi la palette des contrastes qui ont une importance primordiale pour Beethoven.

L’omniprésence et le rôle dynamique des contrastes sont un trait correspondant au dynamisme du développement et de la lutte, propre à la conscience historique prométhéenne. Chez Beethoven, les contrastes et oppositions sont présents à tous les niveaux, à commencer par des éléments d’un même thème pour finir par de grandes parties de la composition.

La composition beethovénienne se caractérise également par le fait que tout détail particulier y est relié à la construction de l’édifice global. Rien n’existe juste pour le plaisir du moment présent. Toute beauté locale n’est là que dans la mesure où elle participe au déploiement énergétique et événementiel de l’ensemble. C’est encore un trait qui relève de la prédominance du mouvement vers un but, de la volonté constructrice sur la sensibilité, aussi grande et fine soit-elle. Mais le côté architectural chez Beethoven n’est jamais statique. A l’image de l’homme en action incessante, sa musique est un flux en constant devenir.

Le pouls intérieur de la musique de Beethoven, avec sa fermeté et son dynamisme, traduit un profond optimisme fondé sur une foi en l’harmonie de l’univers et la destinée élevée de l’homme. Même ses pages les plus douloureuses font souvent ressentir le pas assuré de quelqu’un qui y croit sans réserve.

Dossier à commander, 60 pages, 10 euros.

Le matériau musical premier (c’est-à-dire les motifs, les accords, leurs enchaînements, etc.) est somme toute très simple. Mais l’assemblage et le développement de ce matériau sont riches et complexes. En opérant cette association entre le plus simple et le plus savant, Beethoven relie symboliquement le « bas » et le « haut » de l’homme et de la société. Il indique ainsi la possibilité du développement ascendant, accessible à tous.

Certes on peut dire la même chose d’autres grands compositeurs – Bach, Haydn, Mozart… Mais Beethoven en cela est particulièrement emblématique. Le contexte historique de son adolescence et de sa jeunesse y a certainement contribué. C’est à cette époque que la croyance en un avenir meilleur pour l’humanité, en la libération de l’homme et l’amélioration de la société, était à son apogée.

Le vrai développement de l’homme implique le principe de son intégrité intérieure, une synergie entre le sentiment et la raison. Ainsi, la musique de Beethoven exprime toujours, non pas une « atmosphère » émotionnelle, mais un processus de l’évolution de la pensée et du sentiment, soudés en un seul et même vécu.

Là encore, on le retrouve également chez d’autres grands compositeurs, mais Beethoven est le plus systématique en la matière. Ce n’est sûrement pas un hasard s’il a inscrit dans un livre d’autographes de son ami Lenz von Breuning, une phrase tirée du Don Carlos de Schiller : « La vérité est donnée aux sages ; la beauté s’impose au cœur sensible ; elles sont inséparables l’une de l’autre ».