Assassinats ciblés par drone : l’inquiétant tournant de Macron

mardi 13 octobre 2020, par Karel Vereycken

Vous souvenez-vous des « Drone Papers »  ? C’est ainsi que le site d’investigation The Intercept avait baptisé son long dossier levant le voile sur certains aspects du programme d’assassinats ciblés de l’armée américaine et de la CIA, en octobre 2015 (voir également encadrés en bas de cet article). Un dossier que Solidarité et progrès avait couvert à l’époque, évoquant notamment le rôle du président Obama. Dans le cadre de cette lutte contre le terrorisme, le nombre de tirs de missiles par drone et de morts se chiffre par milliers et sur une demi-douzaine de théâtres d’opération - notamment en Afghanistan et au Yémen. Mais quid du président Macron, alors que la France est toujours aux prises avec le terrorisme, au Sahel notamment ?

Les opérations « homo »

Depuis Guy Mollet en 1957, tous nos chefs d’Etats ont eu recours à des opérations dites « homo » (pour homicide). Il s’agissait ni plus ni moins que d’assassinats ciblés - les mêmes qu’on a aujourd’hui rebaptisés sous le nom de « neutralisation ». Pour autant, ce qui consistait en l’élimination d’individus représentant une menace grave et imminente à la sécurité de la nation était exécuté avec « une extrême parcimonie et dans des conditions très précises ».

Ces opérations sont aujourd’hui conduites par la cellule « Alpha » du service Action des services spéciaux du renseignement extérieur de la France (SDECE puis DGSE) ou par des commandos de l’armée.

Puis sont venus les attentats du 11 septembre 2001. George Bush autorise alors l’utilisation de drones tueurs pour lutter contre le terrorisme. Deux programmes voient alors le jour : le premier, connu des législateurs et du public, est mis en œuvre par l’Armée américaine et vise à protéger les troupes sur les théâtres de guerre où ils interviennent (Afghanistan et Irak). Le deuxième est un programme secret et opaque de la CIA, que l’agence sous-traite à des acteurs privés, notamment la fameuse société privée de mercenaires Blackwater, et concerne le monde entier.

Quand Obama systématise les assassinats ciblés

Barack Obama va intensifier les assassinats ciblés en 2009. Cité dans un livre en 2013, après avoir fait abattre par drone, sans aucune procédure judiciaire préalable, un citoyen américain devenu dirigeant d’Al-Qaïda, le Prix Nobel de la paix aurait lâché : « Il semble que pour tuer des gens, je sois vraiment bon… Je ne savais pas que cela deviendrait mon point fort. » [1]

En 2010, le rapporteur des Nations unies pour les exécutions extrajudiciaires, Philippe Alston, condamne les Etats-Unis pour avoir tué par drone plusieurs centaines de civils au Pakistan. « Les agences de renseignement, qui, par définition, n’ont pas de comptes à rendre, hormis à leurs commanditaires, n’ont pas à piloter des programmes destinés à tuer des gens dans des pays étrangers. (…) Comme les opérateurs se trouvent à des milliers de kilomètres du champ de bataille et qu’ils opèrent uniquement sur des écrans d’ordinateur (...), une mentalité de la Playstation risque de s’installer en matière d’élimination », ajoute-t-il, évoquant la console de jeu de Sony. Il rappelle que ces frappes « n’ont aucun fondement légal » et « comportent le risque considérable de devenir des crimes de guerre ».

En France : le tournant de Hollande

En France, c’est en août 2013 que le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian signe un contrat d’achat avec les États-Unis pour importer seize drones Reaper de catégorie MALE (« Moyenne altitude, longue endurance »). Aujourd’hui la France en possède six - cinq basés à Niamey et un à Cognac (Charente) - dans une version non armée.

Vient alors 2015. Marquée par les pires attentats jamais commis en France (Charlie Hebdo le 7 janvier, l’Hyper Cacher le 9 janvier et le Bataclan le 13 novembre), cette année fut, de l’aveu même de François Hollande, « terrible et douloureuse ».

Les tueurs de la République par Vincent Nouzille, Fayard, Paris 2020.

Comme le notait le journal Capital : « Théâtre d’atrocités, berceau avec l’Irak des djihadistes, lieu de départ de centaines de milliers de réfugiés en direction de l’Europe en quête d’une vie meilleure, la Syrie a constitué le fil rouge de cette année sanglante. D’une crise à l’autre, François Hollande a conservé ses habits de chef de guerre endossés lors de l’intervention de l’armée française au Mali en janvier 2013, en intensifiant les frappes aériennes françaises contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak, tout en maintenant la pression au Sahel. »

Dans le livre-entretien Un président ne devrait pas dire ça..., François Hollande reconnaît avoir ordonné au moins quatre assassinats ciblés pendant son mandat, dont probablement celui du chef islamiste somalien Ahmed Abdi Godane en septembre 2014.

Le journaliste d’investigation Vincent Nouzille, auteur du livre Les tueurs de la République (Fayard, septembre 2020), confirme que le Président aurait ordonné l’exécution d’une quarantaine de djihadistes entre 2013 et 2016, dont huit Français (parmi lesquels Macreme Abrougui, tué par une frappe française en Syrie le 7 octobre 2016) et cinq autres tués dans des frappes ciblées grâce à des drones américains : David Drugeon, Charaffe El-Mouadan, Boubaker El Hakim, Salah Gourmat et Walid Hamam.

Notons par ailleurs qu’Abdelhamid Abaaoud, l’un des principaux organisateurs des attentats du 13 novembre, aurait lui-même été la cible d’une opération à la fin de l’été 2015, qui n’aurait finalement pas été menée à son terme pour éviter des dommages collatéraux parmi la population civile.

Macron intensifie les opérations

Dans sa livraison du Figaro Magazine du 26 septembre 2020, Vincent Nouzille revient sur « Comment Macron mène ses guerres secrètes » :

(...) Depuis son élection en mai 2017, il a endossé les habits de chef de guerre avec autant de détermination que son prédécesseur François Hollande. ‘C’est une lame froide’, confie un haut gradé militaire qui le côtoie.

(...) Au jour le jour, Emmanuel Macron suit les opérations en temps réel.

(…) Le Conseil de Défense, désormais hebdomadaire, se réunit parfois dans le PC Jupiter, dans les sous-sols de l’Elysée, d’où le Président peut à la fois déclencher le feu nucléaire et assister en direct aux opérations militaires, comme le raid Hamilton, les frappes aériennes en Syrie, dans la nuit du 13 au 14 avril 2018, suite à l’utilisation présumée d’armes chimiques par le régime de Damas..

Dès septembre 2017, Macron donne son feu vert pour que les drones Reaper puissent être, à l’avenir, dotés de bombes et de missiles. Résultat : « Les actions létales s’enchaînent à vive allure » et au Sahel, la « chasse aux scalps » prend de l’ampleur fin 2017.

Le 20 février 2019, la ministre Florence Parly annonce fièrement que les forces françaises de Barkhane et du Commandement des opérations spéciales (COS) ont « neutralisé » plus de 600 djihadistes depuis le début de l’opération, dont 200 pour la seule année 2018.

Le 21 décembre 2019, le premier Reaper armé français a tué sept djihadistes dans la région de Mopti, au Mali. Depuis, il ne se passe quasiment guère de semaine sans que les Reaper frappent des cibles au Sahel. Avec ces engins de guerre presque invisibles, Emmanuel Macron dispose d’un permis de tuer sans commune mesure avec celui de ces prédécesseurs. Il s’en sert sans aucun état d’âme.

A cela s’ajoute que Macron, souvent paralysé dans son action en France, aura envie « d’agir » avec éclat à l’international.

Il faut croire que l’ensauvagement du Président de la République est bien en marche !

Enfin, Vincent Nouzille arrive aux mêmes conclusions que les « Drone Papers » :

Ces éliminations successives de chefs sont censées désorganiser les groupes djihadistes. Mais il n’en est rien. Les chefs sont aussitôt remplacés. Leur guérilla s’intensifie et se répand dans les régions frontalières.

Conclusion

En clair, pour gagner la guerre, il faut d’abord se donner les moyens de gagner la paix. On attend avec impatience des drones juridiques et législatifs neutraliser les circuits financiers criminels des paradis fiscaux à dominance britannique qui blanchissent, aux yeux de tout le monde, l’argent du terrorisme et du narcotrafic...


Vincent Nouzille : "On dit qu’on ne fait pas d... par FranceInfo

Ce que prouvent les Drone Papers :

Résumant l’argumentaire développé dans les « Drone Papers », un article du Monde explique bien pourquoi ces opérations, au-delà de leur caractère illégal et non-éthique, ne peuvent que conduire au désastre.

  1. Obama valide chaque fois personnellement l’ordre de tuer ;
  2. Le nombre de frappes a été démultiplié sous sa présidence ;
  3. Les cibles sont essentiellement fixées à partir de renseignement électronique ;
  4. Les critères pour figurer sur la « kill list » sont très vagues ;
  5. « Capturer ou tuer » est devenu « tuer » ;
  6. « Exploitation et analyse » sont les parents pauvres des campagnes de drones ;
  7. Jusqu’à 90 % des tués ne sont pas des cibles préétablies ;
  8. Les frappes de drones durcissent les adversaires des Etats-Unis ;
  9. La vision réduite des drones réduit leur efficacité ;
  10. Le Pentagone multiplie ses bases en Afrique pour étendre le programme.

Michael Flynn, attaqué pour avoir critiqué la politique d’assassinats ciblés ?

Le général Michael Flynn.

Le général Michael Flynn, l’ancien chef de la DIA (les renseignements militaires américains), chassé en 2014 pour avoir dénoncé le déploiement par Obama de djihadistes contre les régimes perçus comme étant hostiles à Washington, a été une cible majeur dans l’affaire du Russiagate visant à destituer le Président Trump.

Interrogé par The Intercept, en 2015, Flynn avait répondu :

La Maison Blanche avait abandonné ses propres lignes de conduite. Le programme des drones ne consiste qu’à tuer. On ne capture plus les gens. (...) Aucune tentative n’a été réellement entreprise pour travailler avec des gouvernements locaux afin de créer les conditions de prétendues captures. On n’a jamais pris en compte les critères selon lesquels, pour être une cible légitime, l’individu doit poser une menace immédiate et imminente aux intérêts américains. (…) On avait tendance à dire : larguez une autre bombe par drone et publions le message qu’on a “tué Abou Bag al-Donuts", et on se fera plaisir pendant 24 heures. Et vous savez quoi ? Ça ne servait à rien. Cela faisait d’eux des martyres. Ça ne faisait que créer de nouvelles raisons pour nous combattre avec encore plus d’ardeur. (…) Toute notre politique étrangère au Proche-Orient semble se résumer à lancer des drones tueurs. (…) Ils sont fascinés par les possibilités qu’ouvrent les opérations spéciales et la CIA pour trouver un type dans un bled merdique au milieu du désert, et le dégommer en lui lançant une bombe sur la gueule.

Et de poursuivre : « On faisait trop confiance aux techniques du renseignement d’origine électromagnétique (SIGINT) ou à la surveillance d’individus par drones. »

Il donnait comme exemple le fait que quelqu’un, par exemple en Somalie, se sachant une cible de premier plan, pouvait décrocher son téléphone et dire, en langage codé : « Le mariage aura lieu d’ici 24 heures. »

Un tel évènement, rapporte Flynn, pouvait mettre tous les États-Unis et l’Europe en alerte rouge, bien qu’il s’agissait éventuellement d’un leurre. Le système SIGINT est facile à tromper. C’est pour cela qu’il doit être validé par d’autres types de renseignements, notamment le renseignement humain. Il faut bien s’assurer que la personne est réellement là où on croit qu’elle est, parce que ce n’est que son téléphone que vous avez dépisté.

D’ailleurs, une des choses constatées par l’audit est que dans la plupart des cas, on se contente de repérer le téléphone cellulaire et de diriger la frappe sur lui. C’est ainsi que, dans un grand nombre de cas, presque la majorité, beaucoup de civils innocents qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment sont tués. Immédiatement après, bien que l’on ait ignoré leur identité lors de la décision de frapper par drone, les victimes sont requalifiées en « combattants ennemis inconnus ». En d’autres termes, si vous trouviez à cet endroit, c’est que vous étiez un terroriste et il était donc justifié que vous soyez la cible du Président !


[1Double Down : Game Change 2012, par Mark Halperin et John Heilemann, Penguin Press, 2013.