Plans d’aide, plans de relance : un coup de bazooka pour rien ?

samedi 6 juin 2020, par Karel Vereycken

John Maynard Keynes serait ravi ! S’il y a une marché de niche qui semble reprendre des couleurs, c’est bien celui de la « planche à billets ». Si nous ne sommes pas hostiles à la création d’argent ex nihilo, nous insistons pour qu’elle se fasse non au service de « l’everything-bubble » (la bulle financière sur tout et n’importe quoi), mais au service de la création humaine : une « économie réelle » permettant à l’homme, grâce à la science et la technologie, d’aménager de façon plus intéressante et plus productive son espace de vie et son environnement. Si « le productivisme » (financier) est à combattre, la « productivité » reste l’amie de l’homme !

Or comme nous allons le démontrer ici, à ce jour, que ce soit en France, en Allemagne ou en Europe, faute d’un cap et de projets d’avenir clairs, les torrents de liquidités déversés ne prennent pas la bonne direction.

Sans économie dirigée, les plans de relance enrichiront les voleurs

LA THEORIE, mise en pratique depuis 2008, c’était que l’assouplissement monétaire (Quantitive Easing, QE) allait permettre aux banques de prêter de l’argent aux acteurs de l’économie réelle. Et, ceux qui allaient s’enrichir dans le processus, allaient dépenser aussitôt leurs profits et par « effet de ruissellement », enrichir toute la société.

Dans la REALITE, comme le dénonce l’ONG Positive Money, qui défend le fameux Quantitive Easing for People défendu par Jeremy Corbin, cela ne s’est pas produit pour deux raisons :

  1. Les banques, en faillite virtuelle depuis 2008, au lieu de prêter à des gens qui ont des projets mais pas d’argent, ont utilisé les liquidités qu’on leur a donné à bas coût pour maquiller leurs bilans comptables et pour se refaire une santé en jouant dans l’économie casino.
  2. Les riches n’ont pas dépensés les profits obtenus et le ruissellement, défiant les lois de la gravité, s’est fait du bas vers le haut !

Ce n’est pas l’ONG mais la Banque d’Angleterre, et l’agence de notation Standard & Poors, qui le constatent pour le QE britannique. Selon S&P, en Grande Bretagne les 10 % les plus riches possédaient 56 % des richesses en 2008, ils en possèdent 65 % en 2014. CQFD.

Europe

Au niveau européen, ça s’agite à tous les étages !

A. Banque centrale européenne : 1350 milliards d’euros

Ce jeudi 4 mai, la Banque Centrale Européenne (BCE) a annoncé un nouveau plan de rachat de dettes de 600 milliards d’euros, venant s’ajouter aux 750 milliards d’euros du Plan pandémie (Pandemic European Purchase Program – PEPP) lancé le 18 mars. Total : 1 350 milliards. Dans ce cadre, la BCE achètera essentiellement des bons du Trésor des Etats membres de l’UE, pas de façon directe, mais sur le marché secondaire, comme son statut l’y oblige. Cette disponibilité tous azimuts de la BCE à acheter des titres d’État a fait baisser les taux.

Puisque ceux qui les achètent peuvent les revendre immédiatement à la BCE, l’Italie trouve sans le moindre problème des acheteurs pour ses émissions obligataires. C’est ainsi qu’en avril et en mai la BCE a pu racheter la totalité des nouveaux emprunts émis par l’Italie. Toutefois, si l’effort est exceptionnel, il aura juste suffi à stabiliser la situation !

Car en réalité, les 750 milliards du PEPP lancé en mars , s’avéraient déjà insuffisants : avec 235 milliards déjà dépensés, le plan risquait l’épuisement en octobre, d’où la décision de l’augmenter. Cependant, selon les experts, même la hausse annoncée jeudi risque de ne pas suffire ! Si la BCE continue à la même vitesse, les 1 350 milliards seront épuisés en février 2021. D’ici là, soit l’économie aura rebondi et la Banque centrale pourra lever le pied, soit, et c’est plus probable, une nouvelle rallonge sera nécessaire pendant l’hiver...

Le journal Le Monde n’y voit que du bien : « Ces milliers de milliards d’euros ne sont pas des sommes abstraites, coupées de la réalité. En achetant la dette des Etats, la BCE fait baisser les taux d’emprunts. Cela permet aux gouvernements de se financer à bas prix, et donc de payer pour le chômage partiel, les nombreuses aides sociales et les plans de relance actuels (…) Par ailleurs, l’institution intervient aussi auprès des entreprises, en achetant des obligations et des prêts de trésorerie (’commercial papers’). Cela permet à ces sociétés de se financer à bas coûts. ». Ce que le journal oublie de dire, c’est que ce programme fait aussi grimper le prix des actifs financiers et donc le patrimoine de ceux qui en détiennent...

Ces achats dans le cadre du Plan pandémie seront prolongés jusqu’à la fin juin 2021, alors qu’ils devaient initialement arriver à échéance fin 2020.

Les achats d’actifs par la BCE, en grande majorité des bons du Trésor des pays européen.

Soulignons que ce PEPP se surajoute au programme déjà existant d’achat d’actifs (Asset Purchase Programme – APP) : depuis fin 2019, la BCE achète déjà 20 milliards d’euros d’actifs par mois aux banques, et ceci dans le cadre de quatre programmes spécifiques :

  1. Programme d’achat de titres adossés à des actifs (Asset Backed Securites Purchase Program ou ABSPP) ;
  2. Programme d’achat de titres du secteur privé (Corporate Sector Purchase program ou CSPP) ;
  3. Programme d’achat d’obligations sécurisées (Third Covered Bond Purchase Program ou CBPP3) ;
  4. Programme d’achat de titres du secteur public (Public Sector Purchase Program ou PSPP).

Fin mai 2020, le total cumulé de ces actifs acquis par la BCE atteignait 2 860 milliards d’euros (voir graphique). Plus personne semble se rappeler que, lorsque le chiffre des 2400 milliards d’euros fut atteint, la BCE avait annoncé, en constatant que le monde était sorti de la crise, de cesser ses achats. progressivement à partir du 14 juin 2018. Mais, ça, c’était hier.

Aujourd’hui, l’institution de Francfort annonce qu’elle entend conserver les dettes qu’elle achète sur les marchés « au moins jusqu’à fin 2022 ». Concrètement, il s’agit d’une « monétisation » de la dette : c’est la monnaie, créée par la BCE, qui finance les Etats, et non plus les investisseurs privés.

B. Le Plan ou « fonds » de relance Merkel-Macron : 750 milliards d’euros

Le 27 mai est supposé rester dans les mémoires comme un tournant dans l’histoire. Dans un revirement historique, face à la menace imminente d’une dissolution de l’UE et de l’euro qu’a fait apparaître le verdict de la Cour constitutionnel de Karlsruhe, la chancelière allemande a fini par accepter le fameux « saut quantique » dont nous parlait Jacques Attali : l’Allemagne (bien que l’UE ne soit pas un Etat et n’ait pas de véritable banque centrale), accepte une première forme de mutualisation des dettes !

Le sujet est sur la table : la Commission européenne, c’est du jamais vu, ambitionne de lever 750 milliards d’euros sur les marchés. C’est elle qui les distribuera ensuite directement aux Etats et/ou régions, en partie sous forme de dotations et subventions (500 milliards) et en partie sous forme de prêts (250 milliards).

Immédiatement, les pays « frugaux » (Pays-Bas, Autriche, Danemark, Suède…) ont fait savoir leurs objections. Hors de question pour eux d’accorder autre chose que des prêts ; et, qui plus est, obligation de les conditionner à des réformes structurelles envers les pays « cigales », c’est-à-dire bénéficiaires.

L’Italie pourrait recevoir jusqu’à 81,8 milliards d’euros, l’Allemagne 28,8 et la France 38,8 (voir graphique). Les prêts seraient à très long terme et remboursés grâce à la contribution de chaque pays membre, fixées en fonction de son PIB et non en fonction de ce qu’il a reçu.

Ce grand plan européen de relance M&M devra être finalisé lors du prochain Conseil européen. Si beaucoup d’éléments restent à préciser, notamment l’éligibilité des projets, soyons clairs : il s’agit d’un pas supplémentaire vers un « budget » européen et vers l’effacement programmé des Etats-nations souverains..

C. La Banque Européenne d’Investissement (BEI) : 200 milliards d’euros

Le 26 mai, le Conseil d’administration de la Banque européenne d’investissement a approuvé la structure et le mode opératoire du nouveau Fonds de garantie paneuropéen. La création du Fonds a été approuvée par le Conseil européen le 23 avril dans le cadre du programme global prévu par l’UE pour faire face à la pandémie de COVID-19. Elle permettra au groupe BEI d’accroître son appui, principalement en faveur des petites et moyennes entreprises européennes, par la mise à disposition de financements supplémentaires de 200 milliards d’euros maximum.

Le plan de relance français : 40 milliards d’euros

Alors qu’un premier « plan d’urgence » avait déjà débloqué 110 milliards et 300 milliards d’euros en garanties de prêts pour les entreprises, le 4 juin, le gouvernement a annoncé son « plan de relance » dans le cadre du nouveau Projet de Loi de Finances Rectificatif (PLFR).

Il mobilisera donc, pour faire repartir l’économie française, 40 milliards d’euros supplémentaires. Au total, pour répondre à cette crise historique qui devrait afficher une baisse d’au moins 11 % du PIB français cette année, Le Maire s’est donc engagé, à ce que l’Etat mette, au global, 450 milliards d’euros sur la table, en « mesures de trésorerie et budgétaires » – soit « l’équivalent de 20 % de notre richesse nationale ».

Suite à l’annonce du 4 juin, 18 milliards devront enfin arriver pour le secteur du tourisme, 8 milliards pour l’automobile, tandis que des aides indispensables pour l’aéronautique et le petit commerce seront précisées la semaine prochaine. Enfin, le gouvernement annonce vouloir engager 550 millions d’euros dans l’innovation industrielle et la recherche jusqu’en 2025, pour appuyer la « reprise ».

Gérald Darmanin, le ministre des Comptes publics (et accessoirement candidat aux élections municipales de Tourcoing) annonce que « la situation est sous contrôle »… alors que le déficit public va atteindre les 11,4 % et la dette publique 120,9 % !

Pas de reprise sans crédit public ! A lire absolument : notre feuille de route 2020 : https://solidariteetprogres.fr/nos-actions-20/reparation-reconstruction.html

L’Allemagne : 130 milliards d’euros

Le 3 juin, Berlin a annoncé pour sa part un plan de 130 milliards d’euros de relance sur deux ans (2020-2021). Frappé par la différence avec le plan de relance en France, le patron du Medef Geoffroy Roux de Bézieux a immédiatement demandé que « très rapidement » on annonce un équivalent français et qu’on fasse « un effort sur l’offre et la demande ».

Parmi les mesures décidées par le gouvernement allemand :

  • Baisse temporaire de la TVA, qui passera de 19 % à 16 % pour le taux normal, et de 7 % à 5 % pour le taux réduit, afin de relancer la consommation en avantageant les revenus les plus faibles ;
  • Mesures pour l’automobile : la baisse de la TVA encouragera les achats de tous les véhicules, diesel et essence compris, en particulier les grosses berlines, ce qui profitera aux constructeurs allemands. La prime, financée par l’Etat, pour l’achat d’un véhicule électrique, doublera ; passant de 3 000 à 6 000 euros. L’Etat financera les infrastructures de recharge ;
  • L’Etat garantira, pour 2020 et 2021, un prix fixe au kwh, pour les foyers comme pour les entreprises. Cela veut dire que l’Etat allemand, qui s’obstine à fermer ses centrales nucléaires, prendra à sa charge le surcoût énorme exigé par les producteurs d’énergie « renouvelable » ;
  • Cette mesure s’ajoute aux 25 milliards d’euros d’aides attribuées au PME/PMI, y compris les hôtels, restaurants et bars forcés de rester fermés ;
  • Une allocation de 300 euros par enfant pour les familles ;
  • Les artistes, le monde de la culture et les travailleurs indépendants du secteur événementiel, durablement affectés, seront soutenus ;
  • Un plan d’aide conséquent aux communes, gravement frappées par l’effondrement des recettes de la taxe professionnelle liée à la fermeture des entreprises. « Deux tiers des investissements publics sont réalisés par les communes », a rappelé le ministre des Finances, Olaf Scholz, qui a obtenu qu’on allège une partie des charges pesant sur les communes liées aux allocations-chômage et veut leur donner de la marge pour la rénovation des infrastructures ;
  • Dans le paquet, 50 milliards d’investissement « en faveur de la protection de l’environnement et du numérique », selon les mots d’Angela Merkel. Pour le SPD, hors de question de faire du transport « tout électrique ». Du coup, 7 milliards d’euros seront alloués au combustible hydrogène pour le secteur de l’automobile, cela étant considéré comme une alternative neutre en carbone et aux batteries polluantes. Merkel y a ajouté « l’informatique quantique » et l’IA.

Comme le précise Le Monde, ce projet de relance « a réussi la gageure d’être ambitieux, tout en évitant de donner l’impression de financer l’économie du passé. Si les écologistes trouveront sans doute que les mesures en faveur de l’environnement ne vont pas assez loin, le plan aborde des sujets depuis longtemps en souffrance dans l’économie allemande : les inégalités territoriales croissantes entre le nord et le sud du pays, le vieillissement de nombreuses infrastructures locales et le retard accumulé en termes numérique et sur les innovations de rupture. Délivré temporairement du carcan de l’équilibre budgétaire, l’Allemagne pourrait, à la faveur de la crise, amorcer un effort concerté de modernisation, qui avait cruellement fait défaut ces dernières années ».

Conclusion

Il est certain que les 130 milliards d’euros mobilisées par l’Allemagne, représentent un effort bien plus conséquent que ce qui est prévu en France. Bien qu’aucun retour au nucléaire civil ne soit à l’ordre du jour en Allemagne, investir 50 milliards d’euros, dont 7 milliards dans l’hydrogène et le reste dans l’informatique quantique pour « protéger l’environnement et le numérique », a bien plus d’allure que les 550 millions prévu pour « la R&D et l’innovation industrielle » en France.

Un chiffre si misérable (550 millions sur 450 milliards d’euros mobilisés, cela fait 0,01 % !) révèle bien que le choix d’un plein retour à une société industrielle n’est pas fait chez nous !

Or il est illusoire de croire qu’on puisse retourner à une France tirant son revenu exclusivement du tourisme de masse, d’une finance spéculative mondialisée et de services de moins en moins adossés à à l’économie réelle et surtout industrielle. De notre industrie, on a laissé faner les fleurons, ou pire : on les a offert à bas pris au moins offrant !

Dès 1997, Jacques Cheminade avait présenté un « Plan de relance par le crédit productif ». Lors de sa campagne présidentielle en 2017, il avait publié son projet, qui reste la meilleure réponse à la crise : investir 100 milliards d’euros par an, afin de créer 5 millions d’emplois sur cinq ans, avec un véritable Etat Stratège.

Aujourd’hui, Solidarité et progrès publie sa Feuille de route 2020 : Soyons résolus de ne plus servir l’oligarchie : Réparation, reconstruction, refondation. A mettre entre toutes les mains