Covid-19 : l’UE rongée par sa propre gangrène financière

vendredi 3 avril 2020

Chronique stratégique du 31 mars 2020 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Soudain, la pandémie de Covid-19 s’étendant sur notre continent, les plaies de l’Union européenne sont réapparues béantes et plus vivaces que jamais. Et, alors que dans le monde une solidarité et une coopération s’organisent sous l’impulsion de la Chine, la Russie, Cuba, etc, le sommet du Conseil européen du 26 mars s’est conclu dans les divisions et les ressentiments. Pour sortir de cette impuissance affligeante, l’Europe, berceau de l’humanisme et de la république, va devoir briser les chaînes qui la lie à la finance prédatrice de la City de Londres.

« A quoi sert l’Europe aujourd’hui ? Aucune coordination des pays européens ; les frontières se ferment, on se bat pour obtenir des masques ; (…) et on est obligé de faire un pont aérien avec la Chine ! Nous ne sommes pas un pays du Tiers-monde, dans la zone économique européenne ! » a lancé Christophe Prudhomme, le porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France, dans un coup de colère résumant aussi bien sa naïveté que la réalité de la situation européenne.

Plus que jamais, la question se pose de savoir comment les économies européennes vont pouvoir survivre au confinement d’une grande partie des populations et à l’arrêt brutal de l’activité que cela a induit. Et il est clair que l’immense péril économique qui se profile devant nous ne pourra pas être affronté dans le cadre de cette UE, qui a été conçue depuis l’Acte unique de 1987 comme une courroie de transmission du système financier dérégulé et prédateur anglo-saxon. Après avoir effacé depuis 40 ans la prééminence des États pour faire triompher les marchés, après 63 appels à la réduction des budgets de la santé, et après avoir enterré le rapport de prévision pandémique de Michel Barnier, l’UE redécouvre l’utilité d’un État providence.

La Tour de Babel européenne tremble de tous ces membres

Toutes les divisions et dissensions, qui avaient été mises sous le tapis suite aux crises des dettes des années 2010, sont brutalement remontées à la surface. Le constat est fait, y compris par ceux qui ont été les artisans de la construction européenne. L’ancien président de la Commission Jacques Delors, amer, a averti au lendemain du Conseil européen que le manque de solidarité fait « courir un danger mortel à l’Union européenne ».

Le vendredi 20 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé le déclenchement de la « clause dérogatoire générale ». Cette clause, après le feu vert accordé par les 27 ministres des Finances et le Conseil européen, entraîne la suspension de toutes les règles budgétaires de l’UE, afin de permettre aux États membres de dépenser autant qu’ils le veulent pour lutter contre le coronavirus. Avant tout, c’est la fameuse barre à hauteur de 3% du PIB pour le déficit public qui sera levée. Ce qui permettra aux États de voler au secours des populations et des entreprises.

C’est pourtant bien autour des dogmes budgétaires qu’est réapparu, lors du Conseil européen du 26 mars, la fracture entre les pays du Sud et les pays du Nord. D’un côté, les pays du Sud – autrefois cyniquement nommés les « PIIGS », pour Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne –, rejoint par la France, la Belgique et la Slovénie, appellent à la mutualisation des dettes à travers les « coronabonds », c’est-à-dire l’émission — une première —, par une institution européenne ou par le MES (Mecanisme européen de stabilité), d’obligations à long terme permettant de financer la relance post-confinement. Proposition rejetée catégoriquement par les pays du Nord, emmenés par l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche (qui ont des conditions d’emprunt plus favorables que les pays du sud). Pour eux, pas besoin d’inventer des nouveaux types d’obligations, il suffirait d’activer le mécanisme existant du MES. Ce fond, créé en 2012 pour « sauver » la zone euro, mettrait 410 milliards à disposition des pays sous forme d’aides accordées en contrepartie de plans drastiques d’austérité. Ce qui reviendrait à administrer une saignée à un cheval se vidant déjà de son sang.

Au lendemain du sommet du 26 mars, Emmanuel Macron et le Premier ministre italien Giuseppe Conte ont fait front commun. « La France se tient aux côtés de l’Italie, a déclaré le président français. (…) Nous n’allons pas dépasser cette crise sans une solidarité européenne forte, au niveau sanitaire, mais aussi budgétaire. L’Union européenne, la zone euro, se résume[-t-elle] à un ensemble de règles qui permettent à chaque État d’agir seul ? Ou alors on agit ensemble pour financer nos dépenses, nos besoins, au cœur de cette grande crise ? Je souhaite qu’on fasse pleinement le choix de solidarité ». Une belle parole qui aurait mérité l’envoi de quelques équipes de médecins pour épauler leurs confrères italiens. De son côté, Conte a mis en garde : « L’ensemble de la construction européenne risque de perdre sa ’raison d’être’. L’inertie laisserait le coût immense d’une économie dévastée à nos enfants ».

Quand la « rigueur » ne cache plus le malthusianisme

Partout à travers l’Europe, les serviteurs de la doxa néolibérale se démènent pour faire accepter comme une nouvelle « normalité » l’idée qu’il faille trier, non pas entre les bonnes et les mauvaises dettes qu’il faut enterrer, mais entre ceux méritant de vivre et ceux envoyés au cimetière. Parmi ceux-là, on trouve les dirigeants néerlandais, qui ont fait le choix dans leur pays de « l’immunité collective », c’est-à-dire de laisser la plus grande partie possible de la population contracter le Covid-19 afin de (prétendument) pouvoir résister à la seconde offensive du virus. Une barrière immunitaire obtenue à faible coût financier mais aussi grâce à un nombre de morts conséquent. Choix assumé de faire mourir des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes âgées.

C’est ainsi que le Premier ministre néerlandais Mark Rutte et son ministre des Finances Wopke Hoeskra ont émis de fortes critiques à l’encontre de l’Italie et de l’Espagne (et implicitement la France), les jugeant « incapables de maîtriser leurs finances ». Wopke Hoekstra a même suggéré l’ouverture d’une enquête européenne pour déterminer pourquoi certains États membres n’ont pas de marge budgétaire pour affronter la crise sanitaire. Ces critiques ont suscité une grande indignation. Le Premier ministre portugais Antonio Costa a qualifié Hoekstra de « répugnant », et en Italie, de nombreux appels ont été fait au boycott des produits néerlandais.

En Espagne, le scandale a été amplifié par la publication d’une tribune dans le quotidien El Espanol. Frits Rosendaal, un professeur d’épidémiologie néerlandais, y affirme que la raison pour laquelle les hôpitaux espagnols et italiens sont dépassés est qu’ils ne refusent pas l’accès aux plus vieux aux unités de soins intensifs (USI) et de réanimation. « En Italie, la capacité en USI est gérée très différemment. Là-bas, ils incluent des gens que nous n’inclurions pas car elles sont très vieilles. Les plus vieux ont une place très différente dans la culture italienne », écrit Rosendaal.

Le rapprochement entre cette vision pro-euthanasie et les leçons de « bonne » gestion budgétaire des dirigeants néerlandais n’a échappé à personne. Tout en évoquant les cas de deux Espagnols très âgés – l’un de 106 ans et l’autre de 84 ans – ayant quitté l’USI après avoir vaincu le virus, Anatolio Diez Merino, le dirigeant de l’Association espagnole des retraités de la Fédération nationale du travail (UGT), n’a pas hésité à comparer cette façon de pensée à celle des Nazis. « L’Europe du Nord ne laissera rien entraver l’empressement à accumuler l’argent de ceux qui les payent », a-t-il déclaré.

Perdre une personne âgée, ce n’est pas seulement perdre une personne ’trop âgée’ ; c’est perdre une expérience, une connaissance, poursuit Diez Merino. C’est perdre notre histoire vivante ; (…) c’est briser la chaîne de communication intergénérationnelle, la chaîne de la vie, et si nous perdons tout cela ou si nous l’oublions, nous faisons partir en fumée des années de lutte, d’apprentissage et d’expérience de vie.

En France, plusieurs voix se manifestent pour propager cette banalisation du triage humain, y compris parmi les responsables du secteur de la santé. Suite aux propos du directeur général de l’AP-HP Martin Hirsch, que nous avions évoqué dans notre chronique du 17 mars, Karine Lacombe, cheffe du service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine, Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine de l’université Paris-Saclay, ainsi que l’éminent professeur Axel Kahn, ont affirmé qu’il ne fallait pas accueillir les vieux dans les USI.

Heureusement, la résistance s’organise. Le Pr Christian Perronne a notamment lancé un appel contre le triage des malades, rejoint ensuite par nombreux de ses collègues.

Disons-le crûment : cette vision comptable de la vie humaine est la même qui avait été appliquée en Allemagne nazie, à travers la politique économique « schachtienne » (du nom du ministre nazi de l’Économie Hjalmar Schacht), qui avait aboutit, dans sa forme extrême, et ceci pour permettre à Hitler de payer sa dette et garder des bonnes relations avec la Banque des règlements internationaux (BRI), à la logique cynique et criminelle des camps de concentration. Nous devons la rejeter catégoriquement, temps de crise ou pas.

Vous venez de lire notre chronique stratégique « Le monde en devenir ». ABONNEZ-VOUS ICI pour la recevoir sans limitation. Vous aurez également accès à TOUS les dossiers de ce site (plus de 400 !)...